Exposition

Au commencement est le cerveau – à propos de « Neurones, les intelligences simulées »

Philosophe

Partir des neurones pour arriver aux intelligences artificielles, c’est le pari de l’exposition « Neurones, les intelligences simulées », qui vient d’ouvrir ses portes au Centre Pompidou : face à la peur diffuse d’une IA omniprésente, elle propose un heureux rappel de sa diversité comme de son origine, et met à jour les liens profonds entremêlant existence humaine et développement d’artéfacts intelligents.

Ces dernières années, il est devenu difficile d’échapper aux discours faisant de l’ « intelligence artificielle » un phénomène de génération spontanée. Le thème, l’expression, le sigle IA, AI en anglais, envahissent les espaces de communication, les directives techno-politiques émanant des institutions publiques, et orientent les programmes de recherches scientifiques.

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L’intelligence artificielle semble être destinée à optimiser et régir tous les domaines techniques et industriels du monde contemporain, de la finance à la médecine, de l’architecture à l’armée, indissociable du développement des jeux et des loisirs. Cette omniprésence de la machine « intelligente », qui passe vite pour une omniscience, entretient chez l’être humain une peur diffuse, ancienne en réalité, d’être dépassé par « sa » création et de devoir vivre dans un monde étranger, désormais engendré pour partie par la machine, bientôt sans lien de parenté avec lui.

L’exposition « Neurones, les intelligences simulées » qui ouvre ses portes au Centre Pompidou du 26 février au 20 avril 2020, œuvre du double commissariat de Frédéric Migayrou et de Camille Lenglois, permet justement d’aborder tout autrement ces questions et de se détourner des idées reçues ou des mythes de l’intelligence artificielle en proposant une exploration approfondie des puissants liens entre l’existence humaine et le développement de machines « intelligentes », le recours à des systèmes d’apprentissage, la recherche sur des systèmes de traitement à grande échelle de masses d’informations, les ordinateurs, les robots.

Et pour cela, l’exposition fait du cerveau humain et de l’activité cérébrale le point de départ fondamental de la recherche et du développement des artéfacts intelligents. Les neurones, ces cellules nerveuses du cerveau qui se connectent entre elles et convoient de l’information nécessaire à la gestion de l’organisme et qui en même temps concentrent l’énigme de la pensée intelligente, fournissent la matière première, la source originaire et l’inspiration formelle du foisonnant et saisissant parcours proposé au public.

Mutation et création : l’art de la recherche

Le sujet de l’intelligence et de sa corrélation avec le phénomène physique, électrique, nerveux, de l’activité neuronale, se révèle être un vaste espace de recherches, de créations artistiques et d’inventions techniques fondamentalement ouvert, discontinu, hétérogène et arborescent, exponentiellement profus.

L’exposition montre comment, aujourd’hui, les recherches formelles d’artistes, d’architectes, de designers, de musiciens jouxtent, se mêlent, empruntent, puisent à celles développées par les scientifiques des grands laboratoires scientifiques et industriels. Ainsi les œuvres d’artistes, designers, architectes, musiciens, exploitant des protocoles de systèmes computationnels, directement inspirés par l’étude des réseaux neuronaux biologiques, y côtoient de remarquables et envoûtants systèmes de visualisations scientifiques conceptualisés par des neuroscientifiques, des physiciens, des ingénieurs, des informaticiens.

Travaux scientifiques aux qualités artistiques, œuvres artistiques aux vertus scientifiques, tout est exposé à égalité, sans discrimination, les principes de sélection ayant résolument dépassé la définition institutionnelle de l’œuvre d’art pour transformer les espaces de la Galerie 4 du Centre Pompidou en laboratoire prospectif pour les sens et la pensée du visiteur puissamment stimulés par tous ces apports des domaines scientifiques et technologiques et cette hybridation des domaines.

« Neurones, les intelligences simulées » est le 4e volet de la série annuelle « Mutations/Créations » vouée à matérialiser à chaque fois un nouveau territoire partagé par l’art, l’innovation et la science. Cette manifestation revendique son caractère transversal et son identité pluridisciplinaire au sens fort, et cette édition témoigne de la possible fusion de l’esprit scientifique et de l’esprit artiste, d’un entremêlement des préoccupations, des savoir-faire et des méthodes de production, de création et d’innovation.

L’exposition met à l’honneur l’ouvrage collectif ou collaboratif sous les auspices de la recherche fondamentale et reconduit à la source originaire de tous les développements possibles de l’intelligence artificielle : le cerveau humain. Celui-ci s’expose donc dans tous ses états, baignant dans le formol ou présent à travers les effets physiques de la pensée ou du souvenir captés puis formalisés, sculptés en images 2D et 3D, fixes ou en mouvement, dans les œuvres d’artistes plasticiens comme Pascal Haudressy, Refik Anadol ou Jean Arp – modernisme précurseur, désirant, curieux ! –, ou dans celles de neuroscientifiques comme Hermann Cuntz et Marvin Weigand, Greg Dunn.

L’autonomie des machines ?

Les recherches et les réalisations formelles d’artistes se révèlent être des ferments de défis, d’interrogations, d’innovations conceptuelles. Dans cette exposition, les œuvres d’art embrassent les perspectives vertigineuses ouvertes par la recherche scientifique et les réalisations technologiques – ainsi la pièce toute contemporaine de Diemut Strebe The Prayer (2020) est une machine connectée à un ordinateur, dotée d’un nez, d’une bouche et de cordes vocales artificielles, capable, à partir du « deep learning », de réciter des prières, également de les chanter, sur le moment et de manière continue, en dialogue, par-delà sa sophistication physionomique, avec la pièce historique placée au centre de la première salle de l’exposition, The Colloquy of Mobiles de Gordon Pask datant de 1968, danse cybernétique dynamique et auto-générée, référant à une danse de séduction et d’accouplement, présentant pour la première fois des échanges auto-gérés entre machines…

Figuration futuriste ou vision précurseur d’une autonomisation des machines par rapport aux humains ? Le pouvoir de décisions et d’interventions des machines devient-il de plus en plus grand ? De fait, on trouvera remarquable ce que sont capables de faire en musique ces nouveaux « agents créatifs » développés et étudiés par l’IRCAM (partenaire de l’exposition), capturant en temps réel les traits caractéristiques d’une performance d’un musicien improvisateur et improvisant concomitamment, devenant un partenaire de choix pour le musicien. On apprendra même à cette occasion que les « agents créatifs », produits par les technologies d’intelligence artificielle, peuvent « improviser » dans tous les domaines de la création.

L’exposition souligne ainsi la continuité créative entre machines et humains, issue de l’hybridation des préoccupations technologiques et artistiques des créateurs et des ingénieurs. Mais, entendons : il y a une inquiétude sourde qui reparaît au détour de l’affirmation de cette continuité, de cet accord : et si les machines dépassaient, débordaient, menaçaient les humains ? Cette inquiétude point avec cette citation du poème de Valéry, « Fragments du Narcisse », faisant irruption à la fin de la présentation de ces « agents créatifs » artificiels : « Ô semblable !… et pourtant plus parfait que moi-même,/ Ephémère immortel, si clair devant mes yeux, (…)/ Faut-il qu’à peine aimés, l’ombre les obscurcisse,/ Et que la nuit déjà nous divise, ô Narcisse,/ Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit ! »

L’intelligence humaine dépassée par l’intelligence artificielle ? Formulée ainsi, en forçant un peu le trait, la question de l’intelligence des machines ou des systèmes, fait surgir alors plutôt le spectre de Terminator, exprimant la crainte de la subordination humaine à la machine, au profit d’un petit nombre ou, dans une perspective plus métaphysico-morale, dystopique, catastrophiste, précipitant tragiquement la perte de l’humanité, scénario imaginaire non seulement bien exploité par les films de sciences fictions hollywoodiens, de Terminator (1984) à Ex Machina (2015), mais tout à fait plausible pour un physicien comme Stephen Hawking qui n’hésita pas à affirmer dans un entretien donné à la BBC en 2014 : « Le développement d’une intelligence artificielle complète pourrait mettre fin à l’humanité. L’intelligence artificielle se développerait seule, et se redéfinirait elle-même de plus en plus vite. Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient dépassés. »[1]

Une intelligence artificielle complète ? Le titre de l’exposition « Neurones, les intelligences simulées » signale justement bien dès l’abord l’intention de remettre en cause cette perception déconnectée, conséquence sans prémisse, d’une intelligence artificielle illusoirement détachée, séparée, de l’intelligence humaine et de son art de se mettre en réseau et en lien avec ce qui semble ne pas être elle.

Perdre ou garder la main ?

L’exposition met en perspective les créations les plus contemporaines, les innovations technologiques, les applications industrielles, architecturales et sociales en rassemblant installations, sculptures, maquettes, prototypes, écrans, objets connectés, films, vidéos, créations visuelles et sonores, matérialisant un panorama de plus de cinquante ans, offrant une véritable archéologie de l’intelligence artificielle.

Toute la gamme des ondes cérébrales du visiteur est activée le long d’un parcours structuré par cinq graphes profus faisant voler en éclats multiples l’idée monobloc d’intelligence artificielle, proposant pour ce faire cinq ensembles très importants de données historiques et iconographiques, dont chaque élément sert d’index à un ensemble plus important d’informations. Ces graphes sont véritablement encyclopédiques, homogènes à la matière dont ils traitent, des réseaux de réseaux de connaissances, faisant puissamment le lien entre l’intelligence humaine et les intelligences simulées comme elles sont désignées ici, au pluriel et rapportées à leur caractère instrumenté et implémenté, nécessairement, par la main de l’homme. Ces intelligences « artificielles » sont bien prodigieuses mais elles sont ramenées à un sens faible par opposition au sens fort que lui octroie imaginativement l’expression figée et au singulier d’intelligence artificielle.

Les œuvres se distribuent autour des cinq graphes, faisant surgir cinq champs de références historiques dont la diffraction permet d’insister davantage sur les liens génétiques et rétroactifs entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle, plutôt que sur l’idée de rupture de ces liens ou d’hétérogénéité ou d’étrangeté radicales.

Ces cinq temps s’ordonnent d’abord à l’histoire des neurosciences, ou l’histoire de l’étude de l’objet-cerveau depuis Avicenne. Cette histoire jouxte une histoire de la cybernétique qui offre un autre temps dans le parcours, montrant comment la cybernétique a voulu s’éloigner de l’anthropomorphisme, sans renoncer cependant à (simuler) la vie, et qui a donc engendré toute une parade de robots aux apparences animales, un « cyberzoo », ensemble d’assemblages, contours animaux ou biomorphiques bourrés de circuits et de signaux électriques sur pattes automates, affublés parfois de fourrures.

Ce territoire touche celui des techniques d’apprentissage informatiques, mettant à profit l’analyse massive des masses de données, optimisée notamment par la logique des jeux, autre territoire historié et cartographié de l’exposition qui suit les découvertes des pionniers de l’ordinateur, de la maximisation des puissances de calculs, ayant continûment étudié la logique des jeux jusqu’à proposer un paradigme computationnel de l’intelligence qui un jour permit à la machine de battre l’homme à ses propres jeux, moment d’effroi.

Il y a là quelque chose de menaçant, certes, mais comme la matérialité et la frontalité de la pièce de Julien Prévieux le rendent sensible, cette menace n’est peut-être pas là où on le croit : l’œuvre intitulée MENACE 2 (2010), transpose en meuble de bois un des premiers dispositifs de « learning machine » imaginé en 1961 par Donald Ritchie, un chercheur britannique pionnier, qui, avec des boîtes d’allumettes et des billes de couleur, avait mis au point MENACE : Matchbox Educable Noughts And Crosses Engine, c’est-à-dire un dispositif apprenant à jouer au jeu du morpion grâce à l’« éducateur » humain, là pour répertorier par étapes toutes les configurations de jeu et faire retenir et sélectionner tous les coups gagnants – au bout d’une quarantaine de parties, la machine commence à gagner.

La pièce de Prévieux, baignée dans une chaleureuse lumière, ironise : la menace, si menace il y a, ne viendrait pas d’une intelligence artificielle substantialisée, personnifiée, qui pourrait tout d’un coup, par nature, dominer l’humain, mais elle viendrait de l’oubli du rôle de l’humain dans le processus de développement de ce type de machines à optimisation. Le meuble de bois de Julien Prévieux, avec ses 304 petits tiroirs, évoque un meuble de mercier, il matérialise le mécanisme itératif du deep learning, il montre comment l’homme a mis et met toujours la main dans ces processus informatiques révélant des soubassements mécaniques irréductibles.

Les commissaires de l’exposition ont effet à cœur de le souligner : « au travers des œuvres d’artistes, l’exposition présente un regard critique sur les technologies de simulation de l’intelligence » – comme la vidéo de Lu Yang, Delusional Mandala (2016) où l’artiste met en scène de multiples avatars, aux prises avec une chirurgie cérébrale invasive, ces avatars ayant été formatés à partir du scan de son propre corps.

Cette œuvre se relie de manière emblématique à un quatrième « cluster » de l’exposition autour du thème historique et fantasmatique de la « Conscience augmentée », ambivalent par excellence, présentant la crainte d’être contrôlé et manipulé et le désir d’étendre ses capacités de penser. Prendre le contrôle, perdre le contrôle. Ce désir, cette angoisse occupent de manière indissociable la conscience humaine, lancée dans un processus de découverte à grande vitesse des puissances de l’information, incarnées et symbolisées dans le modèle du réseau neuronal.

Devant la possible angoisse d’être submergé, et de perdre la main – et le sens –, le dernier terrain cartographié et historié ramène la question de la technique à celle de la méthode, et donc celle de la quantité en bloc de données à celle de la qualité des manières de les aborder, de les classifier, de les conceptualiser. La perspective ouverte par la quantité indéfinie d’informations à traiter, proliférante, exponentielle, arborescente, réactive de manière neuve les interrogations sur les systèmes de classifications des connaissances en lien avec la recherche de principes de totalisation cohérente de ces connaissances, le modèle d’organisation et de hiérarchisation du savoir, prenant traditionnellement la forme d’un arbre, étant confronté à des modèles de réseaux, plus compréhensifs, plus linéaires ou horizontaux, sans hiérarchie. Le concept de savoir se mesure au phénomène du big data. Qu’en est-il de la réciproque ? Le prochain volet de la série annuelle « Mutations/Créations » sera justement consacré aux « réseaux », et continuera d’explorer, d’arpenter, de cartographier ces territoires hybrides recourant à la perception artificielle, aux comportements autonomes de machines, s’augmentant de machines interactives, plongeant dans les beautés numériques et réticulaires, iridescentes d’informations.

En 1957 était inventé le perceptron, algorithme d’apprentissage inspiré de la schématisation d’un modèle neuronal. En 2020, « Neurones, les intelligences simulées » nous fait imaginer l’étape suivante qui sacrerait l’invention du conceptron, en rapport avec la maîtrise de la quantité massive des informations et des données par la pensée humaine ainsi stimulée, nourrie d’une iconographie renouvelée et ouverte.

« Neurones – les intelligences simulées », Centre Pompidou, du 26 février au 20 avril 2020.


[1] Propos dont Le Monde s’est fait l’écho alors.

Mériam Korichi

Philosophe, Dramaturge, metteure en scène

Notes

[1] Propos dont Le Monde s’est fait l’écho alors.