Littérature

Solitude des abandonnés : les filles vulnérables et le garçon imparfait – à propos de l’Âge de la première passe d’Arno Bertina

écrivaine

Seul homme parmi les femmes, Arno Bertina est invité par une ONG à mener des ateliers d’écriture au Congo. Dans le « Foyer des filles vaillantes », l’écrivain recueille leur vie de prostituée en dehors de tout apitoiement. Il se laisse envoûter par leur parole, et rend compte, dans une écriture poignante et poétique, de la solitude parmi le monde — la solitude de Fanette qui dort dans un cimetière avec ses deux enfants.

C’est d’abord une histoire de langue. Pas d’écriture ou pas seulement. Pas de langage, mais de souffle articulé. La lutte entre l’haleine qui charrie l’intérieur des corps, et la vie qui fuse de son air léger. C’est l’histoire d’un garçon imparfait qui, ayant répondu à l’invitation d’aller conduire les damnés de la terre vers l’écriture, se prend la vie en pleine poire. Et qui, dans un effort constant pour refuser la bonté doucereuse et déplacée qu’il porte en lui, se déplace, lui — déplace son corps, de pays en pays, de lieu en lieu, de maraude en maraude, de bar en foyer. Et surtout, se déplace parce qu’il se métamorphose en « une grande oreille ».

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Car la langue est d’abord ce qui s’entend puis s’écoute, depuis les premiers instants de vie. Et lorsque Arno Bertina part pour le Congo, à l’invitation d’une ONG, pour y mener des ateliers d’écriture, il a tout du chien dans le jeu de quilles. Blanc parmi les Noirs. Français parmi les Congolais. Homme parmi les femmes. Garçon parmi les filles. Écrivain de langue française parmi celles pour qui la langue française, c’est celle de la bureaucratie brutale, de l’autorité. Animateur qui ne parle pas la langue de l’intimité de ces filles et qui, pourtant, a pour devoir, ou pour mission, de les mener à l’exprimer. Et pour ce faire, d’abord, de les faire parler, lui qui est heureux parmi les malheureuses.

Heureux, vraiment ? À force de les écouter, ces filles, et d’écouter la langue qui jaillit dans leurs conversations comme au beau milieu des textes qu’elles ont rédigés (que le livre reproduit fidèlement), quelque chose vibre en lui. Et se fêle. Son livre tient en équilibre sur cette fêlure, qui nappe les mots d’une réverbération ténue, en dehors presque de tout sentiment, ou de tout apitoiement : sa force tient en effet dans son absence totale de complaisance.

Car jamais Bertina n’oublie de soupeser sa névrose de garçon timide, insatisfait, de mâle familier des prostituées françaises, pétri de complexes, à l&rsquo


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante

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