Réflexions sur deux conversions — à propos d’Europe 51 de Rossellini
Alors que les salles obscures restent fermées sine die, et que leur réouverture semble aujourd’hui un horizon aussi lointain qu’incertain, que le Festival de Cannes tient du mirage sur une Croisette déserte, et que l’industrie cinématographique dans son ensemble, ainsi que tout ce que l’on nomme « monde de la culture », pâtit et pâtira cruellement de cette quarantaine dont on ne compte plus les jours (ou au contraire dont on ne sent que trop le passage des heures), la mort du cinéma apparaît non plus comme un sujet de réflexion théorique, un frisson fictionnel, mais une supposition possible, et, pour les plus pessimistes, probable.
Non pas parce qu’il aurait raté son rendez-vous avec l’histoire car il n’a pu empêcher aucune des catastrophes du XXe siècle, comme le soutient Jean-Luc Godard (et je ne m’aventurerai pas plus dans cette discussion), mais pour des raisons bassement économiques et matérielles. Mort du cinéma que je n’espère pas, bien évidemment, et optimiste, je dirais que le cinéma a encore quelques sursauts devant lui malgré son sursis.
Plus précisément, l’alliance de la réclusion forcée et du « triomphe du virtuel » signera-t-elle la victoire définitive des plateformes sur l’autel du cinéma ? Au contraire, cette période me rappelle combien l’expérience de la salle est singulière, combien cette grotte m’est chère, et combien elle est nécessaire pour apprécier nombre de films à leur juste valeur. Petite pensée, alors, pour ces films qui patientent dans l’attente de leur sortie comme au Purgatoire, et dont la présentation sur petit écran uniquement, sans passer par la case du grand, ne peut être vécue pour beaucoup que comme un lancement tronqué, un parachèvement sans événement.
Pourtant, force est de constater que les plateformes, qui ne sont bien sûr pas toutes logées à la même enseigne, sont aussi des alliées fidèles en cette période de fermeture, permettant une ouverture pour découvrir et redécouvrir des chefs d’œuvre du côté de chez soi. Ainsi, l’heure serait à la conversion, si l’on en croit le discours du président Macron du 13 avril dernier. Un tournant, paraît-il, produit par cet « ébranlement intime et collectif », propice à la « réinvention ». Son regard se serait-il (enfin) décillé ? Il aura donc fallu une pandémie mondiale, après des mois de contestations contre la réforme des retraites, la mobilisation acharnée des Gilets Jaunes, et les cris du cœur des soignants, désormais portés aux nus comme des héros de guerre. Chacun son rythme. Reste encore à se décider à traduire les promesses en acte.
En attendant les « jours meilleurs », le cinéma peut nous apprendre à voir, faire office d’un révélateur. Quand on l’interrogeait sur la fonction du cinéma, Roberto Rossellini répondait « celle de mettre les hommes en face des choses, des réalités telles qu’elles sont. » Alors que l’Europe 2020 rejoue encore et toujours la même pièce (27 pays en quête d’Union), et que Rome n’est plus ouverte mais fermée, je songe à Europe 51 du pape de néoréalisme. Film daté, au sens premier, sans être périmé : la mise en scène d’une conversion suite à un événement tragique, à travers l’apprentissage d’un regard, son éclosion au monde, son décloisonnement, est féconde en échos et procure un intérêt renouvelé, sceau d’une grande œuvre. Jacques Rivette écrivait d’ailleurs dans sa fameuse Lettre à Rossellini qu’ « il y a les films qui rejoignent le temps dans une immobilité douloureusement maintenue ; qui s’épuisent sans faillir dans la station périlleuse à une cime comme irrespirable. » Et Europe 51 en faisait partie d’après lui. Voyons.
Dans une Europe traumatisée d’après-guerre, où l’on s’interroge sur comment vivre ensemble, questionnement qui demeure, Irene Girard (interprétée par Ingrid Bergman) est une grande bourgeoise qui a suivi en Italie son mari, représentant d’une grande firme américaine. Au départ, son corps est frénétique, et, comme celui de Karen dans Stromboli, empêché : par la manifestation qui ralentit sa voiture, par l’ascenseur en panne, par les portes, les domestiques, et puis son fils qui cherche à attirer désespérément son attention. Le monde lui est obstacle, et elle s’y débat, soucieuse seulement de son existence futile et mondaine. Lors du dîner qu’elle organise ce soir-là, l’enfant, dont elle veut qu’il devienne un « homme », se jette dans la cage d’escalier, chute qui entraînera peu de temps après sa mort. Cette mort d’un petit garçon, ombre portée d’un drame personnel du réalisateur, hante l’œuvre de Rossellini – pensons au suicide du gamin dans Allemagne année zéro.
Clouée par cette disparition dont elle porte la culpabilité comme une croix, Irene doit reporter son amour, lui donner une autre dimension : elle l’élargit à l’amour de l’humanité. Les scènes du film deviennent alors autant de stations sur le chemin de la sainteté, à partir d’une prise de conscience du fourvoiement matérialiste, égoïste de l’héroïne jusqu’à la révélation du don de soi. Ce cheminement vers la simplicité, où le corps d’Ingrid Bergman deviendra plus lent, son regard attentif, son visage paysage, rayonnant de douceur et réceptacle des douleurs du monde, ne pourra être possible qu’au prix d’une apostasie d’un autre genre : la trahison de classe.
Le film se construit alors sur des séries d’oppositions : d’une part, il y a les nouveaux espaces qu’Irene découvre, d’abord à travers son ami Andrea, journaliste communiste, qui l’emmène dans les nouvelles banlieues ouvrières de la reconstruction, afin de venir à une famille pauvre dont le fils est malade ; le transfert semble évident, mais l’attention et la pitié d’Irene ne s’y réduiront pas, et s’amplifieront dans un mouvement centrifuge. Les logements sont petits, surpeuplés, Bergman blonde et géante, élément étranger et incongru. Et d’autre part, l’espace domestique auquel on aimerait la ramener, l’intérieur cossu où son mari et sa mère s’inquiètent de ce qu’ils considèrent au départ comme des lubies, justifiables par la mort de l’enfant, jusqu’à ce que son dévouement devienne dévoiement inacceptable (la réputation de monsieur risque d’en être entachée).
Apprentissage du voir, dont témoigne l’importance des plans de regard, ceux de la femme regardant, puis des choses regardées.
Irene ébranlée est inclassable, au-dessus des considérations des uns et des autres : au mépris des riches répond celui des pauvres envers la prostituée, et si l’engeance est relative, son amour à elle est universel. Elle ne voit ainsi que trop le nouvel asservissement qu’est la soi-disant libération par le travail défendu par son ami marxiste. Lorsqu’elle remplace une mère de famille de six enfants à l’usine, qui doit s’en échapper une journée pour rejoindre son nouvel amant (l’amour, seule justification qui serait donc valable !), Irene découvre le monde abrutissant de l’usine : le montage alterné, brutal, de plans sectionnés, divise son corps en œil, mains, machine jusqu’à l’étourdissement.
Dans cette succession d’initiations, Europe 51 s’assume comme un film pédagogique, partageant l’expérience du cas exemplaire d’Irene, inspiré par la figure de Simone Weil, personnifiant une forme de troisième voie politique que Rossellini semblait appeler de ses vœux : docteure en philosophie et en mathématiques, femme de lettres et essayiste, juive, elle avait accepté le christianisme sans le dogme catholique, et pour vivre la condition ouvrière, elle était devenue ouvrière elle-même aux Usines Renault, expérience dont elle tira la même conclusion qu’Irene : « Le travail moderne est une malédiction qu’aucune révolution ne pourra jamais alléger ni modifier ».
Aujourd’hui, Ingrid Bergman sortirait-elle de sa maison à colombages pour, avec une humilité hâtive, découvrir la vie d’une aide-soignante dans un EHPAD, d’une caissière derrière sa vitre en plexiglas, d’un livreur à vélo, ou prêterait-elle main forte à un agriculteur dans le besoin ? Apprentissage du voir, je disais, dont témoigne l’importance des plans de regard, ceux de la femme regardant, puis des choses regardées, et la caméra subjective lie l’expérience à la symphonie du monde dans des accords puissants. Cela tient aussi pour beaucoup à l’interprétation de Bergman, qui s’empare de son personnage aussi ingrat qu’ardu avec d’autant plus d’ardeur que « la vie imite l’œuvre et en écho, l’œuvre imite la vie » (Rivette). Star hollywoodienne conspuée pour avoir abandonné mari et enfant à Hollywood afin de rejoindre le cinéaste italien, ses alter ego rosselliniens se dressent dans leur solitude ; dans Europe 51, cette solitude est surtout hébétude, et l’actrice et le personnage vont s’abandonnant.
Mais cet abandon est l’opposé d’une défaite. Son refus des idéologies, quelles qu’elles soient, la rendent impossible à cerner, situation odieuse à la raison ; il faut donc l’enfermer. Les derniers oripeaux de sa classe lui collent à la peau, et ni religieuse ni communiste, son attitude, son ravissement la condamnent à l’incompréhension. « Quel est votre programme ? » s’entête-t-on à lui demander. Elle rejoint les rangs de Jeanne d’Arc (que Bergman avait aussi interprété, et dont Rossellini fit un film), et elle subit le procès des hommes — mari, médecin, juge, prêtre, avocat, autant de représentants d’instances, vus comme coercitives, d’une société patriarcale à qui Irene, malgré tout, échappe. Les psychiatres tentent bien de découvrir son mal, et c’est alors à la psychè de la femme de subir une nouvelle fragmentation, à coup de techniques diverses : tests de Rorschach, décharges électriques, tests psychologiques, flashs… La martyre, face à ce destin, affiche une sérénité, un calme assourdissant dans sa petite cellule claire et nue ; son hagiographie se poursuit alors qu’elle soulage l’angoisse d’une folle, par une sorte de pouvoir thaumaturgique.
La chute initiale de l’enfant, puis la dégringolade sociale sont de fait la voie d’accès pour une ascension vers la grâce ; elles donnent lieu à une expérience lyrique de l’humilité, comme déjà Rossellini en avait donné un exemple avec ses Onze Fiorretti de saint François d’Assise (1950), immersion dans la boue et l’ascèse. Si son état ne cesse d’empirer pour certains, ce n’est qu’ainsi qu’elle atteint l’empyrée. De sa fenêtre, en hauteur donc, elle voit sa famille s’éloigner après avoir signé son enfermement définitif ; les pauvres qu’elle a soutenus, en bas, s’exclament : « C’est une sainte, vous êtes des monstres ! » Le mélodrame rejoint alors la tragédie, et le plan final, serré sur le visage de Bergman strié par les barreaux, se pare du halo de la grâce.
Les critiques de l’époque avaient bien relevé l’invraisemblance de certaines scènes, comme ce retour des familles d’ouvriers à la fin ; le cinéma visionnaire de Rossellini ne cherche pas à être naturaliste, mais à capturer une vérité, à la mettre à jour par des procédés proprement cinématographiques, en la concentrant dans une forme. Pour défendre son idée, le cinéaste ne peut qu’écrire, filmer, monter. Comme le notait Jacques Rivette, toujours dans les Cahiers du cinéma en 1955, la thèse d’Europe 51, cet amour, cette foi inexpugnable, paraît en effet absurde à chaque nouvel épisode « mais (elle) nous bouleverse cinq minutes après et chaque séquence est avant tout le Mystère de l’incarnation de cette pensée ».
Si l’on est dérangé par l’intrigue, dubitatif face à la thèse défendue, « nous capitulons devant les larmes de Bergman, devant l’évidence de ses actes et de sa souffrance : à chaque scène, le cinéaste accomplit le théoricien en le multipliant par la plus grande inconnue. » Reste alors, pour rejoindre mon parallèle introductif, à savoir si le modèle chrétien de la conversion peut revêtir un sens laïc. Toujours est-il que ce cinéma nous réfléchit et nous faire réfléchir. Il nous pose la question cruciale, à sa façon singulière : croyez-vous que nous puissions être satisfaits du monde dans lequel nous vivons ? Et la question reste d’actualité, en Europe 51 comme en Europe 2020.
Europe 51 de Roberto Rossellini, 1952. Disponible sur LaCinetek