Littérature

Précipité de temps circulaire – à propos de La Réponse à Lord Chandos de Pascal Quignard

Écrivain

Avec La réponse à Lord Chandos, Pascal Quignard imagine quelle réponse Francis Bacon ferait à la lettre d’un certain Lord Chandos, publiée en 1902 par l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal, en proie à une désillusion terrible vis-à-vis de l’amour et du mariage. Quelques décennies plus tard, en 1978, le puissant écho que cette lettre trouva en Quignard le poussa à en imaginer la réponse. Et c’est près de 40 ans après que ce texte paraît en librairie, comme un témoignage a posteriori des premières fulgurance de l’auteur.

Les lettres ne sont pas toujours ouvertes : privées ou non, il arrive qu’elles soient lues des siècles après leur expédition. Il est plus rare que la réponse qu’elles appelaient ait précédé leur ouverture. Le temps alors se fait circulaire et c’est bien ce dont Pascal Quignard joue dans La Réponse à Lord Chandos, un bref précipité de pensée qui se publie en marge du monumental Dernier Royaume (dix volumes depuis la parution du premier, Les ombres errantes (2002), une fois le fondateur Vie secrète (1997) réintroduit dans la série).

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À sauts et à gambades mais sans jamais lâcher sa cible des yeux, ce mince volume passe des mains d’Emily Brontë refusant un beau jour de ne plus jamais paraître socialement à un premier Lord Chandos, chez qui Georg Friedrich Haendel composa en 1717-1718 les onze Chandos Anthems, puis à un second Lord Chandos, ancêtre du premier qui aurait donc écrit à son maître le philosophe Francis Bacon une lettre datée du 22 août 1603. Cette lettre célèbre ne fut décachetée en public qu’en 1902, lorsque Hugo von Hofmannsthal la publia peu après avoir traversé, précise Quignard, une « terrible dépression nerveuse liée à l’amour et au mariage » qui dura « une année et demie. »

La Réponse à Lord Chandos a la qualité d’être, au sens chimique du terme, un précipité de la pensée littéraire à l’œuvre chez Quignard.

Si l’on ne sait précisément ni quand, ni où ni comment Francis Bacon reçut cette longue missive d’outre-tombe, il n’en reste pas moins que le savant y répondit près de deux années plus tard, le 23 avril 1605. Cette réponse paraît aujourd’hui seulement en librairie, alors même qu’elle fut inventée ou du moins qu’elle commença de sortir des limbes dès 1978 sur la table de Pascal Quignard à peine rescapé « d’une nouvelle dépression qui vint, elle aussi, prendre toutes ses aises dans les longues nuits que seul sait inventer l’hiver ».

Le mince ouvrage qui l’inclut et porte son titre touche à la fulgurance, à une forme d’épure qui n’est pas sans entretenir un autre type de correspondances avec un petit traité tout aussi limpide paru chez Galilée également, mais en 2008 : Boutès, variations musicales autour de la figure de celui-là seul qui, à l’approche de l’île aux sirènes, ni ne s’enfonça de la cire dans les oreilles, ni ne se fit attacher au mat, mais se laissa envahir par cette musique d’avant la musique orphique, c’est-à-dire socialisée – et, sans surprise, plongea : « Boutès est le Plongeur. Il faut penser Boutès comme ce plongeur qu’on peut voir au dos d’un sarcophage dans le sous-sol du petit musée de Paestum face à l’île de Capri. On reste stupéfait dans le coin de cave derrière l’escalier, dans l’ombre ou la fraîcheur, tant le petit corps nu, net, sexué, sombre, semble déterminé alors qu’il s’élance dans la mer Tyrrhénienne et la mort. »

Aux yeux du lecteur singulier que je suis, Boutès est l’un des sommets de l’œuvre : une flèche allant droit au cœur de sa cible, serait-ce là encore à sauts et à gambades apparents (la logique du récit est interne, et n’éprouve nul besoin de se justifier). La Réponse à Lord Chandos a la même qualité d’être, elle aussi, et au sens chimique du terme, un précipité de la pensée littéraire à l’œuvre chez Quignard, si tant est que l’on puisse nommer pensée ce qui en vérité relève plutôt d’un mouvement de dévoilement, mouvement qui restera toujours à refaire car toujours ce qui fut un instant dévoilé se voilera à nouveau des mots qui ont surgi à cette occasion.

Dans Boutès, précisément, c’est bien vers ce sens de précipitation chimique que Quignard utilisait le terme de penseur lorsqu’il s’interrogeait sur l’existence au cours de l’histoire d’un « penseur qui ait pensé la passion même, c’est-à-dire la passivité qui est à la source de la passion même» et autant dire « la détresse originaire » ? Oui, répondait-il alors, « il s’est trouvé un penseur pour penser de fond en comble cet état d’abandon, de solitude, de carence, de faim, de vide (…). Qui ? Schubert. Sans Schubert nous ne comprendrions pas bien ce qu’est l’état originaire “inapte à la vie” sans le secours d’autres êtres plus ou moins malveillants, ou plus ou moins accommodants, aux premiers jours de l’existence atmosphérique. »

Une fois posé tout ceci, la brièveté même de La Réponse à Lord Chandos invite, avant de tenter de témoigner de l’effet saisissant qu’elle produit, à user de l’espace critique ici ouvert pour restituer des éléments d’information dont Quignard se dispense à raison (son fil est trop tendu pour que, le chargeant d’informations érudites, il ne le rompe ou le perde). Certes, le vertige peut saisir dans ces pages un lecteur qui ignore tout du texte de Hofmannsthal, un lecteur qui lirait « à cru » (sans équipement particulier), mais il n’est sans doute pas inutile de rappeler quelques alentours du texte – et d’abord de préciser la teneur du « prodigieux récit de Hofmannsthal », cette Lettre de Lord Chandos qui est une pierre blanche dans l’histoire poétique allemande au tournant des XIXe et XXe siècles.

À sa manière, qui a ceci de très particulier qu’elle accompagne la révolution poétique en cours sans la mettre en œuvre dans sa propre langue – celle-ci reste limpide, classique dans sa forme du fait de prétendre avoir été écrite trois siècles plus tôt –, Hofmannsthal y évoque des moments de dépersonnalisation qui n’en annoncent pas moins, non seulement Rilke, mais aussi bien l’épiphanie joycienne que la grande joie proustienne.

Certes, l’expérience sous-jacente, chez Hofmannsthal, est celle d’une dépression : « Or, mon ami vénéré, les notions terrestres se dérobent à moi de la même manière. Comment tenter de vous dépeindre ces étranges tourments de l’esprit, ce mouvement qu’ont les branches porteuses de fruits pour se redresser loin de mes mains tendues, ce recul de l’eau murmurante devant mes lèvres assoiffées ? »[1] : « Les termes abstraits, dont la langue pourtant doit se servir de façon naturelle pour prononcer n’importe quel verdict, se décomposaient dans ma bouche tels des champignons moisis. »

Si le discours biographique enserre la vie dans le grand gel d’un langage de mort, c’est aussi que la conscience n’a pas accès au sauvage en nous.

Et pourtant « chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. » En somme, il faudrait à Lord Chandos, pour sortir du silence et revenir à l’échange intellectuel, disposer d’une « langue dont pas un seul mot ne m’est connu, une langue dans laquelle les choses muettes me parlent, et dans laquelle peut-être je me justifierai un jour dans ma tombe devant un juge inconnu. »

« Mon cas, en bref, est celui-ci : j’ai complètement perdu la faculté de méditer ou de parler sur n’importe quoi avec cohérence », écrivait encore Chandlos / Hofmannsthal. Le côté illusoire de cette cohérence dans nos raisonnements est au centre du propos. Ce qui disparaît, au tournant des XIXe et XXe siècle, en Occident, après la croyance religieuse en un arrière-monde qui donnait un sens et une finalité à l’existence de chacun, c’est le sentiment de permanence de l’identité des êtres, de leur vérité propre en écho à la vérité révélée. Ce sentiment illusoire mais puissant permettait de concevoir l’existence comme une suite de causes et de conséquences – et c’est bien ce dont Proust va libérer le roman : les êtres sont changeants, fluctuants, le temps n’est pas à sens unique, la vie spirituelle est une affaire profondément individuelle, solitaire, et les œuvres d’art ne sont pas une fin en soi, mais les moyens de transport qui peuvent (peut-être) y mener.

Quignard lui aussi est souvent revenu, et tout particulièrement dans La vie n’est pas une biographie (2019), sur ce leurre biographique : ce n’est que rétrospectivement que l’on peut construire une narration logique, qui aurait un début et une fin, un sens pérenne, une logique interne. Dans un monde fini, c’est cette conception volontariste de l’existence elle-même qui s’effondre en dépression : il est extrêmement rare en réalité que nous décidions en conscience ce que nous décidons quand les mots pour nous dire et les attentes que nous portons dès le berceau nous ont préexisté : « nous ne sommes absolument pour rien dans ce qui a été projeté sur nous quand nous surgissons dans ce monde. » Si le discours biographique enserre la vie dans le grand gel d’un langage de mort, c’est aussi que la conscience n’a pas accès au sauvage en nous. Et c’est bien ce sauvage qui fait retour, dans la lettre de Chandlos selon Hofmannsthal, à son insu, dans la refutatio de Bacon, selon Quignard.

Une autre donnée est ici à préciser, au constat que l’on peut faire à la lecture de Hofmannsthal qui est que la perte de la capacité à socialiser la langue ouvre une possibilité nouvelle d’être au monde qui échappe à notre pauvre capacité de le dire – ce qu’au fond Quignard invite à renverser par le biais de cette pratique de la langue très particulière, et de toute façon solitaire, que sont la lecture et l’écriture : écrivant je peux dire sans paraître devant qui que ce soit, je peux tout à la fois dire et dis-paraître (au sens où, autrefois, le vassal devait régulièrement « paraître » devant son seigneur pour lui signifier son obéissance : dis-paraître dans la page écrite ou lue, c’est ouvrir la possibilité d’un dire qui n’est pas soumis aux normes sociales).

Cela fait bien longtemps aussi que Quignard, dès Le nom sur le bout de la langue (POL, 1993) a insisté sur un autre leurre, qui veut que l’enfant acquière le langage. Voilà une expression aussi fallacieuse que celle qui veut que le soleil se lève ou se couche. En vérité, le langage envahit l’enfant dès la naissance, et il n’y peut mais. On peut fermer les yeux, pas les oreilles. Et l’éducation, la première éducation avant tout, est d’abord une façon d’apprendre à l’enfant, précisément, à socialiser la langue, à se dresser dans la langue.

Dès lors, on pourrait prendre le risque de ressaisir ainsi ce qui fulgure dans la Réponse à Lord Chandlos de Bacon / Quignard : certes il n’y a plus d’arrière-monde pour servir d’échafaudage à nos convictions, mais il demeure un avant-monde pour justifier notre quête spirituelle. Un avant-monde qui nous est tout aussi fermé que l’arrière-monde l’était à ceux qui, autrefois, y croyaient pourtant dur comme fer. Cet avant-monde animal, sauvage, immédiat, dont l’envahissement du langage socialisé nous a séparé, nous accompagne cependant partout. Nous le portons, nous le transmettons. Il nous constitue comme le fond de l’eau constitue l’océan.

Il est ce qui est non pas perdu dans le passé mais archaïque : non pas enfui, mais enfoui sous les représentations – ces représentations communes qui sont le socle de notre réalité partagée, celles qui trament précisément ce qui se vide de sens dans l’état que l’on dit de dépression, cette puissante mélancolie qui pousse le poète à renverser la question du philosophe : pourquoi n’y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? (je ne résiste pas au plaisir d’emprunter ce magnifique détournement à Jean Baudrillard, quand bien même il serait fort éloigné de ce qui se joue ici).

Quand le temps se fait circulaire, un tourbillon peut créer, oui, cette précipitation dans le flot du temps qui laisse un dépôt solide (i.e. : un tout petit livre). Dépouillée de toute citation, de tout jeu étymologique, de toute l’érudition si riche et singulière dont Quignard aime à parer ses ouvrages, jaillit ici une pure évidence, aux phrases saillantes comme autant de pépites.

Contrairement aux mails qui nous tombent dessus jour et nuit sans fin ni raison, les lettres écrites d’un bord à l’autre de la solitude tombent toujours à point nommé.

Alors, et plutôt que de tenter de ramener le texte à la raison, de le cataloguer, le décortiquer, en fixer le sens comme on prétendrait arrêter une pensée que plus rien n’arrête, à cet instant où elle s’écrit, où je la lis, précisément parce qu’elle est mouvement, mieux vaut comme une invitation à s’en emparer en citer un moment pour en donner la mesure qui n’a nul besoin de commentaire :

« Songez que les mots n’abandonnent que ceux qui les ont évidés et comme dévitalisés. Et si les mots résistent à ceux qui sont en train de parler : jamais à ceux qui écrivent. Ceux qui écrivent ont tout le temps pour eux (…). Ne recourez pas à l’hébétude. Ne cherchez pas l’immobilité terrible des roches et des granits. Je connais que la peur que l’âme soit un fantôme est fondée. Oui, l’âme, l’idée de soi, n’est qu’un fantasme comme le mot Je n’est qu’une “personne grammaticale” au sein du dialogue qu’il engage avec Tu, qui n’est qu’un autre Je, où les corps du groupe se combattent entre eux en s’échangeant des “personnes grammaticales” qui sont, oui, elles aussi, en effet, des mirages et qu’ils prennent pour eux-mêmes comme des substances réelles. Mais, à l’intérieur de la littérature, c’est cette lutte qui se défait, c’est ce dialogue qui se décompose, c’est l’oralité et le sens qui en provoquait le gémissement ou le vacarme qui se ruinent, se disloquent, s’émiettent, se dissipent. C’est ainsi que la torpeur ne nous jette pas à l’amont des langues et que le mutisme héroïque ne rouvre pas la porte du Jardin du Paradis. Le mutisme n’est pas l’aphonie utérine ; le mutisme n’est pas l’enfance atmosphérique ; ce n’est qu’une langue rouillée ou sans service ; un arrosoir à demi plein oublié dans l’ombre du noyer ; une herse à l’abandon dans un champ (…). Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. »

Tout est à cet aune, et il faudrait tout citer. N’est-ce pas le propre des textes issus de ce qu’on ne peut nommer qu’un instant de grâce, cet instant où tombe un accord si profond qu’il permet de ré-accorder la vie et l’existence au moins solitaire du lecteur, de l’auteur ? Ces textes ne nous consolent en rien : ils nous réconcilient.

Reste ce qui est formidable, avec les lettres de papier : contrairement aux mails qui nous tombent dessus jour et nuit sans fin ni raison, les lettres écrites d’un bord à l’autre de la solitude tombent toujours à point nommé. Cette lettre-ci de Bacon/Quignard, en réalité écrite ou du moins mise en œuvre en 1978, aura donc attendu quarante ans pour paraître au monde socialisé de l’édition. C’est sans doute que la fulgurance qui l’entraîne n’aurait pas eu la même portée si elle était parue avant que l’œuvre de Quignard ne se déploie comme elle a su le faire – à partir de cette fulgurance. Et c’est cela même qui, aujourd’hui, la rend si précieuse.

Pascal Quignard, La Réponse à Lord Chandos, Galilée, 2020.


[1] Traduction de Jean-Claude Schneider, Poésie/Gallimard.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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Notes

[1] Traduction de Jean-Claude Schneider, Poésie/Gallimard.