Il y a quelque chose d’érotique à sauver la littérature – à propos de Warum de Pierre Bourgeade
Au dos du livre : « Vingt ans après – et alors que l’époque a révisé tous ses critères de jugement moraux et esthétiques – Warum paraît encore plus transgressif. Une nouvelle génération saura-t-elle s’en emparer ? »
Ma première interrogation, en forme de préjugé et d’horizon de contre-attente du roman, concerne le récit érotique que constitue Warum. Si par « transgressif » les éditeurs faisaient allusion à l’érotisme, réputé cru, parfois violent de l’œuvre, une récente lecture performée d’un texte érotique de Bataille m’avait au contraire laissé penser qu’à force d’être travaillé comme principe de subversion, l’érotisme a aujourd’hui largement perdu de sa force de déflagration transgressive – Bataille et Sade ont trouvé leur place dans la littérature classique, parmi les monuments littéraires de notre culture.
Par nature, l’érotisme induit effectivement une transgression, dans la mesure où il s’agit d’une représentation esthétique visant à contaminer le réel en suscitant le désir, déborder le cadre de la représentation et l’abolir. Mais de cette transgression essentielle découle une trop grande facilité – parfois une lourdeur – du langage érotique, et en conséquence une grande difficulté à le mettre en œuvre en dehors de cette mécanique attendue.
Ce qui m’avait finalement dérangée dans cette interprétation du texte de Bataille, c’est qu’il s’y oubliait ce que ce fragment avait déjà de performatif : la performance intervenait ainsi en forme de redondance, en ramenant l’ensemble au ronronnement tranquille de la représentation – bien loin de toute déflagration. Je crois qu’à lire à voix haute ou à incarner par le geste, le Bataille des essais philosophiques est plus percutant que celui des fictions érotiques – parce que l’érotisme est un langage à part entière, nécessairement disruptif lorsqu’il est invité dans une autre forme, celle de la performance comme celle d’une narration, qu’il peut facilement éclipser.
L’œuvre de Pierre Bourgeade qu’il projetait d’appeler initialement La Nature du roman, ne m’a pas semblé déroger à cette idée. L’érotisme n’y est absolument pas transgressif et ne cherche pas la transgression. L’auteur présente une érotique – au sens d’une rhétorique du désir, comme style et comme discours – avec la même aisance que ses personnages prêtent leurs sexes, leurs corps, et leurs paroles les uns aux autres.
La transgression que pourrait constituer l’exhibition de l’érotisme par le roman, comme forme sous-jacente, sous-entendue, implicite à la société, essentiellement intime du rapport des corps les uns aux autres, est dès lors largement renversée. Au contraire, Warum fait de l’érotisme le mode d’apparition de la société, des personnages, des vies et des réalités géographiques comme historiques. Ainsi, sans érotisme, il n’y a ni matière romanesque, ni roman.
Pour expliciter cette structure fondamentalement érotique du romanesque, il faut considérer que Warum est bel et bien un récit de voyage, qui amène la lectrice ou le lecteur d’un cadre spatio-temporel à l’autre, de Paris à Stockholm en passant par Malmö et Hanovre, à Nairobi, à Boston, à Rome et à Londres, à Porto Rico.
Ce déplacement permanent est motivé par les récits des personnages que côtoie le narrateur, dans une forme de délégation virtuellement infinie de la parole rendue possible par le seul rapport érotique d’un personnage à l’autre. L’érotisme est ainsi la basse continue qui articule une fiction largement éclatée par ses alternances narratives et sa polyphonie, la diversité de ses personnages et de ses cadres spatio-temporels de référence.
Une ligne de basse, une colonne vertébrale, mais pas plus : loin de saturer l’œuvre, la dimension érotique de Warum est régulée par son degré d’existence varié : de l’échec au fantasme, à la jouissance d’une réalisation ou non, l’érotisme n’est pas toujours au-devant du récit, mais latent, virtuellement toujours possible, il trouve sa véritable réalisation dans ce qu’il fait apparaître, de romanesque.
Une série de possibles, de hasards, de coïncidences ; le romanesque est de l’ordre de la saillie – avec tout ce que cela implique de sensuel – d’un phénomène de sens ; non seulement la rencontre de deux personnages, mais les échos qui se tissent par-dessus les consciences de ceux qui ne se rencontrent pas, par un fait proprement érotique.
La « nature du roman » est bel est bien érotique ; elle est de fait incarnée par les lèvres, une bouche, le corps d’une partenaire sexuelle du narrateur. « je l’appelais Warum (…) elle ne cessait de répéter « Warum ? » sitôt qu’on parlait de littérature. Warum ?… Pourquoi ?… Pourquoi le roman change-t-il ? Et en quoi change-t-il ? Et pourquoi ne sait-on jamais en quoi il va changer ?… »
« Warum » substitue à « la nature du roman » la sensualité du mot prononcé, de la bouche en forme de point d’interrogation. « Bouche, con du visage ». Et c’est sans doute en ce qu’il puise toute sa vivacité et son existence de l’érotique, que le roman est changeant – à l’image du transport et du désir, à la fois épreuve d’une métamorphose permanente et flirt prolongé avec le vertige de sa propre extinction.
Inconstance du roman
Février 2020. Nous sommes au tout début de l’épidémie de Coronavirus, je suis dans le métro en train de lire Warum, quelques masques sanitaires autour de moi. Le chapitre que j’aborde fait un écho curieux : nous sommes au tout début du Sida, le récit se passe à Nairobi. J’ai pris à cœur, dès le début de ma lecture, la question des éditeurs, en cherchant toujours à interroger l’ouvrage depuis ma génération, mon âge, mon expérience de la littérature et de mon époque. Je n’ai pas connu ce moment de rupture qu’a constitué l’apparition du sida, en dehors des œuvres qui l’ont pris en charge.
Ce n’est par conséquent pas plus qu’un pressentiment qui me prend à la lecture de ce passage, quand il me semble soudainement que le motif de l’épidémie, de la propagation fatale, comme mode de rapport à l’autre, reconnecte l’érotisme à la fonction ancienne de la narration. Je repense au Décaméron : quand la peste fait rage, le lien possible, pour faire à nouveau société, est bien celui du récit, et notamment de seconde main, de la transmission orale propre à dissoudre l’autorité dans le commun et le communicable, aussi à l’œuvre dans la fiction de Bourgeade.
Mais dans Warum, le Sida n’est peut-être, au cœur du livre, que la sourde apogée d’une tragédie plus vaste, plus retorse et diffuse : deux suicides, diverses scènes de torture… Les personnages sont fréquemment poussés à des points de rupture : la foi d’une bonne sœur que la chair et l’amour mettent à l’épreuve ; un vieux journaliste dans la vieillesse la plus extrême ; un musicien afro-américain qui chante l’Afrique sans l’avoir connue, confronté brutalement au continent rêvé.
Il y a un fracas de destins qui se joue, de l’ordre de la tragédie ; la tragédie est la forme que confère Bourgeade à l’érotisme, une forme par un transport sans médiation entre la jouissance et la perte. Si cela rejoue le motif bien connu de la petite-mort, l’auteur développe pourtant ici une vaste palette des tonalités de l’amertume.
La lecture amène à reconsidérer les conditions de l’érotisme : seul lien entre les êtres, il est aussi sur chacun la principale prise du temps, de la mort et de l’épuisement vital en général. Le dépérissement du désir signe la force centrifuge qui éloigne les personnages au sein du roman, défait le tissu romanesque. Seul le narrateur, en articulant désespérément des récits aveugles les uns des autres, assure par l’érotique les coexistences et les causalités de rapports des personnages et permet le rassemblement des corps à la dérive – « le crâne est rempli d’images qui défilent… silencieuses… hors de la vie… hors du temps… ».
De la jouissance à l’affaissement du désir, une forme de vanité se trame. Semblable aux inconstances blanches et noires que théorisait Jean Rousset en 1968, elle s’éprouve autant sur le mode du carpe diem, d’une volupté de la versatilité du plaisir comme de la volubilité, que sur la lourdeur sombre et fatale des désirs sans fin dans lesquels les personnages se corrompent et s’épuisent. Mourir d’amour, comme la jeune fille qui ne survit pas à départ de son fiancé avec une autre, ou mourir de désir, comme cette autre femme : « je vais recommencer à me taper cent types par nuit… […] peut-être que je finirai, un jour ou l’autre, par attraper la maladie qui tue… que tout se termine… une bonne fois… »
Les motifs récurrents des masques et des photographies fonctionnent en vanité tout au long du roman. Les masques africains qu’Harriet – qui préfère les noirs et pratique une forme de tourisme sexuel en Afrique – collectionne comme des trophées de chasse ou des reliques de sa jouissance. Une autre relique : non plus un trophée sexuel mais un outil permettant de préserver le désir des jeunes partenaires que répugnent la vieillesse, ce masque conçu à partir d’une photographie du visage d’ange de ses quinze ans, que revêt le vieux journaliste italien défiguré par le temps.
Comme le dit Hervé Guibert dans l’Image fantôme, « quand on arrive dans une ville, la première chose est de photographier sa chambre, […] photographier son reflet dans les miroirs, comme pour marquer son appartenance provisoire […] comme un certificat de présence. Ou alors on occupe la chambre, aussitôt, en y faisant l’amour. ». Faire une photographie ou alors faire l’amour. Dans ce « ou alors » réside une certaine incompatibilité, jouir au présent, ou reléguer le moment pour une mémoire, et donc une narration possible, future.
Les polaroïds scandent ainsi le texte, infimes et méticuleux, nouent l’érotisme au récit. Les photographies arrachent à l’expérience d’une jouissance au présent – carpe diem – des impressions minuscules. Si elles ne peuvent se garder d’exprimer tragiquement la fuite du temps et la mort du désir, elles sont toutefois de puissantes consolations et des ressorts indispensables au narrateur dans sa lutte contre la disparition. Ecrire ou perdre, « Ecrire. Ecrire. Ecrire. Ecrire un roman. Y jeter ma jeunesse, mon désir, ma force. ». L’érotisme est cette épidémie qui ébranle et ouvre concomitamment la possibilité du roman, de la narration.
Transposition des transgressions
Au-delà de la question de l’érotisme, j’ai cet autre pressentiment de la façon dont Warum pourrait heurter le lectorat d’aujourd’hui, et particulièrement ma génération de fin et de début de siècle. Les réactions de mes proches lorsqu’ils me voient le livre en main le confirment, puis le livre lui-même qui raconte effectivement les aventures sexuelles de son narrateur, un homme blanc et cultivé, hétérosexuel, avec des femmes plus jeunes de différentes nationalités. En somme, c’est une voix dominante et dont la parole n’a jamais peiné à se faire entendre.
Bien plus transgressif que l’érotisme littéraire, il y a la mise en question du fait établi d’entendre toujours chanter les amours – ou les prouesses sexuelles – des mêmes voix depuis des décennies. J’entre dans le roman ce contexte et ces remarques en tête, qui ne motivent pas ma lecture mais informent ma conscience : je ne peux en faire abstraction si je veux savoir à quel point cette « nouvelle génération » dont je fais partie peut s’emparer de Warum.
Je mesure progressivement la charge du texte : charge transgressive, déflagratoire des récits, des représentations et des fantasmes qui les dynamisent. Le roman est chargé d’identités, et d’identités surchargées, toujours prêt à exploser. Mais constamment différé, son point de rupture – avec nous qui le lisons, avec le contexte contemporain – devient la ligne de tension qui arc-boute l’expérience de la lectrice ou du lecteur du début à la fin du livre.
En premier lieu, nous éprouvons la généralisation du male gazing – une représentation des femmes selon le point de vue des hommes et favorisant une existence de celles-ci sur le seul plan d’objets du désir masculin – que permettent le récit du narrateur hétérosexuel et large part donnée aux avis ou aux échanges des personnages masculins en matière érotique.
Cette généralisation est telle que le terme désigne une représentation masculine abstraite du seul point de vue masculin : n’importe quelle voix, quels que soit son genre et sa position, peut accorder un privilège inconscient ou non aux représentations historiquement associées au genre masculin. Le narrateur, après avoir décrit deux groupes de femmes très différentes, demande à son amie : « Qu’est-ce que tu préfèrerais être, ces belles Yankees ou ces belles Mexicaines ? » « Ces belles Yankees, je me donnerais à manger aux Nègres. »
Ainsi se complexifie la charge de l’œuvre, par le cumul et l’hybridation de nœuds de tensions politiques. Car sur un plan moins de genre que de questions de culture et de racisation, une femme blanche parle des hommes noirs. Lorsque le point de vue de ceux-ci est mis en scène dans la narration, c’est aussi et avant tout dans la généralisation et par la médiation, en l’occurrence de ce personnage de femme blanche : « la première fois que je me suis donnée aux Noirs… que j’ai été prise par trente ou quarante Noirs à la file… dans une case… sur pilotis… au Nigéria… dit Harriet, j’ai pensé que c’était pour eux la revanche sur les blancs. »
Au fond, la structure narrative du texte mime la hiérarchie des dominances des voix. Les femmes sont parlées avant de parler, on parle des noirs avant d’entendre leurs voix. Les voix les plus dominées, sur un plan historique, social, c’est-à-dire politique, ne bénéficient pas autant du discours direct ; elles sont cantonnées au discours indirect, aux paroles rapportées, aux discours supposés et aux récits de seconde main, avec toute l’imprécision et la difficulté d’identification que cela implique.
Warum est loin d’être un roman transgressif dans son érotique, c’est dans sa dimension politique qu’il ouvre à des problématiques. Mais plutôt que d’une expérience de la transgression, sa lecture ne relève-t-elle pas d’une épreuve de l’agression, ou du moins du fracas éprouvant des identités alternativement agressées et agressantes ?
Où il s’agit de sauver la littérature
Il est de fait délicat de s’immerger complètement dans une telle matière romanesque, propre à rejouer les structures politiques dont nous voudrions nous émanciper. Mais à la différence de quelques-uns de mes proches, il est toutefois essentiel pour moi d’entendre la façon dont une voix cherche à se donner dans un espace spécifiquement littéraire, au-delà de ce à quoi pourrait l’assigner la position sociale et politique de son auteur.
Par-là, je ne cherche pas à laisser une chance aux représentations qui ont dominé nos histoires et nos modes d’expression jusqu’à exaspérer une partie de la société contemporaine ; je cherche à sauver la littérature. Car s’il y a un présupposé sous-jacent à la lecture que j’ai faite de Warum, c’est bien celui-ci, que je dois reconnaître : je suis convaincue de la capacité de la littérature à nuancer, déjouer, et reconfigurer les assignations de ces voix, non par la simple virtualité du fantasme, du désir, mais par de véritables méthodes et mécanismes de mise en œuvre du langage. Cet ébranlement herméneutique, la mise en place de dispositifs de présentation et de distanciation relèvent selon moi et en deux mots du travail de la fiction.
Certes, la question d’une virtualité du fantasme est essentielle à Warum, et noue profondément l’érotique du texte au politique. S’il faut entendre l’argument qui fait de la littérature le lieu d’une liberté cathartique de tous les fantasmes et tous les désirs, fussent-ils proscrits ou moralement condamnés dans le quotidien de nos sociétés, il est peut-être plus intéressant encore de considérer comment le fait littéraire travaille le désir, l’organise, le (re)configure et le place.
A cet égard, ces fantasmes politiques et raciaux du personnage d’Harriet, tels qu’ils sont incarnés et accomplis par l’acte érotique, sont mis en regard avec d’autres fantasmes, d’autres personnages, d’autres politiques. Parmi cet éventail, un autre récit de voyage s’écrit, à travers les représentations et les cultures, de la normalité à l’inacceptable, du cliché au singulier, de l’ici à l’ailleurs.
Chaque fantasme est mis en scène dans une représentation plus générale et éclectique du désir, semblable à un tableau de Jheronimus Bosch. D’une scène à l’autre, des motifs apparaissent : celui du cannibalisme, qui ponctue le roman, intervient dans des contextes plus ou moins violents – un homme consomme la chair de sa défunte bien-aimée, un violeur arrache de ses dents le sein d’une de ses victimes et le dévore. Du côté animal, une anguille vivante joue un rôle important dans une scène pornographique, et à l’autre bout de la planète un rite sanglant des Quechuas force la mise à mort d’un taureau par un condor. Chaque fantasme entre dans la vaste résonnance, humaine et politique, d’un monde fait de replis complexes des représentations. Bien plus que la simple jouissance d’une liberté virtuelle des fantasmes, la littérature permet cette entrée composée dans le désir par le détour des représentations, politique, esthétiques, narratives.
Par conséquent une voix, c’est-à-dire l’incarnation d’un point de vue par un personnage – fût-il narrateur – ne définit pas à elle seule une position politique de l’œuvre. Les dispositifs de mise en scène de cette voix sont à cet égard bien plus signifiants, et leur multiplication, les contradictions et les tensions qui en résultent sont autant de machines à dégager la fiction de l’énonciation didactique d’un seul point de vue idéologique.
Dégager, mais pas non plus désengager puisque Warum, par le travail polyphonique du fantasme, le heurt organisé des contextes, des représentations et des points de vue, restitue pour mieux les mettre en perspective, nos environnements, nos décors et nos interactions contemporaines. Nous, lectrices et lecteurs d’aujourd’hui, nous traversons le récit de Bourgeade en charriant nos croyances, nos époques, nos héritages et nos désirs, dans une mêlée permanente qui nous engage jusque dans nos corps ; après tout, « le roman donne vie aux dents, à la langue, aux lèvres, aux mâchoires, au cou, à l’urine, à la peau, aux muscles, au sang, aux poignets, aux bras, aux veines, aux doigts, aux ongles, au sexe, au rien et moins que rien. »
Pierre Bourgeade, Warum, Tristram, nouvelle édition 2020, 244 pages.