(Re)lire au temps du confinement

Confinement et chambre à soi – sur A Room of One’s Own de Virginia Woolf

Philosophe

En 1929, dans A Room of One’s Own, Virginia Woolf affirme qu’avoir une pièce à soi où réfléchir librement est une condition sine qua non de la pensée, et que c’est ce qui a manqué aux femmes dans l’Histoire pour écrire. Mais la liberté d’avoir une pièce à soi est indissociable de la liberté d’en sortir. Le confinement nous invite donc à penser une nouvelle fois le rapport des femmes et de leur espace.

Virginia Woolf publie un essai en 1929, intitulé A Room of One’s Own, composé à partir de deux conférences données en octobre 1928 à la Société des Arts à Newnharn et à Odtaa à Girton, étoffées et développées, alors que chacune était déjà à l’origine trop longue pour être lue en entier. Il y avait beaucoup à dire sur le sujet que les puissances invitantes lui avaient proposé.

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L’essai, cependant, commence par « Mais ». Adversatif. Un regimbement. Quel était le sujet qu’on lui avait donné ? « Les femmes et la fiction. » Voilà donc Virginia Woolf qui dès le début s’oppose et fait un pas de côté, décale le regard de la direction indiquée, et déclare forfait, affirmant dès les premières lignes qu’elle ne remplira pas le contrat, qu’elle ne pourra pas arriver à une conclusion, une thèse forte, univoque, qui tiendrait en quelques phrases. Elle contrarie ainsi les attendus dans ce domaine, où le « premier devoir des conférenciers [ou des essayistes], est de vous délivrer, après avoir discouru une heure, une pépite de pure vérité destinée à être ramassée dans votre bloc-notes et conservée sur votre cheminée pour toujours ». Tout ce qu’elle peut faire, assure-t-elle dès l’abord, c’est opiner au sujet d’un point « mineur » : « une femme doit avoir de l’argent et une pièce à elle si elle doit écrire », laissant irrésolus le grand problème de la vraie nature des femmes et de la vraie nature de l’écriture.

Dès la première page, elle avance cette opinion sur le besoin d’avoir une « chambre » à soi – enfin, pour être exacte, « a room of one’s own » en anglais. « Room » veut dire « pièce », mais on a traduit en français par « chambre », dans une première traduction du reste tardive puisqu’elle date de… 1951 (!), mais qui a marqué les usages. Pourquoi ? Pourquoi choisir et dire « chambre » en français, alors que Virginia Woolf n’employa jamais le mot anglais correspondant « bedroom », ni d’ailleurs « chamber », d’usage ancien ; mais bien le mot « room », simple, courant, générique mais très concret, car il véhicule l’idée de quatre murs et d’une porte que l’on peut fermer derrière soi – mais aussi que l’on peut ouvrir pour sortir

En un mot, pourquoi ne pas employer le mot « pièce » en français ? Trop trivial ? Justement, c’est cette trivialité, celle de la réalité concrète, que veut affirmer Virginia Woolf d’entrée de jeu. Le premier chapitre de l’essai, au ton propre, franc, au style déployé, imagé, à la lucidité tranchante, ironique, à l’intelligence pénétrante, large, lie immédiatement la question de la création à la question essentielle de ses conditions matérielles. Où ? Comment ? Dans quel environnement ? Avec quels encouragements ? Dans quelle tradition ? Quel aiguillon ? Quoi ? Quel objet ? Avec quelle liberté ? Avec quel objectif ?

Virginia Woolf commence par le commencement, les conditions de la seconde naissance des humains au monde : les conditions d’éducation. Par les moyens de la fiction, elle souligne la différence de conditions entre le type d’institutions réservé aux femmes, à l’existence très récente, qu’elle va baptiser « Fernham », et l’Université par excellence, avec un grand U, qu’elle va appeler « Oxbridge » (nom-valise voilant à peine ses références, Oxford et Cambridge, mis en usage par Thackerey), université réservée à la gent masculine depuis sa création, non seulement prestigieuse, mais très généreusement dotée, de sorte que ses « pensionnaires » sont très bien traités. Ils déjeunent avec largesse de mets cuisinés, délicats, dans une ambiance privilégiée. Le personnage créé par Virginia Woolf, Marie Seton, ce jour-là, déjeune à Oxbridge et dîne à Fernham. Quel contraste ! Le déjeuner fut excellent, raffiné, non seulement roboratif, nourriture pour faire fonctionner le corps, mais nourriture propre également à épanouir l’esprit ; mais le dîner fut fonctionnel, fruste, grossier, sans agrément, sans délicatesse. Pourquoi cette différence ? C’est que les femmes, de leur état, sont pauvres. Elles sont trop pauvres pour doter les institutions qui leur sont réservées de largesses financières suffisantes pour traiter ou prendre soin de leurs pensionnaires féminines aussi bien que les institutions réservées aux étudiants masculins. Mais pourquoi les femmes sont-elles (beaucoup) plus pauvres que les hommes ?

Les femmes n’ont ni le loisir ni le lieu pour inventer des moyens d’indépendance, d’autonomisation.

De pourquoi en comment, Virginia Woolf mène l’enquête sur les conditions de vie matérielles des femmes, définit les environnements idéologiques oppressifs qui les entourent et les conditionnent, expose la réalité de l’exclusion séculaire, millénaire, subie par elles ; et parallèlement décrit la pression des confinements forcés, et les déficiences, les reniements et les privations qui nécessairement en découlèrent et continuaient d’en découler. Aucune femme n’avait participé, contribué au grand œuvre dramatique et poétique élisabéthain. Il est bon d’abord de s’étonner, pour mieux comprendre ensuite l’implacabilité des causes que Virginia Woolf traque, et dont elle persuade sensiblement par la force argumentative apportée par la fiction.

Imaginez donc que Shakespeare eût une sœur, Judith, aussi douée et prédisposée que lui à la suractivité, au grand ouvrage, à la création chef-d’œuvrale : qu’eût-elle pu écrire – et faire – librement à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, en ces temps où les femmes étaient interdites de scène ? Car comme l’écrit si justement Virginia Woolf, « la liberté et la plénitude de l’expression sont l’essence de l’art » (chapitre 4). Ainsi, cela paraît évident : quand les femmes sont les objets de toutes sortes de servitudes, de contraintes, de pressions, elles ne peuvent être que très difficilement et marginalement leurs propres sujets, elles n’ont pas en général la liberté d’exprimer une subjectivité, de l’affirmer et d’en faire une position, un front d’où parler haut et fort, d’où revendiquer la parole de manière assurée et aisée.

Les résultats concrets de l’enquête menée par Virginia Woolf aiguillonnent son sens des vrais problèmes : « Elle [la femme] n’écrit jamais sa propre vie et à peine tient-elle un journal ; il y a à peine une poignée de lettres conservées. Elle n’a laissé aucune pièce de théâtre, aucun poème qui nous permettrait de fonder un jugement sur elle. Ce que l’on veut, pensais-je – et pourquoi une brillante étudiante de Newnham ou Girton ne la fournirait-elle pas ? –, c’est une masse d’informations : à quel âge se mariait-elle ? combien d’enfants avait-elle en règle générale ? à quoi ressemblait sa maison ? avait-elle une pièce à elle ? faisait-elle la cuisine ? était-il probable qu’elle eût une servante ? » (chapitre 3).

Dans la plupart des cas, et sur le temps très long, Virginia Woolf insiste : les femmes n’ont ni le loisir ni le lieu pour inventer des moyens d’indépendance, d’autonomisation. On pourrait se figurer la chose en disant que l’absence de bastion, de château fort, ou de place forte entourée de remparts et de douves permettant le repli et l’isolement, entraîne la faiblesse du for intérieur et l’impossibilité de construire solidement une œuvre et une destinée à soi appuyée sur une tradition pérenne. Il faudra élaborer au milieu de l’agitation, réduire la focale et l’ambition. Écrire au milieu du salon si l’on peut, comme Jane Austen. Et comme le note avec acuité Virginia Woolf, il est plus aisé d’écrire de la prose et de la fiction au salon (imaginez à la cuisine ou dans la chambre des enfants), que d’écrire de la poésie ou du théâtre. Et elle ne parle pas de philosophie, du moins pas à ce moment où elle pointe les restrictions matérielles réelles pesant sur les femmes, qui les confinent au sujet domestique et social, les excluant historiquement des préoccupations publiques et métaphysiques.

Alors on pourrait ramener ce que dit Virginia Woolf à ce qu’avançait « déjà » Pascal en son temps, en butte à l’agitation humaine et au paraître social. On se souviendrait ici vaguement d’un fragment des Pensées de Pascal, et on conclurait que Virginia Woolf ne dit pas autre chose que lui : le lieu du salut, le but de la quête du soi se trouve dans la chambre. Et la raison de la traduction de « room » par « chambre » deviendrait évidente ! Une référence à Pascal se glisse dans la traduction du titre de l’essai de Virginia Woolf. Décidément, oui, par le biais de la langue française, de l’usage courant de notre langue alors que l’on parle d’une œuvre écrite dans une autre langue, de manière inaperçue, on ramène en fait Virginia Woolf à Pascal (elle ne dirait pas autre chose que lui) et on réduit sa pensée à elle en la renvoyant à une autre : étrangère et, il faut bien le dire en l’occurrence, masculine.

Mais voyons ce que dit Pascal un peu plus précisément : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir » (édition Brunschvicg, 139).

On isole souvent l’idée (et on en fait une thèse) que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre » ; alors que cette idée est formulée dans un contexte circonstanciel, et est présentée comme un propos souvent tenu pour expliquer « le malheur des hommes ». Ce n’est qu’une introduction à un propos plus élaboré faisant de cette situation (ne pas savoir demeurer dans une chambre) une conséquence d’un phénomène plus fondamental : la tendance au divertissement, qui nous détourne de la pensée de choses sérieuses et de l’évaluation honnête de la réalité sans fard, et où l’imagination a toute part, faisant prospérer les illusions des hommes (qui les conduisent à leur malheur) et leur vanité (qui condamne l’accès à leur salut, à commencer par leur tranquillité d’âme et à une vie de qualité qui ne soit ni survie ni agitation). D’où certes la condition ajoutée par Pascal au fait de « demeurer dans une chambre » : y demeurer « en repos ».

Risque d’obésité mis à part, le confinement, fût-il volontaire, n’est peut-être pas du tout un pas vers l’autonomie et une qualité de vie supérieure, ce serait même peut-être le contraire.

La clé du bonheur (c’est-à-dire le contraire du malheur) serait donc le confinement, quand il est volontaire ? Cela ferait la part belle au fait d’être raisonnable, à la fois motivation saine du comportement et objectif à atteindre. Savoir demeurer dans sa chambre, ce serait savoir s’y retrouver, savoir y confronter et y déjouer le divertissement, la tentation de se détourner de soi, désamorcer l’urgence nerveuse de se lancer dans une course effrénée après des biens et des plaisirs, ou encore savoir dresser le rempart de ces murs contre ce qui empêche de déployer ses talents, sa richesse intérieure, savoir créer un sanctuaire, un refuge, un enclos protégé. « Demeurer chez soi avec plaisir » dit Pascal. Et avec profit apparemment.

Mais est-ce vrai ?… Risque d’obésité mis à part, le confinement, fût-il volontaire, c’est-à-dire apparemment choisi, appliqué sans peine ou sans contrainte apparente, n’est peut-être pas du tout un pas vers l’autonomie et une qualité de vie supérieure, ce serait même peut-être le contraire. L’absence de peine ou d’effort quand on ne bouge pas de place, quand on demeure en repos sans divertissement extérieur, et quand on s’occupe ou s’adonne à des activités que l’on aime, ou qui sont nécessaires (mais qui peuvent donner satisfaction quand elles sont accomplies parce qu’on devait les faire), cela peut être bien, c’est-à-dire utile, agréable, bénéfique, mais ce n’est pas pour autant que cela vous rend plus libre, plus autonome, plus conscient de vous-même, et de votre puissance.

Ainsi, la pièce que revendique Virginia Woolf n’est pas la chambre de Pascal. Elle ne désire pas y demeurer en repos, ni elle ni les autres, et surtout pas les autres femmes. Dans le quatrième chapitre, elle se souvient des propos de Jane Eyre, dans le roman éponyme de Charlotte Brontë. Celle-ci avait l’habitude d’aller sur le toit du manoir isolé où elle est gouvernante et, une fois devant le panorama et l’horizon, elle prenait conscience « que j’aspirais à une puissance de vue qui pourrait surpasser cette limite ; qui pourrait atteindre le monde affairé, les villes, les régions pleines de vie dont j’avais entendu parler mais que je n’avais jamais vues ; que je désirais davantage d’expérience pratique que je n’en possédais, davantage d’échanges avec mes semblables, davantage de contacts avec des personnes plus variées que celles qui étaient dans mon entourage… Il est vain de dire que les êtres humains doivent être satisfaits d’avoir la tranquillité : il leur faut de l’action ; ils la fabriqueront, si elle leur fait défaut. » Et Virginia Woolf de commenter : « elle [Charlotte Brontë] savait, mieux que personne, de quel énorme profit son génie aurait bénéficié s’il ne s’était dépensé en visions solitaires par-delà des champs lointains, si l’expérience, les échanges et les voyages lui avaient été accordés. Mais ils ne lui furent pas accordés ; ils lui furent déniés ». Ainsi, il faut impérativement sortir de sa chambre. « Chambre » ici étant une métaphore pour tout ce qui est de l’ordre du familier, du connu, du subsumable sous des catégories qui nous font manquer l’arrête vive de la réalité, cette piqûre qui étonne et qui pousse à en savoir davantage, à connaître davantage et mieux ce qu’il y a connaître, sans se satisfaire de vivre sans peine et avec confort.

Alors Virginia Woolf achève de s’expliquer (chapitre 6) : « quand je vous demande de gagner de l’argent et d’avoir une pièce à vous, ce que je vous demande c’est de vivre en présence de la réalité une vie vivifiante ». Tonique. Excitante. Persévérante. Aiguillonnante. Stimulante. Désirante. Elle demande in fine de « penser aux choses en elles-mêmes », donc de faire de la philosophie. Pour cela, comme elle le formule de manière nette dès la fin du premier chapitre : « je pensais combien il est pénible d’être exclu (locked out) ; et je pensais combien c’est pire peut-être d’être enfermée (locked in) ».

Enfermée dehors, ou dedans ? Il n’est pas ici question d’un choix, mais l’enjeu est de se déterminer à éviter l’empirement d’une situation qui demande toujours à être améliorée. Et j’accorde ici au féminin car la situation normale des femmes a été le plus souvent le confinement. Et quand il est de retour, même au nom de notre bien, de notre santé, il est toujours à craindre que pour les femmes, ce soit un retour à la situation normale, celle des normes historiques, celle qui a dominé son histoire muette et anonyme, l’histoire si longue d’un confinement domestique mettant les femmes à l’écart de la réalité extérieure et des affaires publiques.

Avoir une pièce à soi, c’est pouvoir en sortir. Revendiquer la jouissance de cette pièce, ce n’est pas désirer demeurer en repos dans une chambre, surtout si on y a demeuré confiné, longtemps, très longtemps, sans pouvoir sortir, et assigné à certaines tâches réservées : le ménage, la cuisine, les enfants. Il peut être opportun de rappeler cette différence entre la jouissance d’une pièce à soi et le repos confiné dans une chambre, entre ce qui marque un commencement pour une carrière vouée à l’invention, à la création, qui ne peut se référer à aucune tradition dominante et conservatrice, et le fantasme (masculin) de tout arrêter, signe d’exténuation. Tout particulièrement opportun en un moment où, avec le confinement, on voit passer sur les réseaux sociaux, des placards sur la charge domestique incombant à qui ? Aux femmes dans la plupart des cas. Astiquer, cuisiner, faire les devoirs avec les enfants – et le nouveau-venu, le homeschooling : les fichus repoussent sur les têtes des femmes. Une vignette de Nine Antico, dessinatrice, tirée de Maléfiques, album publié en 2019, après une première publication par planches dans Le Monde, décrit très bien ce fond, cette menace latente : il y a trois protagonistes dans une pièce, deux femmes et un enfant en bas âge ; cependant que le bambin fume relax sur le canapé, l’une, portant une cocotte fumante, tance l’autre en train de nettoyer à genoux : « ENCORE EN TRAIN D’ASTIQUER !?! », l’autre lui répartit du tac au tac : « ET TOI, DE CUISINER… ! » Et la chute du dessin tombe, tranchante et rapide comme un couperet : « IL VONT NOUS RETIRER LE DROIT DE VOTE, SI ON CONTINUE ! »

(NDLR : les phrases de Virginia Woolf ont été traduites par l’auteure de l’article)

Virginia Woolf, Une chambre à soi, trad. de Clara Malraux, 10/18, 2017 [édition originale A Room of One’s Own, 1929]


Mériam Korichi

Philosophe, Dramaturge, metteure en scène

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