Hommage

Idir, de la chanson kabyle à la musique universelle

Anthropologue

Le chanteur kabyle Idir est mort samedi 2 mai. Chef de file symbolique de cette génération appelée par Kateb Yacine « les maquisards de la chanson », il avait ouvert la voie à la subversion poétique et politique en Algérie par et grâce à la musique. Immigré en France, représentant d’une culture berbère dominée, ses chansons comme A vava Inouva submergent la digue dressée par le pouvoir entre les langues – arabophones et berbérophone – et entre les genres – hommes et femmes.

Samedi 2 mai, par une belle journée de confinement, Idir (le bien nommé « la vie ») s’est éclipsé, comme par solidarité avec plusieurs milliers de morts en France et dans le monde fauchés par le Covid-19. Ce n’est pas le cas du chanteur, emporté par une maladie dégénérative.

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Ce musicien de grand talent, de son vrai nom Hamid Cheriet, est né le 25 octobre 1949 à Aït Lahcène, un des villages de la tribu Ait Yenni, berceau de deux arts caractéristiques de la montagne kabyle : la bijouterie et la poésie orale. Il a obtenu un diplôme de géologie de l’université d’Alger et a fréquenté le conservatoire d’Alger. C’est également au sein de cet ensemble de villages qu’est né Mouloud Mammeri (le romancier et fervent défenseur des cultures dominées)[2] dont la pensée est marquée par une double tension : enracinement local et quête de l’universel. Il en sera de même pour le chanteur.

Dans cet univers traditionniste (refermé sur lui-même à cause de la colonisation et de la guerre), la musique et la chanson obéissent à une vision genrée des tâches. La chanson est une affaire de filles, de bergers ou plus généralement de groupes populaires.

Si l’on se fonde sur le rigorisme des At Yenni, représentants de la quintessence de la culture kabyle traditionnelle, Idir n’avait pas vocation à chanter, son père, mécontent lui arracha la guitare des mains. Grâce à un autre grand chanteur compositeur (Chérif Kheddam) formé dans et par l’immigration, et qui, au retour, après l’indépendance, avait lancé l’émission : « les chanteurs de demain » sur la chaîne II d’Alger (chaîne kabyle qui a failli disparaître au début des années 70). C’est là que Hamid trouve en son mentor un fervent soutien.[3]

C’est dans cette logique que se produit ce renouvellement musical de la post indépendance. Pour s’imposer sur la scène publique, Hamid devient Idir. Son premier 45 tours A vava Inouva paraît avec une pochette sans photo, il servira pourtant de détonateur dans le ciel serein d’Algérie. Il est bien accueilli dans son pays, puis en Tunisie, avant de gagner le monde entier. Cette première chanson est également emblématique (elle renvoie à un problème de filiation confisquée par le pouvoir officiel). A Vava Inouva traduit la quête de soi sous un régime « totalitaire » dominé par l’idéologie unitariste du FLN fondée sur une langue (l’arabe) et une religion (l’islam). Or, Idir est issu d’une région pratiquant l’islam mais ignorant l’arabe, qu’il découvrira à Alger, pendant la guerre d’Algérie. Deux moments importants ont constitué la trajectoire d’Idir.

Alger, plaque tournante de la « révolution » et bouillon de culture

Idir comme beaucoup de ses camarades a fréquenté l’école et s’ouvre sur les cultures du monde grâce à la chaîne III de la radio algérienne (de langue française), à la télévision et aussi, et surtout, à la production d’événements exceptionnels, encouragés par le système en place. Après l’indépendance, Alger a constitué ce « laboratoire de la « révolution », une Mecque des contestataires (de gauche) du monde entier (Grecs, Brésiliens, Argentins, Marocains, Chiliens, Palestiniens à côté de nombreux pieds rouges français). Des manifestations culturelles importantes comme le festival panafricain en 1968, mais aussi le séjour des Blacks Panthers, les passages réguliers de Miriam Makeba, dans la capitale algérienne et ceux de nombreux artistes connus pour leur combat en faveur des libertés (Brassens, Maxime Leforestier, Angela Davis, Manu di Bango, Pablo Ibanez) ont semé les graines de la contestation politique. Cette image positive construite par le régime cache des réalités peu reluisantes pour les Algériens. Les brimades du régime policier, les frustrations de ces paysans et prolétaires – ayant tout sacrifié pour l’indépendance – ont aidé leurs enfants à prendre conscience de l’injustice et des inégalités et ont été le ferment de cette mouvance culturelle qui se constitue autour de la chanson moderne.

Ces années ont été fondatrices pour de nombreux jeunes de cette génération : Djamel Allam, Ait Menguellat, Matoub Lounes, Imazighen Imouka, Yugurthen, Ideflawen, Brahim Iri, Nourredine Chenoud, Abranis, etc. Idir, jeune universitaire, s’empare de la chanson comme d’une arme politique contre un pouvoir qui réduisait peu à peu le champ d’expression à ses « intellectuels ». Il est celui qui émerge grâce à cette harmonie entre texte et mélodie, à l’instar des bijoutiers de la montagne qui, tout en ciselant l’argent, ciselaient les « mots » de la tribu[4]. Idir devient malgré lui chef de file (symboliquement s’entend) de cette génération appelée par Kateb Yacine « les maquisards de la chanson » pour avoir ouvert la voie à la subversion poétique et politique par et grâce à la musique. Si la chanson d’Idir a été tolérée au début elle ne le sera pas toujours[5], sous Houari Boumédienne l’étau se resserre autour de toute forme de contestation quelle qu’en soit l’origine, berbériste ou communiste.

La France, terre de création et d’ouverture sur l’universel

Dans l’impossibilité de se produire librement en Algérie, Idir s’installe à Paris pour poursuivre librement sa mission d’artiste et d’éveilleur de conscience. Mission qu’il remplira avec conviction. Il produira des textes de plus en plus engagés comme « je ne sais d’où je viens ni où je vais ou la quête de Jugurtha », à côté d’autres en rapport avec le terroir et la liberté (Kul agdud, chaque peuple a besoin de liberté), mais toutes faisant référence à la langue berbère frappée d’interdiction au niveau officielle dans sa terre d’origine. Ses apparitions sur scène, y compris en France, sont l’occasion pour le pouvoir algérien de prendre la mesure de cette lame de fond qui secoue le pays.

En 1976, il retourne en Algérie pour trois jours de spectacle à la Coupole du stade du 5 juillet qui va donner l’occasion à une population de tous âges et de tous sexes confondus (interdite de sortie du pays) d’écouter un chanteur qui parle d’elle et qui parle pour elle. Ouardia se souvient encore de ces trois jours de liesse réunissant le peuple algérien (toutes catégories sociales confondues) qui se retrouvait dans la pensée et l’action de cet intellectuel (phénomène rare en Algérie). En exprimant dans la langue discriminée de ses ancêtres, malgré la hogra (mépris) dont était victime le peuple algérien en général et kabyle en particulier, l’intellectuel avait gagné sans ambages la sympathie de l’ensemble du peuple algérien. A vava Inouva et ses autres chansons submergent la digue dressée par le pouvoir entre les langues (arabophones / berbérophone) et entre les genres (hommes / femmes).

Son action a été déterminante également durant les événements du printemps berbère (connu aussi comme « le 20 avril 80 »). Raz-de-marée qui a secoué le pays à cause de la revendication culturelle, en réalité politique. Nombre de ses camarades ont été fortement réprimés, emprisonnés pour avoir osé mettre en difficulté le pouvoir autoritaire de Chadli Bendjedid en réclamant la fin du parti unique et une ouverture démocratique. Ses chansons comme Izumal « Les compagnons » (compagnons de combat ou camarades) sont autant de messages significatifs pour ceux qui ont mis à mal le système en s’attaquant au parti unique[6]. Il se signale également par un fervent soutien à son aîné Mouloud Mammeri, écrivain et chercheur sur les cultures orales, directement  menacé par les autorités politiques, pour avoir publié un livre sur la poésie orale kabyle[7]. Idir serait à la chanson ce que Mouloud Mammeri est à la littérature orale.

Homme de pensée mais aussi homme de terrain, en France il monte une chorale où les enfants issus de l’immigration se produisent de concert – en français et dans les langues maternelles – comme pour abolir les discriminations. Convaincu que seule la diversité conduira à l’échange des langues et des cultures, à davantage de démocratie, comme l’atteste Les Chasseurs de lumière (1993), avec la présence de son alter-ego Alan Stivell. Les concerts d’Idir sont vécus par une foule diverse et variée comme des moments de fête et de retrouvailles.

C’est dans la dernière tranche de sa vie, que le chanteur a été au plus profond de lui-même. Son expérience française et mondiale, a permis de transcender les territoires, les langues, les cultures pour retrouver un espace de langue représentant une humanité commune. En réactivant les mélodies des peuples « anciens », souvent discriminés, Idir s’est mis en quête de traces (touaregues, chaouias, zoulou[8], celtiques etc.) pouvant enrichir la mémoire humaine et fournir à la pensée moderne des moyens de se ressourcer dans la mémoire historique.

Pour cela, il fallait enrichir la culture française, élargir son champ d’expansion. Idir signe en 1999 son album Identités (au pluriel) qui rassemble une pluralité d’origines, de langue et de genres musicaux : Manu Chao, Zebda, Geoffrey Oryema, Dan Ar Braz, Gilles Servat. Toujours dans la même veine, en 2002, il produit en collaboration un disque au titre symboliquement significatif, appelant à l’ouverture entre Les Deux Rives, un rêve, qui devrait présager d’un monde ouvert pour la circulation des cultures et des hommes dans une égale dignité. En 2007 il envoie, avec La France des couleurs, un message aux politiques pris dans une campagne présidentielle où les débats sur l’immigration et l’identité occupent les médias. En 2017, il sort Ici et Ailleurs, enregistré avec Charles Aznavour, Bernard Lavilliers, Francis Cabrel. Idir chante en français également, Jean-Jacques Goldman signe les paroles de la chanson d’ouverture de Pourquoi cette pluie ?[9]

Par-delà le chanteur, Idir est un chercheur en ethnomusicologie à ses heures perdues, en quête de mélodies (et de traditions) qu’il va adapter à son héritage national. Il prête sa voix (sa musique, ses textes) comme on prête un instrument en empruntant aussi chez les autres : texte ou musique. La musique se transforme ainsi en un immense bazar où le don et le contre-don s’organisent sans cesse comme pour faire exploser les frontières, libérer les sons et les mots, d’un monde étriqué. Convaincu que la musique berbère ne trouvera sa place qu’à côté des autres, avec les autres, le jeune garçon d’At Yenni, solitaire et solidaire, a recréé dans et par la musique un « espace-monde » multiple, pluriel et en couleur où chacun devrait trouver sa place.

Comme un palimpseste, la chanson d’Idir est un incessant va et vient entre le passé et le présent, entre le local et l’universel. Au soir de sa carrière, il reprend ce titre significatif « Né quelque part » de Maxime Le Forestier en kabyle, augurant ce retour au pays natal, trente-huit ans après pour inaugurer Yennayer (le nouvel an berbère ou les Portes de l’année)[10], à Alger, en janvier 2018. Comme pour marquer son destin et pour clore cette magnifique carrière [11], le retour au pays natal était pour le rossignol, un chant du cygne.

 


[1]  Il dialoguait avec Johnny Clegg , originaire d’Afrique du sud, par satellite,  autour des rythmes musicaux (zoulous et kabyles).

[2] Auquel Idir a consacré une très belle chanson : Anda k- erran (ou t’a t- a mis).

[3] Chef d’orchestre, Chérif Kheddam était chargé également de développer la musique kabyle enkystée dans la tradition. Chérif Kheddam, lui aussi interdit de chanter, dans son village, avait découvert un vrai bouillon de culture musicale à Paris et l’a transposé en Algérie, au sortir de l’indépendance. La rencontre avec les Juifs d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie réunis par le Grand Pathé Marconi) ont encouragé Chérif à une rupture avec la tradition pour s’inscrire dans une musique kabyle moderne ouverte sur le monde. (Voir Tassadit Yacine, Chérif Kheddam  ou l’amour de l’art, Paris, La découverte, 1994.

[4] Cf. l’entretien entre Mouloud Mammeri et Pierre Bourdieu « dialogue sur la poésie orale », Actes de la recherches en sciences sociales, 1978.

[5] La Sécurité militaire, une police secrète (connue sous le nom de SM) était toute puissante dans les milieux universitaires et surveillait de près les intellectuels.

[6] Musique d’Idir, paroles de Jean-Jacques Goldman.

[7] Poèmes kabyles anciens, Paris, La Découverte, 1980. Idir sera présent plus tard, en France, lors de la création de la revue Awal, en 1985.

[8]. Il dialoguait avec Johnny Clegg , originaire d’Afrique du sud, par satellite,  autour des rythmes musicaux (zoulous et kabyles).

[9] Le texte fait référence à la tempête et aux inondations qui ont affecté Bab el-Oued en novembre 2001.

[10] Yennayer est une fête anté-islamique célébrée partout en Afrique du Nord.  Idir est  venu  saluer publiquement la reconnaissance d’une date historique.

[11]. Dernière manifestation en public.  Idir bataillait déjà contre la maladie.

Tassadit Yacine

Anthropologue, Directrice d'études à l'EHESS

Rayonnages

Hommage CultureMusique

Notes

[1]  Il dialoguait avec Johnny Clegg , originaire d’Afrique du sud, par satellite,  autour des rythmes musicaux (zoulous et kabyles).

[2] Auquel Idir a consacré une très belle chanson : Anda k- erran (ou t’a t- a mis).

[3] Chef d’orchestre, Chérif Kheddam était chargé également de développer la musique kabyle enkystée dans la tradition. Chérif Kheddam, lui aussi interdit de chanter, dans son village, avait découvert un vrai bouillon de culture musicale à Paris et l’a transposé en Algérie, au sortir de l’indépendance. La rencontre avec les Juifs d’Afrique du Nord (Algérie, Maroc, Tunisie réunis par le Grand Pathé Marconi) ont encouragé Chérif à une rupture avec la tradition pour s’inscrire dans une musique kabyle moderne ouverte sur le monde. (Voir Tassadit Yacine, Chérif Kheddam  ou l’amour de l’art, Paris, La découverte, 1994.

[4] Cf. l’entretien entre Mouloud Mammeri et Pierre Bourdieu « dialogue sur la poésie orale », Actes de la recherches en sciences sociales, 1978.

[5] La Sécurité militaire, une police secrète (connue sous le nom de SM) était toute puissante dans les milieux universitaires et surveillait de près les intellectuels.

[6] Musique d’Idir, paroles de Jean-Jacques Goldman.

[7] Poèmes kabyles anciens, Paris, La Découverte, 1980. Idir sera présent plus tard, en France, lors de la création de la revue Awal, en 1985.

[8]. Il dialoguait avec Johnny Clegg , originaire d’Afrique du sud, par satellite,  autour des rythmes musicaux (zoulous et kabyles).

[9] Le texte fait référence à la tempête et aux inondations qui ont affecté Bab el-Oued en novembre 2001.

[10] Yennayer est une fête anté-islamique célébrée partout en Afrique du Nord.  Idir est  venu  saluer publiquement la reconnaissance d’une date historique.

[11]. Dernière manifestation en public.  Idir bataillait déjà contre la maladie.