(Re)lire au temps du confinement

Réalité et viralité — à propos de La Guerre des mondes de H.G. Wells

Professeur de littérature et d'histoire des médias

Dans La Guerre des mondes, H.G. Wells dépeint l’attaque d’extraterrestres hostiles, finalement décimés par un virus. Relire cette œuvre aujourd’hui, et écouter la version radiophonique proposée par Orson Welles, permet de penser la lutte contre un ennemi commun à l’humanité, mais aussi la place de la science et de la fiction dans le cadre, cette fois, d’une crise qui affecte le monde entier.

On se souvient du scénario développé par H.-G. Wells dans La Guerre des mondes : des extra-terrestres doués d’une intelligence très supérieure à celle des hommes préparent l’invasion et la destruction de la terre en observant ceux-ci pendant des dizaines d’années depuis l’espace. Quand ils débarquent dans leurs fameux tripodes métalliques, c’est le carnage. Les extra-terrestres se nourrissent du sang des hommes, ils tuent environ la moitié de la population humaine avant de mourir à leur tour, victimes de microbes qui ont échappé à leurs facultés d’observation, et contre lesquels ils ne sont pas immunisés.

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Dans ce scénario, c’est seulement pour les abominables extra-terrestres que les microbes sont un ennemi invisible, comme on le dit aujourd’hui un peu partout. Ils viennent d’être découverts et il leur arrive d’être les alliés des hommes, qui les fréquentent depuis longtemps et qui ont par conséquent eu le temps de s’immuniser. Ce sont de gentils microbes en somme (comme on dit de gentils géants) qui échappent aux stratégies de visibilité sur lesquelles s’appuient les cruels envahisseurs. Ceux-ci n’ont pas vu ce qui n’est observable que dans les microscopes et les éprouvettes de Pasteur, de Koch et de tous les autres qui viennent de s’y mettre.

Paru en 1898, le roman de Wells a le sens d’une profession de foi en la science, typique pour l’époque. Il prend acte de l’essor de la microbiologie, qui donne de nouveaux et très sérieux arguments à ceux qui opposent la science et la vérité à la superstition et la croyance. Parfois considéré comme le Jules Verne britannique, Wells a en effet un pied dans la science-fiction, dont il est un des inventeurs, mais un autre dans le discours utopique (et parfois dystopique), dont on sait qu’il lui est souvent arrivé de convoquer la science à l’appui de l’invention de nouveaux modèles sociaux.

En ces temps de confinement où le temps s’arrête, les actualisations intempestives sont sinon légitimes, du moins font-elles passer le temps. On peut interpréter le roman de Wells comme une fable, une critique par avance de la dictature du spectaculaire à laquelle est soumise l’économie contemporaine de l’information. Nos régimes d’attention ne cessent de privilégier le direct et le visible sous toutes ses formes. Et comme les envahisseurs dans le roman de Wells, les monstres adeptes du spectaculaire échouent sur l’invisible, sur un ennemi invisible, qu’on n’arrive ni à voir ni à montrer.

L’intervention d’Orson Welles fait passer la réalité scientifique de la viralité (chez Wells) à une réalité imaginaire.

Alors rêvons un peu, espérons un peu. On peut par exemple se dire qu’il n’est pas impossible qu’un Donald Trump, en qui le spectaculaire s’est incarné (comme un très puissant virus, mais un autre) et que rien jusqu’à présent ne semble pouvoir arrêter, échouera sur la pandémie, que celle-ci fera peut-être capoter sa réélection. En tout cas, elle l’oblige d’ores et déjà à abandonner – avec mauvaise grâce – le rôle d’animateur de téléréalité auquel il tient tant[1], à essayer de se comporter comme un président à peu près vrai et décent, et par exemple à rationner ses nombreuses attaques et insultes sur Twitter au profit d’une attitude plus consensuelle.

Il est assez piteux dans ce nouveau rôle, il ne peut s’empêcher de se défausser de ses responsabilités, il a encore beaucoup de progrès à faire, mais on ne peut pas exclure qu’il soit obligé de pousser la normalité jusqu’à faire un jour preuve d’un brin d’empathie au moins télévisuelle, cette chose si étrangère à l’état d’esprit de tout animateur de téléréalité qui se respecte. Quand tout un pays risque le chômage, c’est plutôt malvenu de continuer à jouer à « You are fired ».

On a tendance à oublier que La Guerre des Mondes est un roman plus que centenaire, écrit dans le contexte d’une montée en puissance de la science. C’est dû notamment à la célèbre version radiophonique du roman, produite en 1938 par Orson Welles, déjà à l’époque grand amateur de faux, comme en témoignera 25 ans plus tard son passionnant documentaire F for Fake, tourné en 1973. L’intervention d’Orson Welles fait glisser Wells du statut de contemporain de Jules Verne à celui de complice d’Aldous Huxley ou de George Orwell. Mais plus important peut-être, elle fait passer la réalité scientifique de la viralité (chez Wells) à une réalité imaginaire, et ceci à un double titre.

Avec la version radiophonique de La Guerre des Mondes, Welles produit un faux, ni plus ni moins. Derrière son micro, il fait comme si les extraterrestres étaient là, comme s’ils étaient sur le point de nous détruire. Le but recherché est de déclencher un effet de panique, soit tout aussi bien un effet de contamination par l’imagination. Il imagine en somme, avant beaucoup d’autres, quelque chose comme la communication virale, qui se répandrait comme une trainée de poudre, alimentée par la seule imagination, ou la croyance.

Le mythe, évidemment soutenu par Orson Welles lui-même, veut que des millions d’Américains à l’écoute de son émission aient effectivement été pris de panique, mais c’est un mythe, ou un deuxième faux venant soutenir le premier. La panique des Américains est restée aussi imaginaire que l’invasion de notre planète par les extraterrestres. Mais Orson Welles aura ainsi détourné le roman de Wells au profit de la mise en acte d’un imaginaire de la communication (artistique) conçue comme contamination virale, au profit d’une contagion par le faux, dont Welles met les ressources au service d’une démonstration presque didactique. Il y a toujours des mondes en guerre ou sur le point d’y entrer, mais ce ne sont plus tout à fait les mêmes.

Le cinéaste est loin d’avoir l’exclusivité de cet imaginaire. On peut notamment en suivre les avatars dans toute l’histoire des avant-gardes, des années 1920 aux années 1960. S’il y a un nom qui s’impose ici, c’est celui d’Antonin Artaud, qui fait d’ailleurs le lien entre les années 1920 (surréalistes, pour dire les choses vite) et les années 1960, marquées par de très nombreuses expériences de théâtre « rituel » se réclamant de lui (pour dire les choses vite également), dont le point commun est de disqualifier la communication théâtrale discursive au profit d’une communication par pure identification, d’un effet d’adhésion ou de croyance. Avec la version radiophonique de La Guerre des mondes, Welles aurait en somme appliqué le programme du Théâtre et la peste conçu quelques années plus tôt par Artaud, et il n’est évidemment pas insignifiant que Welles choisisse non pas le théâtre ni même le cinéma pour son application, mais bien la radio, qui vers 1938 est en train de s’imposer comme média de masse sur la planète entière, pour le meilleur et surtout le pire.

La radio est à l’époque ce que l’on fait de mieux en matière de communication virale ou de circulation aussi rapide que possible de fake news, elle est beaucoup plus à même de provoquer une panique que le théâtre ou le cinéma, en particulier parce qu’elle dispose des ressources du direct. Welles tente en somme de porter la panique là où elle peut réellement se produire, dans les médias de masse. Nul doute que s’il revenait aujourd’hui, il s’intéresserait de très près à Facebook ou à Twitter et à leur potentiel viral.

Mais revenons un instant sur Artaud. Dans Le Théâtre et la peste, celui-ci commence par insister sur le fait que la peste n’est pas une maladie virale, qu’on ne la désigne comme telle que par « facilité verbale[2] ». On appellerait en somme virus (de la peste) ce qui n’en est pas un, ce qui relève d’une communication par l’imaginaire ou par l’imagination, magique, pour ne pas dire miraculeuse. En d’autres termes, tout se passe comme si la communication virale-imaginaire émergeait sur fond de neutralisation ou de disqualification de la vérité et des mots mis à son service, pour le meilleur et le pire également : pour le meilleur, peut-être, lorsqu’il s’agit du projet théâtral d’Artaud et de ceux qui ont tenté de le suivre dans cette voie, et pour le pire lorsqu’il s’agit de la propagation de mensonges, de croyances et de superstitions.

On ne lui échappe pas [au virus], on ne badine pas avec sa vérité.

On pourrait se demander, comme pour l’utopie et la dystopie, si le meilleur et le pire sont vraiment si éloignés l’un de l’autre, si la communication virale contemporaine n’est pas la réalisation pour le moins dégrisante d’une certaine axiomatique avant-gardiste, comme il est d’ailleurs possible de le constater dans beaucoup d’autres domaines d’application des technologies numériques (l’idéologie participative, l’auctorialité collective, etc.). Mais quoi qu’il en soit, on relèvera que le Covid-19 vient sérieusement gripper la machine spectaculaire : parce qu’il est irréfutablement vrai, parce qu’il n’est pas une facilité verbale, parce qu’il n’est pas imaginaire, parce qu’il n’est pas une plaisanterie inventée par les démocrates (comme Trump a commencé par le prétendre), parce qu’on ne s’en débarrasse pas par des injonctions ou des gesticulations (on ne peut pas dire « you are fired » au virus), et parce que pour s’en débarrasser il faut de la méthode (scientifique) et non pas un miracle (il y a quelques jours encore Trump semblait en attendre un à Pâques).

Le virus est là, vraiment là. Il nous colle à la peau. Non seulement il n’est pas une facilité verbale, mais il disqualifie ceux qui s’accrochent précisément aux facilités verbales – ceux qui, il y a quelques semaines encore, glosaient sur la « psychose », jouaient les bravaches, prenaient les Chinois (« avec leur dictature ») de haut et de loin, ou donnaient des leçons de politique à des pouvoirs publics presque unanimement pris de court. Il est là, il s’impose non pas par des effets de discours qui feraient l’objet d’interprétations, de spéculations, de débats plus ou moins théâtralisés, mais avec des chiffres, des statistiques répétées jour après jour partout dans les médias, sur le nombre de cas, de personnes hospitalisées, décédées, guéries, sur les pénuries de lits, de personnel et de matériel dans les hôpitaux, sur l’économie qui s’effondre, le chômage qui explose.

On ne lui échappe pas, on ne badine pas avec sa vérité. Les fake news lancées à son sujet sont dérisoires, les théories conspirationnistes (Kim Jong-Un n’a-t-il pas averti qu’on verrait ce qu’on verrait ?) n’intéressent personne, les débats politiques s’étiolent, et même les discours rédempteurs (« ce qui ne me tue pas me rend plus fort », disait le philosophe) ne suscitent que des haussements d’épaule. Enfin les nouvelles sont de moins en moins nouvelles, puisque ce sont les mêmes tous les jours, et cela va durer : les mêmes chiffres, les mêmes morts, le même ennemi toujours aussi invisible, qui vide le spectacle médiatique de tout ce qui le rendait intéressant, de tout ce qui aurait de la valeur dans l’économie de l’attention.

Le virus n’est pas intéressant, il est juste là, de plus en plus là, dans sa transparence, qu’il faut entendre dans un double sens. D’une part, parce qu’il est transparent, on ne le voit pas : c’est l’inverse de la pseudo-transparence du spectacle et de ses systèmes de surveillance, qui ont la prétention de tout voir et de tout montrer. On ne voit pas le virus, on ne voit pas les malades ni les morts, on ne voit que ceux qui les soignent, héros souvent masqués (on ne les reconnaîtra donc pas), et les experts qui informent. Et donc d’autre part, grâce à ceux-ci, on sait tout ce qu’il est possible d’en savoir. Ce qui n’empêche pas les contradictions, mais ce n’est pas le rôle de la transparence de résoudre les contradictions : personne ne peut sérieusement prétendre qu’on nous cache actuellement la réalité du virus.

Dans la version filmée de La guerre des mondes (réalisée en 2005 par Steven Spielberg), le cauchemar se termine avec une scène où un petit monstre extra-terrestre qui ressemble fortement au célèbre E.T. (de Spielberg également), avec la traditionnelle peau et tête de tortue, tombe de son tripode comme un fruit pourri, agonisant, bavant, un peu gélatineux, venant mourir sur cette terre qu’il a saccagée. Les microbes l’ont eu, ils procèdent à la liquidation des extraterrestres. Je sais que cela ne durera pas, que le spectacle et toutes les formes de communication virale qu’il affectionne reprendront bientôt vie, comme la pollution de la planète provisoirement suspendue, mais pour l’instant nous en sommes à sa gélatinisation, à sa liquidation. Dans ses Commentaires sur la Société du spectacle (1988), Guy Debord notait que le spectacle avait tout envahi, qu’il n’avait plus d’ennemi (si ce n’est éventuellement le seul Guy Debord). Il n’est pas exclu qu’il soit désormais en passe d’en retrouver un, très virulent.

[1] James Poniewozik, Audience of One. Donald Trump, Television and the Fracturing of America, Liveright, New York, 2019.

[2] Antonin Artaud, Œuvres Complètes, IV, Gallimard, 1978, p. 17.

 

Herbert George Wells, La Guerre des mondes, trad. anglais Henry-D Davray, Folio, 2005, 320 pages.


Vincent Kaufmann

Professeur de littérature et d'histoire des médias, MCM-Institute de l’Université de St. Gall, Suisse

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