(Re)voir au temps du confinement

Contes de liberté pour toutes les saisons, surtout les plus contraintes – à propos de Rohmer

Journaliste

Excellente plate-forme VOD programmée par un collectif de cinéastes, La Cinetek propose actuellement de (re)voir douze films du Grand Momo, comme le surnommaient ses copains de la rédaction des Cahiers du cinéma époque 50’s. On s’arrêtera ici sur deux, trop souvent négligés : Triple agent (2004) et L’Amour l’après-midi(1972).

Malheureux confinés que vous êtes, en sus de toutes les difficultés et de toutes les menaces, vous voilà privés du si réjouissant ouvrage qui aurait dû sortir au moment de la date de la fermeture générale du pays. Françoise Etchegaray fut l’amie, la productrice, la cuisinière, la costumière, la comptable, la conductrice et tant d’autres fonctions encore aux côtés d’Eric Rohmer durant 30 ans.

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Dans ses Contes des mille et un Rohmer aux éditions Exils, elle raconte ses souvenirs avec une vigueur roborative, et une joie de penser et de narrer que renforcent les échappées mélancoliques qui jalonnent ce parcours allant de Perceval le Gallois (1978) aux Amours d’Astrée et Céladon (2007).

À défaut de pouvoir lire encore cette chronique sans tabou ni langue de bois, il est du moins possible de voir ou revoir en ligne, pour la modique somme de 3€ chacun (en location, 8€ en achat) douze films du Grand Momo, comme le surnommaient ses copains de la rédaction des Cahiers du cinéma époque 50’s. Cela se passe sur le site de l’excellente plate-forme VOD La Cinetek, plateforme programmée par un collectif de cinéastes qui l’enrichissent et l’éditorialisent sans cesse.

Avant de poursuivre cette ballade rohmerienne, un aparté : il s’agit là de films de cinéma, c’est-à-dire de films qui ont été conçus pour la salle et le grand écran. Ces caractéristiques demeurent, de manière amoindrie, lorsqu’on voit ces réalisations sur un ordinateur ou une tablette — la perte concernant l’image, le son souvent de manière encore plus décisive, et plus encore l’environnement dans lequel les films sont vus. Mais il reste bien des films de cinéma, et dans la situation actuelle, c’est un bonheur de les retrouver même sous ces formes particulières.

Donc, Eric Rohmer. On ne se donnera pas le ridicule ici de paraître découvrir l’importance de ce cinéaste, mais justement… Le problème est que ça va tellement de soi que cela dispense souvent d’y aller, ou d’y retourner, voir dans le détail. Dans le détail, c’est-à-dire film par film.

L’offre en ce moment accessible sur la plateforme LaCinetek va, chronologiquement, de La Boulangère de Monceau (1962), le premier de l’ensemble « Les Contes moraux » à L’Anglaise et le Duc, antépénultième long métrage, en 2001.

Les détenteurs chanceux de l’admirable coffret de l’intégrale éditée par Potemkine peuvent, eux, s’offrir le plaisir d’un parcours complet, depuis Le Signe du lion (1959) jusqu’à l’adaptation joyeuse et sensuelle de L’Astrée en 2007 — avec en prime une flopée de bonus passionnants. Pour les autres, les douze titres proposés en VOD offrent du moins un très significatif florilège.

Parmi eux, on ne saurait porter assez haut la recommandation de retrouver la pure jubilation des échanges entre Jean-Louis Trintignant engoncé dans son petit costume et Françoise Fabian quasi-nue et cent fois plus libre de Ma nuit chez Maud (1969). La liberté, thème essentiel du cinéma de Rohmer, est le principe même de la réalisation de cette merveille de légèreté, à la fois attentive et inquiète, solaire et hantée, qu’est Le Rayon vert (1986).

De La Marquise d’O à Conte d’hiver, les bonheurs sont multiples et si différents, on ne peut tous les énumérer. On préférera s’arrêter ici sur deux films ayant moins marqué les esprits, et les mémoires, de manière parfaitement injuste, myopie ou malentendu qu’il serait heureux de rectifier.

Tragique de la mise en scène

Vertigineux et troublant, Triple agent (2004) est l’avant dernier film d’Eric Rohmer. S’il est absolument un cinéaste « au présent », celui-ci n’en a pas moins plusieurs fois raconté des histoires situées dans le passé, passé historique (L’Anglaise et le duc), romanesque (La Marquise d’O) ou légendaire (Perceval), mais jamais comme cela. Comme cela c’est-à-dire, d’abord, évoquant une authentique et obscure affaire d’espionnage à la fin des années 30, en s’appuyant sur des images d’archives, en l’occurrence celles de la victoire du Front populaire en 1936.

Puis, dans leur petit appartement parisien, voici qu’apparaissent ceux que, chez un autre cinéaste, on appellerait les deux « personnages principaux », Fiodor et Arsinoe Voronine. Il est russe, elle est grecque, ils s’aiment. Il s’occupe de politique, elle peint et s’occupe de son mari. Ils sont des héros de fiction, mais malgré leur vie commune et leur amour, ils ne sont pas les héros de la même histoire. Ils en mourront.

Le 24e long métrage d’Eric Rohmer est un film tragique. Rohmer a souvent mis en scène les enjeux de ce que chacune et chacun voit, de la manière dont chacune et chacun comprend, peut et veut décrire aux autres, mais aussi se raconte des situations qu’il ou elle rencontre. Situations individuelles, le plus souvent quotidiennes, voire légères, même si elles engageaient des sentiments profonds, des choix de vie.

Mais cette fois, le cinéaste donne de ces mêmes enjeux, dans un contexte particulier, une approche fatale. Au bout de ce qui peut sembler un temps jeux entre marivaudage et espionnage, une guerre mondiale se prépare. Installé à Paris, Fiodor est un jeune général russe blanc qui, outre ses responsabilités dans une association d’officiers tsaristes, s’occupe de « renseignement », pour une cause de moins en moins lisible.

Arsinoe peint des tableaux réalistes, elle se lie à ses voisins communistes et grands admirateurs de Picasso. Entre eux, voici que se déclenche une discussion sur le paradoxe qui fait aimer l’avant-garde esthétique à de fervents soutiens de l’Union soviétique où cette même avant-garde est vigoureusement condamnée.

Il ne s’agit pas d’épiloguer confortablement, 65 ans plus tard, sur des controverses artistico-politiques rabâchées. Il s’agit de faire trembler, au sein même du film, les questions du réalisme, de la stylisation, du rapport à la vérité comme donnée et comme construction.

Comme toujours chez Rohmer, mais selon des modalités infiniment variables, il s’agit d’interroger la nature et les effets du point de vue — question de cinéma évidemment, mais question de rapports humains, d’organisation de la société, de jeux de pouvoir et de relations éthiques, qui font de l’auteur des « Comédies et proverbes » un cinéaste politique et moral de première importance.

Dans Triple agent, c’est Fiodor qui agit, mais de ce qu’il fait, nous ne saurons que ce que voit Arsinoe, et ce que son mari lui en dit. Au cours d’un monologue-performance qui rappelle celui de Trintignant dans Ma nuit chez Maud ou celui de Luchini dans Les Nuits de la pleine lune, ou aussi bien Marie Rivière dans Le Rayon vert, Serge Renko, qui joue Fiodor, expose dans le même élan, à la fois sincère et retors, son amour pour sa femme et sa duplicité professionnelle, son orgueil et sa volonté de ne pas faire souffrir.

Les paroles construisent un véritable vertige, une impression comparable au trucage optique du générique de Vertigo d’Hitchcock. Mais ce ne sont pas des lentilles qui évoluent en sens inverse pour créer le sentiment de s’approcher et de s’éloigner simultanément, ce sont des mots, et des idées. Nulle surprise à ce que Françoise Etchegaray raconte qu’en tournant le film, Rohmer ait affirmé à plusieurs reprises : « c’est mon Vertigo ».

Les voies tortueuses d’une liberté jamais acquise

Dernier volet des « Contes moraux », L’Amour l’après-midi sorti en 1972 n’a pas attiré l’attention dont avait joui à bon droit ses trois prédécesseurs, La Collectionneuse, Ma nuit chez Maud et Le Genou de Claire. Dans le Paris du début des années 70 où il se situe, beaucoup des meilleurs esprits étaient alors mobilisés par des engagements et des affichages plus radicaux, plus explicitement politiques.

Radicalité, politique, choix, engagement, il s’agit pourtant bien de cela, mais abordés selon un angle difficilement recevable à l’époque — non que le film ait été un échec, mais il a ensuite passé sans guère laisser de traces. Le jeune couple typiquement petit bourgeois incarné par Bernard et Françoise Verley sera l’alpha et l’oméga d’un récit qui met aux prises ce que l’homme se raconte de lui-même – pianotant sur le clavier de son désir, de ses principes, de sa fidélité, de ses fantasmes, de son narcissisme – avec l’irruption d’une force (féminine) de vitalité lucide et joueuse, incarnée avec une très belle présence par Zouzou.

La danse d’attraction-répulsion entre l’homme marié et la jeune femme transgressive effleure la possibilité de tous les points de vue, sur la fidélité et l’amour libre, la nature des rapports de travail, d’organisation de la vie urbaine ou domestique, en se gardant bien de trancher. Un des réjouissants paradoxes de l’affaire est que le film fut un succès d’une ampleur inédite aux États-Unis, pour avoir été vu de manière volontariste avec des lunettes women’s lib rehaussé d’un zest de libertinage frenchy, lunettes qui ne sont pas plus celles qu’arbore l’auteur.

Comme toujours avec Rohmer, le film est un admirable documentaire sur une époque et un milieu (les vêtements, les couleurs, les mots et les intonations tout autant que les mentalités), en même temps qu’une aventure farfelue à force de rigueur interne, et la mise en partage, pour chaque spectatrice et spectateur, d’une disputatio faite cinéma.

Avec le sourire, et une machiavélique manière de mêler conte, caricature et chronique, Eric Rohmer déstabilise petit à petit les repères, les certitudes, les zones de confort, aujourd’hui comme il y a près d’un demi-siècle. Aujourd’hui au moins autant qu’à l’époque, les postures d’approbation immédiate des comportements de tel ou telle protagoniste sont délicatement fragilisées, non pour affirmer quoique ce soit, encore moins pour imposer un point de vue, mais pour questionner.

Salutaire en cette année du centenaire de son auteur tout autant qu’au moment où il la mettait en œuvre, la maïeutique ironique et sensuelle d’Eric Rohmer invite chacune et chacun à penser par soi-même, à interroger un peu ses propres certitudes, au long d’un cheminement qui semble une danse sur un fil, mais un fil en zigzag.

NB : On peut, et on devrait voir et revoir les films d’Eric Rohmer. On peut et on devrait aussi lire ou relire ses écrits. Le texte de Triple agent est paru dans la collection de poche des éditions des Cahiers du cinéma, tout comme celui des « Comédies et proverbes » et des « Contes des quatre saisons », tandis que les « Six Contes moraux » sont désormais accessibles aux éditions de LHerne. Un nouveau recueil de ses textes critiques, Le Sel du présent, vient de paraître aux éditions Capricci, il complète le désormais classique Le Goût de la beauté (Flammarion coll. Champs).  


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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