Littérature

Syrie : les mots au-delà des ruines

Journaliste

La grande force de la littérature, c’est que ni la guerre, ni la violence, ni la répression ne parviennent à la museler. Ainsi la littérature syrienne, dont quelques fulgurances sont récemment parvenues en France. Mustafa Taj Aldeen Almosa et son recueil de nouvelles fantastiques, La Peur au milieu d’un vaste champ, et Mamdouh Azzam, avec un roman en milieu druze, L’Échelle de la mort, tous deux chez Actes Sud, nous donnent l’occasion de découvrir cette scène littéraire à l’effervescence nouvelle.

La littérature syrienne connaît une effervescence nouvelle alors que le pays est toujours en proie à une situation dramatique. En atteste la présence remarquée cet hiver d’écrivains syriens dans les programmes des éditeurs français dont, parmi les plus talentueux, Mustafa Taj Aldeen Almosa et son recueil de nouvelles fantastiques, La Peur au milieu d’un vaste champ, et Mamdouh Azzam, avec un roman en milieu druze, L’Échelle de la mort, tous deux dans la collection Sindbad chez Actes Sud.

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« Un rat pâle avait pu se glisser là par le robinet. Fourbu, il venait d’essuyer une goutte d’eau tombée sur son museau, alors qu’il s’extirpait du robinet. Il contempla le lieu un instant mais il soupçonnait instinctivement l’ambiance de ce sous-sol et ne put en apprécier ni l’odeur ni le noir qui y régnaient. La pluie qui avait ruisselé abondamment dans les rues pendant la nuit l’avait empêché de poursuivre son trajet. Il avait décidé malgré lui de passer la nuit dans le premier asile qu’il trouverait inoccupé. “Mais où suis-je ?”, se demanda-t-il avec nostalgie. »

Ces lignes sont extraites d’une des nouvelles réunies dans La Peur au milieu d’un vaste champ, de Mustafa Taj Aldeen Almosa. Certaines caractéristiques peuvent y être relevées : le fantastique (le rat doté d’un logos), l’atmosphère mortifère (le sous-sol, le noir), un parfum d’exil, une écriture subtile (« un rat pâle »), bien servie par la traduction. Ce sont là quelques traits emblématiques de ce livre très impressionnant signé par l’un des nouveaux représentants de la littérature syrienne.

Mustafa Taj Aldeen Almosa est né en 1981 dans la province d’Idlib, une des régions martyres de la Syrie, aujourd’hui au bord de la catastrophe humanitaire. Contraint de fuir – il vit aujourd’hui à Istanbul –, il fait partie de ces millions de personnes qui ont dû s’expatrier au Liban, en Jordanie, en Turquie ou en Europe, dont de nombreux écrivains. Après une période où la censure s’est avérée moins efficace en Syrie, dans les années 2000, grâce aux nouvelles technologies, qui a vu se développer un mouvement appelé « la littérature contre l’oubli », on assiste aujourd’hui à une effervescence littéraire due à l’exil. D’où, en France notamment[1], un regain d’intérêt pour les auteurs syriens.

Mustafa Taj Aldeen Almosa fait paraître depuis 2012 des nouvelles dont les éditeurs arabes se trouvent hors de Syrie, comme c’est le cas pour la plupart de ses compatriotes. Beyrouth reste une place centrale, mais Mustafa Taj Aldeen Almosa est aussi publié aux Émirats et à Milan, où s’est installée une maison d’édition qui compte désormais dans la diffusion de la littérature arabe. Le volume traduit aujourd’hui dans la collection Sindbad, chez Actes Sud, La Peur au milieu d’un vaste champ, résulte d’un choix opéré par l’auteur lui-même, très prolifique, parmi les nouvelles des six recueils déjà à son actif. Ce qui donne, en 32 nouvelles, un riche panorama de son talent.

Mais revenons à celle où apparaît le « rat pâle », intitulée « Un sous-sol humide pour trois artistes ». Les artistes en question, « aux visages revêches », se méprisant les uns les autres, occupent un sous-sol tapissé d’une épaisse poussière pour exercer leur art. Drôle d’art. Le premier a peint une jeune fille nue, assise dans un réfrigérateur, transie. Le deuxième, une oreille sur une bougie. Le dernier, un homme mutilé d’un bras. Deux êtres en souffrance et une absurdité. Or, ces sujets représentés sont vivants et demandent de l’aide au rat.

Interprétation possible : ces « artistes » peignent des tableaux qui sont des prisons où règnent l’arbitraire et la torture. Autrement dit, ils ne font qu’un avec le régime barbare au pouvoir. Même si La Peur au milieu d’un vaste champ (un titre à lui seul éloquent) est tout imprégné de la tragédie syrienne, Mustafa Taj Aldeen Almosa l’évoque de façon métaphorique, la mue en matière cauchemardesque à travers moult visions inquiétantes ou terrifiantes, lui donne une dimension universelle au fil de récits puissamment fictionnels. Ceux-ci suscitent l’effroi mais convoquent aussi le surnaturel et souvent une forme d’humour noir ou d’ironie grinçante.

Il y a un sens du jeu dans les nouvelles de Mustafa Taj Aldeen Almosa, qui tient beaucoup à leur dimension fantastique.

La nouvelle intitulée « Le jour où j’ai abusé des bienfaits du bonheur éternel » semble commencer de façon réaliste : « À l’université, en l’espace de quelques jours, beaucoup de nos amis ont été jetés en prison car nous avions tous manifesté (…) en faveur de la liberté… » En fait, c’est un défunt qui s’exprime à propos d’une méprise absurde et dramatique sur son identité et sur celle de sa bien-aimée. Certaines allusions à la situation politique sont directes – bien que toujours fugaces – comme ici : « Mais moi, comme tout le monde, je ne connais qu’un seul combat dont le commandant est sorti vainqueur : c’est celui qu’il a mené contre le peuple… » Cette citation est extraite de la nouvelle qui clôt l’ensemble, intitulée « La liste des décédés ».

Si, précisément, l’on devait tenir la liste des décédés contenus dans La Peur au milieu d’un vaste champ, celle-ci serait longue. La violence y est phénoménale. On y meurt sous les balles, les missiles, la torture, par suicide, empoisonnement, ou de manière non élucidée. Les morts abondent, mais dans des états divers et inhabituels. Souvent, leur conscience perdure post-mortem. Alors ils témoignent de ce qui leur est arrivé ou d’un voyage vers l’au-delà (sur le balai d’une sorcière, par exemple). Des corps se réifient, se transforment en statue. Ou bien encore, comme le dit le titre d’une nouvelle, des trafiquants se livrent à un partage entre « des cadavres avares et des cadavres généreux » en fonction du parti qu’ils en tirent.

D’autres personnages étranges, aux confins du monde réel et des limbes, habitent ce recueil. Tel « le Sniper », de la nouvelle éponyme, décrit ainsi : « Ses traits étaient brouillés comme ceux d’un fantôme dépourvu du pouvoir de parler ». Et puis il y a les femmes, toute une galerie de femmes plus belles les unes que les autres. Elles portent des vêtements qui les mettent en valeur, aucune n’est entièrement recouverte de tissu, sinon sous la forme d’une métaphore. Comme dans « La Belle au wagon dormant », où une ville froide, visitée par le narrateur pris d’« une terrible nausée », lui évoque « une femme portant un niqab ». Mais si elles sont séduisantes, attractives, elles ne sont pas vraiment actives, encore moins dominatrices, et plusieurs subissent le sort de « mortes amoureuses »…

Pour autant, le ton général échappe au macabre ou au lugubre. Il y a un sens du jeu dans les nouvelles de Mustafa Taj Aldeen Almosa, qui tient beaucoup à leur dimension fantastique. Ce genre permet d’introduire des éléments d’étrangeté dans des situations quotidiennes ou d’inverser les choses– on le sait depuis Kafka et sa Métamorphose – pour désigner le banal lui-même comme hors-norme. Or, quoi de plus prosaïque et pourtant extra-ordinaire que la réalité de la guerre ou celle d’une ville en état de siège sous les bombes ?

Le fantastique permet aussi d’instaurer une distance avec l’horreur. On relève, à ce titre, de très belles idées. Comme un néflier, planté à l’endroit où a été enterré naguère le cordon ombilical du narrateur, et dont les branches cassées doivent être pansées pour que la main blessée de celui-ci soit guérie (« Une demi-heure d’agonie »). Ou, apparaissant dans plusieurs nouvelles, ces êtres (purs esprits ou prompts à s’incarner) qui habitent des tableaux, dont certains s’extraient pour investir la réalité (?) puis y retournent en reprenant la pose, constituant une communauté libre ou captive, c’est selon.

Le sens du jeu vient aussi de la tension que parvient à instaurer l’auteur dans ses nouvelles. Les siennes sont brèves, certaines ne dépassent pas deux pages. Elles regorgent d’une énergie qui trouve son point d’orgue dans une chute chaque fois percutante. Mustafa Taj Aldeen Almosa s’impose déjà comme un maître du genre.

L’Échelle de la mort, roman magnifique paru en 1989 en Syrie, constituait un brûlot pour les cheiks de la communauté druze.

C’est aussi un texte compact d’un autre écrivain syrien, un court roman en l’occurrence, que Farouk Mardam Bey publie simultanément dans sa collection Sindbad : L’Échelle de la mort, de Mamdouh Azzam, dont c’est le premier livre traduit en français. Né en 1950, figure importante de la scène littéraire en Syrie, il continue à vivre dans la région druze au sud du pays dont il est originaire et où s’ancrent tous ses romans. L’Échelle de la mort met en scène le meurtre d’une jeune femme, Salma, par son oncle, Sayyâh Dhîb, sous la férule de qui elle a grandi après la mort de son père.

Son crime : avoir voulu fuir avec le jeune homme qu’elle aime bien qu’elle soit mariée avec Saïd. Celui-ci lui a infligé des rapports sexuels incessants et brutaux avant d’émigrer au bout d’un an sans projet de retour. Le meurtre de Salma, décidé par son oncle mais exécuté par ses tantes, a suivi un mode original – l’ingestion sur la durée de bris de verre introduits dans sa nourriture alors qu’elle est tenue cloîtrée – à la hauteur du déshonneur que sa « faute » constitue.

« Pour la première fois (…), elle n’avait aucune envie de manger, le plat placé devant elle dégageait une odeur répugnante de viande crue. C’était l’odeur du sang, son propre sang, pourtant, elle ne le voyait pas, car la pièce, basse de plafond, était obscure, et la lumière n’y pénétrait que par quelques minces fentes de la fenêtre obstruée ».

L’Échelle de la mort s’avère d’une construction savante et machiavélique. Le roman avance par capillarité, d’un personnage l’autre, bousculant la chronologie, pour finir là où Salma est châtiée : il s’achève par le récit des seules semaines de bonheur qu’elle aura connues au cours de sa vie brève, aux côtés d’Abdelkarim, son amoureux. Entretemps, le lecteur aura pénétré dans la société pas toujours reluisante qui établit l’échelle des valeurs morales condamnant à mort, et où s’épanouissent les troubles secrets des membres de la famille de Salma qui ont autorité sur son existence. « Elle avait rompu les liens les plus sacrés, déçu les siens, saigné leur honneur, enfoncés leur tête dans la boue. Lorsque la police la ramena, les échos du scandale se répercutaient déjà partout dans le djebel. »

Ce roman magnifique paru en 1989 en Syrie constituait un brûlot pour les cheiks de la communauté druze qui ne s’y sont pas trompés et lui ont réservé un accueil hostile. Ils sont même allés jusqu’à interdire à la circulation un autre roman de Mamdouh Azzam, celui-ci ample et volumineux, considéré comme l’une des pièces maîtresses de la littérature syrienne de ces dernières décennies. Son titre : Le Château de pluie. La lecture saisissante de L’Échelle de la mort ne peut qu’en faire espérer une traduction prochaine.

Mustafa Taj Aldeen Almosa, La Peur au milieu d’un vaste champ et autres nouvelles, traduites de l’arabe par Amal Albahra en collaboration avec Patrick de Bouter, Actes Sud, « Sindbad », 204 pages

Mamdouh Azzam, L’Échelle de la mort, traduit de l’arabe par Rania Samara, Actes Sud, « Sindbad », 102 pages


[1] Outre Actes Sud, Flammarion publie Le Dernier Syrien, un roman d’Omar Youssef Souleimane qui, lui, écrit directement en français.

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

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Notes

[1] Outre Actes Sud, Flammarion publie Le Dernier Syrien, un roman d’Omar Youssef Souleimane qui, lui, écrit directement en français.