Guerre d’occupation et morts en série – sur La Peste d’Albert Camus
On croyait connaître La Peste de Camus, grand roman fondateur de l’après-guerre paru en 1947, et puis on le relit alors qu’on est confiné contre le Covid, et on tombe sur cette phrase de Daniel Defoe mise en exergue par Albert Camus : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas » [1]
On se rappelle alors que Camus a conçu La Peste pendant la Seconde Guerre mondiale comme une trilogie de l’absurde, avec Les Justes créée en 1949 et L’Homme révolté paru en 1951 : un roman, une pièce de théâtre et un essai philosophique pour dire, au sortir de la guerre, le choix entre être et ne pas être. Mais alors que la pièce situait ce choix face à l’attentat terroriste et l’essai face au suicide, le roman le situe face au confinement – trois visages du nihilisme moderne. « Suicide et meurtre sont ici deux faces d’un même ordre, celui d’une intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d’une condition limitée la noire exaltation où terre et ciel s’anéantissent » [2]
L’expérience du confinement fait basculer la fiction dans le réel. Elle insère dans ce printemps 2020 l’imaginaire des périodes de guerre : la déclaration martiale d’Emmanuel Macron, mêlant les accents de Clemenceau et de Jaurès, rejoint le souvenir de la « drôle de guerre » suivie de l’occupation allemande. Nous serions confinés chez nous par un ennemi invisible venu de Chine, comme nous l’avons été lorsque l’armée allemande se battait contre nous dans des tranchées ou occupait nos villes et nos villages – mais cette fois l’Allemagne accueille nos patients et la Chine nous envoie des masques. Il est alors « raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement » comme « quelque chose qui n’existe pas », pour nous poser la question : qu’est-ce qu’une « guerre d’occupation » quand l’ennemi est un microbe ?
Roland Barthes a reproché à Albert Camus, à la suite de la critique de L’Homme révolté par Francis Jeanson dans Les Temps modernes, de magnifier des héros solitaires face à la violence du temps présent. Camus lui répondit que La Peste marque par rapport à L’Étranger la même rupture que L’Homme révolté par rapport au Mythe de Sisyphe : passant « d’une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d’une communauté dont il faut partager les luttes », son évolution « s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation ». « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. Ajoutons qu’un long passage de La Peste a été publié sous l’Occupation dans un recueil de combat, et que cette circonstance à elle seule justifierait la transposition que j’ai opérée. La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins. » [3]
Comment utiliser les ressources de l’imaginaire pour nous préparer à la réalité du retour cyclique des catastrophes ?
Il fallait le courage du résistant pied-noir exilé à Paris et souffrant de la tuberculose pour comparer l’occupation de la France par l’armée nazie – que l’on appelait « la peste brune » – à la ville d’Oran envahie par la bactérie causant la peste bubonique, car l’Allemagne avait justifié son occupation par sa capacité à éradiquer les maladies infectieuses par la bactériologie, dont elle était une des terres d’invention à travers la rivalité entre Pasteur et Koch. Nul triomphalisme ou désir de revanche cependant chez Camus : il s’agit plutôt pour lui de préparer son lecteur à la prochaine occupation, en lui demandant : « que feras-tu cette fois-ci ? »
Le problème posé par Camus est en effet de faire passer la peste de l’imaginaire au réel, de réunir tous les récits de la peste – Thucydide, Lucrèce, Boccace… – dans un roman réaliste qui parle de la situation présente. Camus pose ainsi un problème qui est le nôtre, avec une conjoncture différente : si la préparation aux pandémies implique des techniques de l’imagination (percevoir à l’avance les signes précoces de l’épidémie, simuler les gestes qui sauvent pour se prémunir du pathogène lorsqu’il est vraiment là, stocker des masques et des traitements pour limiter la pénurie), comment ces technologies peuvent-elles être adaptées au risque réel ?
« Ce qu’il fallait faire, c’était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s’arrêterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement. Si elle s’arrêtait, et c’était le plus probable, tout irait bien. Dans le cas contraire, on saurait ce qu’elle était et s’il n’y avait pas moyen de s’en arranger d’abord pour la vaincre ensuite. » [4]
Alors que Camus utilise la peste comme une métaphore pour penser la guerre et que nous utilisons la guerre comme une métaphore pour penser l’épidémie de Covid, le problème est le même en 1947 et aujourd’hui : comment utiliser les ressources de l’imaginaire pour nous préparer à la réalité du retour cyclique des catastrophes ? Comment « imaginer Sisyphe heureux » [5] au temps des pandémies ?
La solution littéraire trouvée par Camus à ce problème est un journal de la peste, tenu par un narrateur dont on apprend à la fin du roman qu’il est le docteur Rieux. Celui-ci soigne les malades avec un sérum et rapporte surtout les cas et les décès de façon à décider des mesures de quarantaine. Rieux n’est pas un narrateur omniscient qui sait à l’avance quand l’épidémie va atteindre son pic et son reflux : c’est un observateur neutre au milieu de la ville, qui décrit l’épidémie comme un moment statique suspendant l’expérience du temps.
Comme l’a montré François Hartog à partir du diagnostic de la peste par Thucydide, l’épidémie fige ses victimes dans le « présentisme », dont elle montre en même temps les défaillances. « Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. À la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait pour nous que des instants ». [6]
Si le temps cesse d’être l’accomplissement d’un destin pour devenir la répétition des instants, c’est que les morts arrivent en série sous le regard du médecin. Dans La Peste, la mort cesse d’être un scandale existentiel, comme elle l’était dans L’Étranger, pour devenir un fait statistique. Cette agrégation des phénomènes sociaux en série est depuis Gabriel Tarde un des grands problèmes des sciences sociales.
Jean-Paul Sartre a voulu le résoudre, dans la Critique de la raison dialectique en 1961, en décrivant comment ces phénomènes en série préparent l’avènement d’une révolution des valeurs par l’expérience de la rareté, selon le modèle des « groupes en fusion ». Mais comme l’a remarqué Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage en 1962, Sartre ne faisait ainsi que formuler un mythe de la société française, en plaquant sur les individus attendant le bus à Saint-Germain des Prés en 1960 le modèle de la Révolution Française par des citoyens demandant du pain en 1789. Camus résout le même problème en recourant à une tradition non-occidentale : celle du taoïsme de Tchouang-Tseu.
Dans son carnet de notes en 1942, Camus écrit en effet : « Tchouang-Tseu (3e des grands taoïstes – 2e moitié du IVe siècle av. J.-C.) a le point de vue de Lucrèce : “Le grand oiseau s’élève sur le vent jusqu’à une hauteur de 9000 stades. Ce qu’il voit de là-haut, ce sont des troupes de chevaux sauvages lancées au galop.” » [7] Le problème littéraire que Camus se posait en passant de Thucydide à Lucrèce était en effet l’inverse de celui qu’il soulevait en passant de L’Étranger à La Peste. Thucydide montre que la peste atteint les conditions de la vie sociale dont il maintient l’idéal démocratique, alors que Lucrèce décrit la peste comme un ensemble de conditions matérielles à la façon d’un sage épicurien regardant la tempête depuis le rivage. Tchouang-Tseu résout ce problème entre collectivisme et individualisme interne à la tradition occidentale en décrivant la pratique quotidienne du corps comme une solution aux tourments de l’âme. Ainsi que l’a montré Jean-François Billeter, Tchouang-Tseu pense l’action du sage dans son environnement comme celle du poisson dans une rivière : il faut suivre les flots et anticiper les courants – c’est une des leçons du dao à travers la pluralité de ses significations.
Résister aux bactéries, ce n’est pas les éliminer mais apprendre à vivre avec elles, c’est se laisser occuper par elles réellement au lieu de se préoccuper d’elles dans l’imaginaire.
Alors que les épidémies sont souvent comprises de façon sacrificielle comme une punition divine, La Peste est un roman taoïste qui refuse le sacrifice. C’est l’enjeu de la discussion entre le docteur Rieux et le prêtre Paneloux après la mort d’un enfant innocent, qui précède la mort absurde de Paneloux. C’est surtout l’enjeu du bain de mer que s’offrent, au milieu du roman, Rieux et Tarrou, personnage le plus proche de Camus, qui organise des formations sanitaires et meurt lui-même juste à la fin de l’épidémie. « Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, note Camus à la fin de la description de ce bain qui évoque ses Noces, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien et qu’il fallait recommencer. » [8]
L’impossibilité d’accéder à la mer est en effet une des plus grandes frustrations pour les habitants d’Oran mis en quarantaine. « C’était là une des grands révolutions de la maladie. Tous nos concitoyens accueillaient ordinairement l’été avec allégresse. La ville s’ouvrait alors vers la mer et déversait sa jeunesse sur les plages. Cet été là, au contraire, la mer proche était interdite et le corps n’avait plus droit à ses joies. Que faire dans ces conditions. “Ah ! si c’était un tremblement de terre, disait le veilleur de nuit. Une bonne secousse, et on n’en parle plus… On compte les morts, les vivants et le tour est joué. Mais cette cochonnerie de maladie ! Même ceux qui ne l’ont pas la portent dans leur cœur.” » [9] La différence entre un tremblement de terre et une épidémie, c’est que la maladie est toujours là, et finit par constituer un milieu où les humains sont indiscernables des animaux.
Or c’est ici que Camus développe une pensée profonde des sentinelles, que l’on peut appeler selon ses termes « pensée de midi ». Les « sentinelles de la peste », ce sont non seulement ces gardes à l’entrée de la ville qui surveillent que la quarantaine soit bien respectée, mais ce sont aussi les rats qui meurent au début de l’épidémie et qui reviennent à la fin, annonçant ainsi par leur vie et leur mort le cycle d’une maladie qui les affecte en commun avec les humains. Rieux n’a jamais de discours négatif sur les rats : il se contente de noter leur présence et leur absence, en remarquant seulement qu’ils ne sont « pas à leur place ». [10] Une lecture post-coloniale interrogerait l’analogie étrange entre les rats et les Arabes dans le dialogue entre le docteur Rieux et le journaliste Rambert [11] pour souligner le jeu de Camus avec le racisme de ses contemporains. On pourrait dire aussi, dans une lecture plus écologiste, que les rats et la peste constituent une mer dans laquelle baignent les humains, avec leurs flux et leurs reflux, signe de la cyclicité des maladies avec laquelle les humains doivent apprendre à vivre.
Qu’est-ce alors que mener une guerre d’occupation contre des bactéries transmises par des rats en 1947, ou contre des virus transmis par des chauve-souris aujourd’hui ? Camus donne une réponse simple : résister aux bactéries, ce n’est pas les éliminer mais apprendre à vivre avec elles, c’est se laisser occuper par elles réellement au lieu de se préoccuper d’elles dans l’imaginaire. Sylvain Piron a montré que l’occupation est une notion stoïcienne reprise par les penseurs médiévaux pour justifier la façon dont l’humanité doit s’engager dans le monde, jusqu’aux théories du businessman contemporain comme modèle d’action rationnelle.
Si le confinement est apparemment l’expérience d’une dés-occupation et d’un ralentissement de l’activité ordinaire qui nous occupe et nous épuise, il nous permet de nous occuper de ce qui importe, de penser dans l’extraordinaire les conditions d’une meilleure santé en commun. Citons donc pour finir les propos de ce juge dans La Peste qui voudrait retourner au camp d’internement où il a été mis en quarantaine par erreur avec sa famille : « Vous comprenez, j’aurais une occupation. Et puis, c’est stupide à dire, je me sentirais moins séparé de mon petit garçon. » [12] Barthes avait donc tort sur ce point : La Peste n’est pas un roman de la séparation mais un roman de l’occupation. Il est temps de le relire à nouveau.
NDLA : J’ai bénéficié pour ce texte de conversations à distance avec Ghassan Hage, Laurent Jeanpierre, Christos Lynteris, et utilisé les article suivants : Sylvie Ballestra-Puech, « Lucrèce et Tchouang-tseu : Albert Camus lecteur du De rerum natura », mis en ligne le 23 mars 2015 ; Elana Gomel, « The Plague of Utopias: Pestilence and the Apocalyptic Body », Twentieth-Century Literature, vol. 1, 2001, p. 405-434 ; Sylvie Servoise, « Penser l’histoire contre la philosophie de l’histoire : sur La Peste et L’Homme révolté de Camus », Raison publique, mis en ligne le 7 novembre 2013.
Albert Camus, La Peste, Gallimard, 1947.