Littérature

Se noyer, écrire, se sauver – sur De l’autre côté de la peau d’Aliona Gloukhova

Écrivain

Un poète méconnu de Léningrad, une jeune femme portugaise partant à sa recherche et disparue, ne laissant que des notes dont la narratrice s’empare : De l’autre côté de la peau d’Aliona Gloukhova mêle, de sa manière fine et elliptique, récits et histoires, dédoublant sa voix en une forme de palimpseste.

Il y a des livres qui vous font comme le regret de votre bibliothèque, quand elle est lointaine ou disséminée, que votre vie est devenue pour quelque temps une espèce de voyage dont les étapes ne sont pas tout à fait sûres, dans un inconfort qui peut aussi avoir ses charmes, ses inspirations.

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De l’autre côté de la peau est de ces livres-là, qui parle de la littérature et d’exil, jouant sa partition quelque part entre la fiction et la vie, dans l’invention d’un monde fait de pages autant que de jours : une histoire d’écrivains, de poètes, d’absents, comme parfois chez Roberto Bolaño ou Daniele del Giudice, par exemple. Mais n’écrasons pas Aliona Gloukhova sous de si fortes références, pour remarquer chez elle, d’abord, ce sens si singulier des frontières, propre à celles ou ceux qui ont rêvé, dans les bibliothèques aussi, l’exil de leur vie. Elle est née en 1984 en Biélorussie, vit aujourd’hui au pied des Pyrénées et a publié directement en français, il y a deux ans, un très beau premier livre, Dans l’eau je suis chez moi, récit mouvant, à trous, de la disparition de son père, navigateur naufragé au large de la Turquie, alors qu’elle était tout enfant… 

De l’autre côté de la peau n’est pas sans rapport avec cette obsession de la noyade, si l’on peut ainsi nommer une véritable ligne de fuite poétique, même si son point de départ est un peu différent : la narratrice et double de l’autrice enquête sur un poète méconnu du « blocus » de Leningrad, Guennadi Gor (1907-1981), dont elle découvre qu’il fut dix ans plus tôt le sujet de thèse d’une jeune femme portugaise, Ana, partie elle-aussi sur les traces de l’écrivain dans l’ex-URSS, laissant derrière elle des notes, un journal, et disparaissant dans l’inconnu familier d’un pays où, dirait-on, il est fatal que l’on finisse par se noyer. Trois niveaux organisent ainsi le récit tout en ellipses d’Aliona Gloukhova, dans la discontinuité parfois mystérieuse, plutôt rêveuse, de fragments successifs, à suspens. Qui est Gor ? A-t-il seulement existé ? De quelle autre quête, plus secrète, peut-il être le nom ?

On a cité Daniele del Giudice, parce que Le Stade de Wimbledon – ce parfait chef-d’œuvre d’un écrivain décidément trop méconnu – racontait de même une espèce de parcours initiatique sur les traces, à Trieste puis Londres, de Roberto Bazlen, « écrivain sans œuvre » et figure bien réelle des lettres italiennes, mais dont le récit aboutissait à rendre l’existence à la fois sûre et fictive, incarnation fantomatique et paradoxalement tangible de la plus pure littérature…

L’univers d’Aliona Gloukhova est comme troué par l’idée de la perte, et son texte semble aller d’un îlot à l’autre pour (re)construire la présence continuée de ce(lui) qui n’est plus.

Ce n’est pas exactement ce qui se passe dans De l’autre côté de la peau, mais c’est bien ce qui nous ramène à la rêverie première des bibliothèques, Aliona Gloukhova racontant sa découverte de Gor dans un numéro de La Revue de littérature générale : s’agit-il bien de la mythique revue dirigée par Pierre Alferi et Olivier Cadiot, jamais rééditée depuis sa publication en 1996 ? On le croit, et on aimerait vérifier ce qui serait alors comme une authentification du récit, mais bien sûr il est impossible de savoir où se trouve exactement l’exemplaire de cette revue qu’on est certain de posséder : dans quelle pièce, quel appartement ou cave, quelle ville ? C’est agaçant et un peu merveilleux aussi, cette rêverie du livre perdu, à laquelle nous invite celui qu’on a entre les mains. On se résigne, du coup, à retrouver plus banalement sur internet le sommaire du numéro 2 (et dernier) de La Revue de littérature générale : on n’y trouve nulle trace du poète Guennadi Gor, ou de son prétendu traducteur Mogunov. On en est presque soulagé, rendu à une incertitude qui fait aussi l’intérêt un peu trouble de De l’autre côté de la peau.

Livre, père, poète, amant : l’univers d’Aliona Gloukhova, ainsi, est comme troué par l’idée de la perte, et son texte semble aller d’un îlot à l’autre, fragment après fragment, pour (re)construire du plein, un but, la présence continuée de ce(lui) qui n’est plus. Le poète Guennadi Gor, quel que soit son statut dans la fiction, semble être un prétexte, au fond, davantage que l’objet réel du récit : c’est par lui que la narratrice rencontre sa jumelle étrangère, Ana, et s’intéresse à l’énigme de cette jeune femme, son rapport à l’amour, son histoire avec l’intellectuel Mateo, sa relation particulière au monde dont elle scrute les détails les plus parlants, sa manière enfin de vivre à travers les langues, du portugais au russe, en passant par le français. Et c’est là peut-être l’authentique « sujet » du livre, cette expérience de la langue comme une mise à l’épreuve de l’identité, qui sert de révélateur à des beautés nouvelles, sauvées du naufrage, revenues à la vie selon le principe de « vases communicants » d’une sorte de traduction instantanée.

Écrivant en français, Aliona Gloukhova actualise d’une certaine façon la quête de son héroïne à la recherche d’un poète, d’un autre soi – d’un être-soi : il y a dans sa prose quelque chose comme une beauté non native, un infime murmure d’étrangeté, moins un accent qu’un scrupule, la musique attentive aux choses à dire, à décrire, à raconter. Quelque chose qui est justement l’autre de la poésie (« l’autre côté de la peau » ?), dont on dit volontiers qu’elle est intraduisible, et qui s’exprime ici par l’emprunt d’une langue choisie.

Le fragment est ce qui permet au texte cette poétique parfois presque oraculaire, mi-réflexive, mi-descriptive.

Ce qui donne ces éclats, et de petites merveilles de notations : « Quand Ana mord une pomme, elle sent le cœur des pépins qui bat très fort », « Le bureau de Mogunov est une grande salle, il fait très froid, les murs y sont blancs, oubliés », ou encore : « Ça arrive ainsi, on voit une silhouette au loin, dans une rue en face. Une silhouette courbée, à peine visible, surexposée – le soleil est trop fort. Cette silhouette, pour des raisons inconnues, nous paraît proche, comme une connaissance d’autrefois, et, malgré soi, on ressent une émotion qui n’a pas de nom – un mélange de tendresse et de tristesse pour quelqu’un que l’on ne connaîtra pas. »

Le fragment est ce qui permet au texte cette poétique parfois presque oraculaire, mi-réflexive, mi-descriptive, mise à distance cependant par le dédoublement entre la narratrice et le personnage d’Ana, son alter-ego tâtonnant, dont le journal devient par instants la matière même du livre que nous lisons, comme une manière de palimpseste fluide, hésitant entre la surface et la profondeur du texte, de l’eau, de l’encre : « Je me sens Ana quand j’ai l’image d’un mot et que ce mot ne vient pas. Ana prend ma place, silencieuse, robe longue près du corps, comme sur la photo dans un article consacré à sa recherche. Il y a des gens consistants, écrit Ana, des gens qui savent ce qu’ils vont être le lendemain. Pour Ana, rien n’est acquis, elle se demande si le monde ne s’écroule pas quand elle dort. Comment savoir si on reste la même personne aujourd’hui, et si les autres ne sont pas devenus des étrangers ? »

L’étrangeté est en définitive la grande affaire du livre d’Aliona Gloukhova, et l’originalité peut-être la plus remarquable dans sa manière d’en rendre compte tient à cet art qu’elle a d’infiltrer sans cesse le texte de références à l’élément liquide – eau, pluie, neige… – comme si la langue faisait circuler des fluides, images du naufrage possible, métaphore récurrente du poisson, de la mort partout menaçante et tout autant de la nage salvatrice, plongeon puis remontée jusqu’à l’oxygène du texte retrouvé…

Cette nécessité de se sauver, quand pointe l’éventuel horizon de l’extrême solitude dans la folie, renvoie bien sûr à ce qui faisait le propos du premier livre, dès son titre, Dans l’eau je suis chez moi, et son évocation du père disparu en bateau, événement tragique, irrésolu, fondateur. La narratrice le dit explicitement, par la voix de son double : « La poésie est là pour nous sauver, écrit Ana dans son journal intime, et ensuite : la poésie qui ne veut pas sauver ne m’intéresse pas. Je vois que sa théorie est incertaine, comme elle, c’est dangereux pour une chercheuse d’être si impliquée. » De l’autre côté de la peau affronte, à sa manière, ce danger essentiel, en franchissant le barrage des langues, dans le mouvement d’une prose fragile mais qui avance, déterminée : il y a dans cette nage quelque chose comme du courage, et de la beauté.

 

Aliona Gloukhova, De l’autre côté de la peau, Gallimard, collection Verticales, 2020, 144 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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