(Re)lire au temps du confinement

Le vrai du faux – sur le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe

Professeur de littérature anglaise

S’il est vrai que, d’une épidémie à l’autre, c’est un « miroir » qui nous est tendu, alors le texte publié par Daniel Defoe, en 1722, soit plus de cinquante après la séquence tragique de la Peste Noire à Londres, a de quoi donner matière à réfléchir.

Matière littéraire

Cinquante-sept années se sont écoulées depuis les ravages causés par la peste bubonique de 1665-1666. Il faut pourtant croire qu’il y a urgence, de la part de Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoe (1719), à y revenir. C’est qu’une autre peste menace – toujours l’épidémie fait retour, nous rappelle l’Histoire. Sous les initiales H.F. (pour Henry Foe, oncle de l’écrivain), il fait paraître un Journal destiné à documenter la nocivité d’un fléau qui fit 100 000 morts, loin des chiffres officiels faisant état de 68 000 victimes. Pour la postérité, et de manière à prévenir une récidive, il stigmatise l’impréparation des autorités et s’émeut de l’aspect « inédit » d’une métropole fantomatique vidée de ses habitants.

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La soi-disant objectivité de la démarche, journalistique dans le choix de la forme, ne tient pas longtemps. Tout dans la Capitale de la douleur et des larmes est « extrême » : passion, agonie, désespoir, terreur. Les bubons logés dans l’aine ou au creux des aisselles gonflent et l’inflammation provoque des souffrances effroyables, à l’origine de comportements paroxystiques. La peste pousse à la folie furieuse des grands délirants. Double peine. Âgé de cinq ans à l’époque, Defoe reconstitue plus qu’il ne se souvient. L’intensité des sensations à vif, malgré la distance temporelle, côtoie la rigueur des données collectées sur le terrain.

À chaque coin de rue naissent des histoires, plus « extraordinaires » les unes que les autres. Histoires de cas, au sens de la clinique, mais elles sont bien plus nombreuses à se présenter comme des embryons de récits, qui avortent presque systématiquement. Histoires particulières de sacrifice ou d’égoïsme à la véracité non garantie, « microfictions » (Régis Jauffret) interpolées, elles pullulent dans ce bouillon de culture, à l’image des diaboliques créatures microscopiques à l’origine, dit la vox populi, de la propagation du fléau par la salive ou les « effluves ».

La préparation du roman est en marche. Sauf que la fiction se veut « faction », mélange de faits et de fiction, et qu’on s’y perd un peu, entre feintise et reportage. Une considération l’emporte toutefois : le péril d’une mort immédiate « ôte les viscères (bowels) de l’amour, du souci de l’autre ». Et seule une mixité générique comme celle du Journal rend légitime le recours à un sensationnalisme au bord de verser dans ce qui est par ailleurs dénoncé, à savoir la montée aux extrêmes.

D’un côté, donc, curieux de tout, Defoe observe mais réserve à son for intérieur la divulgation de « méditations » pas uniquement religieuses. De l’autre, il condamne la mise en quarantaine obligatoire, qui aura enfermé les vivants pêle-mêle avec les morts, sans pouvoir s’empêcher, alors qu’il passe devant les façades des maisons barricadées laissant s’échapper des cris atroces, d’imaginer les vies confinées à l’intérieur.   

Matière éthique

Sous le masque, se tient la question de la vérité, victime de choix dans ce genre de catastrophe. L’objectif de Defoe dans le Journal ? « Donner une idée plus parfaite d’une détresse complexe ». Une complexité en l’occurrence autant éthique que sanitaire, qui l’aura conduit à s’afficher comme celui qui, près de soixante ans après les faits, s’attache à démêler le vrai du faux. Prioritairement, il dénonce ce qu’il nomme « l’erreur du temps ». À savoir, répandue chez les Londoniens, l’addiction aux prophéties, conjurations (on parlerait de « complots » de nos jours) et autres prédictions apocalyptiques.

Se donnant l’apparence d’un consensus, histoire de faire oublier l’exploitation commerciale de la peur dont elle procède, cette vérité n’est que mensonge. Comètes, fantômes, apparitions en tout genre, essor de la magie noire, exorcismes à gogo, trafics d’amulettes, hystérie collective – avant même le déclenchement de l’épidémie, la « Déchéance de rationalité » (Gérald Bronner) était à son comble.

Tel un archéologue de la culture, Defoe exhume le terreau psychique sur lequel la peste aura « pris », telle une greffe monstrueuse. Un « tempérament » national – il se trouve qu’un des mots pour épidémie, en anglais, est distemper, proche de temper qui désigne l’humeur, la mentalité—, pour le moins instable et tourmenté, en situation de grande vulnérabilité, car encore traumatisé par le souvenir de la guerre civile, et les profondes divisions qu’elle aura occasionnées. Un tissu urbain, aussi, d’autant moins pacifié que le retour de la royauté, après le Commonwealth puritain, aura fait affluer à Londres une population avide de revanches et de plaisirs. Sur ce terrain glissant prolifèrent les fake news.

On parle de 20 000 morts par semaine, au pic de l’épidémie, quand bien même le total hebdomadaire n’aura jamais dépassé 8260, on évoque les cadavres s’amoncelant dans les rues, alors que le ramassage des morts fonctionnait parfaitement, il se murmure, à en croire les puissances étrangères, que l’épidémie avait gagné l’ensemble de l’Angleterre, etc. Autant de contre-vérités que le narrateur s’emploie à corriger, leur opposant l’exactitude scrupuleuse d’une vérité dont il défend la nature factuelle.

Mais comment croire les dires d’un romancier ? Bien qu’à la solde du parti whig, H.F. privilégie sa liberté de pensée et défend bec et ongle un salutaire devoir d’incrédulité, notamment à l’encontre des charlatans de tout poil. Au final, il n’aura lui-même tenu aucun compte de l’avis des médecins, pas même de son ami le Dr Heath, si ce n’est pour une occasionnelle concoction aromatique (!) destinée à repousser les mauvaises odeurs.

Matière politico-sociale

Parmi les quatre « clusters thématiques » présents dans tout texte épidémique, René Girard évoquait, dans un article paru en 1974, la peste médicale érigée en « métaphore pour la  peste sociale ». Il voyait la peste comme la métaphore transparente d’une certaine violence réciproque qui se répand, littéralement, comme la maladie. Elle se caractérise, notamment, par un processus d’indifférenciation, de dissolution des différences.

À condition de noter que cette destruction est souvent précédée par un « renversement » : la peste change l’honnête homme en voleur, le vertueux en libertin, la prostituée en sainte, etc. La virulence de la contamination individuelle, en d’autres termes, apparaît comme un reflet de la virulence du collectif. La relation de Defoe s’emploie à donner raison à Girard, pour qui la peste « ne fait pas qu’affecter la société, elle se perpétue par la société qu’elle infecte. »

La société londonienne qu’observe H.F., depuis la position d’homme d’affaires qui est la sienne, est à la fois une sous le regard de Dieu, et divisée sociologiquement et géographiquement. À l’image de l’épidémie, entrée dans Londres par l’ouest et le sud, avant de gagner l’est et ses quartiers populaires où elle se sera fixée, le bilan humain fut violemment déséquilibré. Les pauvres, sans surprise, payèrent le plus lourd tribut, et le narrateur le reconnaît sans ambages. Essentiellement parce que les riches furent les premiers à fuir la ville, se réfugiant à la campagne ou sur des péniches amarrées le long de la Tamise, suivis par la Cour qui s’installa à Oxford.

Il observe que la mortalité élevée chez les indigents aura eu pour conséquence, pour avantage confie-t-il même cyniquement, de faire baisser le risque de trouble à l’ordre public. Et de s’indigner de leurs « nombreuses incivilités » : « Impossible, s’exclame-t-il, de leur faire entrer quoi que ce soit dans le crâne ! » en matière de respect des consignes sanitaires. Et de monter en épingle leur comportement « aventureux », comprenons dangereux, que pas même la nécessité économique est en mesure d’excuser. En prévision d’une prochaine fois, il plaide froidement pour la mise à l’écart des classes laborieuses, mendiants et autres « bouches inutiles », dont il trouve le « fardeau » insupportable pour eux-mêmes et pour autrui.

Ce qui fait du Journal, outre sa dérangeante ambivalence générique, une relation politiquement biaisée, à la fiabilité problématique. Légitimiste, H.F. soutient la municipalité en place et cautionne d’autant plus la façon, « prudente », « humaine » exception faite de la quarantaine, dont les pouvoirs municipaux se sont – se seraient – acquittés de leurs tâches qu’elle tranche avec l’impéritie du gouvernement.

Aux employés municipaux, au personnel médical, il tire un coup de chapeau, pour leur courage et leur sens du devoir, lequel les aura davantage exposés que d’autres professions. Il remercie surtout longuement le maire, dont il n’a de cesse de rappeler les largesses. Sir John Lawrence aura en effet beaucoup distribué d’argent en direction des pauvres – charité intéressée, note-t-il, car destinée à pallier l’impossibilité d’exercer le moindre emploi par temps d’épidémie, en dehors des métiers à risque, comme fossoyeur ou domestique—et donc à prévenir toute émeute.

Le « doigt de Dieu » met un terme, inespéré, à l’épidémie. Le « miracle » survient dans les derniers jours de septembre, au plus fort de l’hécatombe : « encore quelques semaines, et la ville aurait été nettoyée de toute âme qui vive. » La peste s’en est donc allée comme elle était venue. Mais est-ce pour autant un « nouveau visage » que la capitale présente, une fois le gros de la crise passé ? Pas vraiment. Ou alors, si changement il y eut, ce fut « en pire », au grand dam de l’auteur.

Les vieux réflexes sont revenus au galop, les querelles (de religion) ont repris de plus belle et aura prévalu l’ingratitude générale. En définitive, de l’ordalie les esprits sont sortis « endurcis », encore plus cupides et dissolus. Et ce, alors même qu’une telle « conversation serrée avec la mort » eût été de nature à « débarrasser notre esprit du fiel qui l’obscurcit, à réduire les animosités et autres différences entre nous et à nous conduire à une autre façon de faire de voir. » Nous voici prévenus…

Dans cinquante ans et plus, quel impact la pandémie actuelle aura-t-elle eu sur nous, et qu’en retiendra-t-on ? Nul ne peut le dire à cette heure. En attendant, revenons une dernière fois à Defoe. C’est par une strophe « grossière mais sincère », ici librement retranscrite, qu’il choisit de clore son mémorandum « ordinaire » d’une année extraordinairement « calamiteuse » :

À Londres, en soixante-cinq, eut lieu
La plus terrible des pestes.
Fauchées, cent mille âmes ont rejoint Dieu,
Mais moi en vie je reste.   

À méditer toutes affaires cessantes…

Daniel Defoe, Journal de l’année de la peste, trad. anglais Francis Ledoux, Gallimard, 377 pages


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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