(Re)lire au temps du confinement

Où sommes-nous ? – sur Le Château de Franz Kafka

Écrivain

En ces temps de déconfinement très contrôlé, beaucoup espèrent pouvoir bientôt vraiment sortir. K, le héros du Château, troisième et ultime roman inachevé de Kafka, n’aspire lui qu’à une chose : rentrer. Le Château (en allemand “Das Schloss”, qui signifie aussi “la serrure”) reste pourtant fermé, définitivement inaccessible, l’obligeant à décliner sans cesse son statut d’arpenteur “inconfinable”… Il nous invite surtout à réfléchir à ce dehors inconfortable de la littérature, la vraie, celle qui heureusement ne console de rien, même en temps de crise.

Où sommes-nous ? C’est peut-être, sans y réfléchir vraiment, la première question que l’on se pose en lisant Kafka, ses récits, ses romans. Où sommes-nous ?

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C’est la question d’aujourd’hui, au réveil, si du moins l’on parvient à dormir, puis alors à se réveiller ; plus rien n’est sûr. Peut-être sommes-nous désormais inclus dans cette idée où tourne notre esprit, d’un monde discontinu où les frontières seraient comme reconfigurées : dedans, dehors ?

Ce n’est pas un simple effet de ce « confinement », dont l’expression a envahi si rapidement l’espace entier de nos vies, à l’horizon en partie bouché par ce mot que nous n’utilisions presque jamais, et qui a pourtant tout un passé (ainsi Jean-Jacques Rousseau dit-il avoir « le goût du confinement »). Non, c’est autre chose : le renvoi à une forme inédite d’inconfort, qui a peut-être à voir avec la littérature elle-même, avec l’expérience en tout cas qu’en propose Kafka.

On voudrait relire pour cela Le Château, presque en réaction contre une forme de routine qui se serait installée, marronnier de printemps, dans la presse ou ailleurs, en ligne(s), sous des plumes diverses, non sans paresse parfois : raconter sa vie intérieure, à l’intérieur de son chez soi, là où on l’on est riche de son intériorité, dans cette affirmation répétitive d’un monde protégé, et où les livres, leur souvenir, l’acajou de la culture où on les range si sagement, nous feraient un abri, quelque chose même comme un bunker un peu bourgeois. Drôle d’espace du dedans, en vérité, bien loin des gouffres ou propriétés d’Henri Michaux, par exemple, et qui, disons-le, nous agace légèrement.

Bien sûr, on a lu des livres, on y a appris davantage sans doute de la vie qu’en vivant, et c’est en soi un recours de penser qu’ils sont là, ces livres, quelque part en nous, en effet, à défaut de les avoir sous la main, ou de pouvoir entrer dans une librairie pour retrouver celui qui nous manquait. Bien sûr, on essaie d’en (re)lire encore, et c’est comme un refuge, ne le nions pas, face au désarroi, à l’immense colère aussi qui monte aujourd’hui en nous.

Pourtant les livres ne sont pas confortables. Kafka ne réconforte en rien. Ne console personne. Ne propose pour ses personnages aucun « monde intérieur » à la topographie sûre. Il nous perd, et c’est de retrouver chez lui notre propre perte, en riant parfois, qui fait le prix de son inconfort, quelque chose peut-être comme un salut possible, paradoxal, en des temps improbables.

Le roman est la fiction d’une quête, en apparence inaboutie.

Où sommes-nous ? Au tout début du Château, troisième et dernier roman posthume de Kafka, écrit en 1922, interrompu net au milieu d’une phrase du vingt-cinquième chapitre (et achevé peut-être du fait de cet inachèvement même, mais ceci une autre histoire). On lit : « Il était tard, le soir, lorsque K. arriva. » Arriver : mais où ? K., le héros, est présenté comme un « arpenteur » : formidable idée d’une figure rapportée à la rêverie d’un lieu d’emblée indéterminé, d’un espace à parcourir, à mesurer, dans un effort toujours remis pour le contenir, le construire – l’espace du livre lui-même. K. est plus précisément l’arpenteur embauché, semble-t-il, par l’administration de ce « Château » où il ne pénétrera jamais, au pied duquel il vient prendre des fonctions dont on n’est pas sûr, au fond, qu’il ne les usurpe pas…

Arpenteur, imposteur : qui est K. ? Il arrive, ne cesse d’arriver, dans le no man’s land d’un récit assourdi par la neige, un soir d’hiver sans date, dans un village sans nom. Étrange espace, où comme souvent chez Kafka on peut avoir l’impression de passer d’une case à l’autre dans une sorte de jeu de l’oie, dans la communication ainsi alternée entre sommeil et veille (de fait : beaucoup de temps se passe au lit, dans Le Château). On avance, on recule, on ne sait pas où l’on est : salle d’auberge ou salle de classe, chambre d’hôtel, traineau transitoire…

C’est le propre aussi de ses autres romans, si l’on songe aux espaces du Disparu ou du Procès, ces récits pleins de portes, d’escaliers, de balcons, de passages, dont il n’est pas anodin de se rappeler qu’ils furent « adaptés » au cinéma par Orson Welles et les Straub, ces drôles de génies des lieux. Ainsi de l’ancienne gare d’Orsay revisitée dans Le Procès de Welles, par exemple, ou de ce qu’on pourrait appeler un peu trop vite une « politique des plans » dans Amerika, rapports de classes – film qu’on se souvient d’avoir vu, un soir d’été d’un autre temps, il y a bien des années, à la télévision française, dans une époque qui nous paraît sans doute exagérément miraculeuse, qu’épargnait encore l’empire systématique des séries, cette nouvelle norme d’un monde en miroir, aux codes obligés, déprimant.

Où sommes-nous ? Chez Kafka, on s’observe par des trous de serrure et on s’épie à travers des cloisons, on cherche à (se) voir en espérant aussi rencontrer celui qui, tel le mystérieux « Klamm », permettra d’accéder enfin au Château : y entrer, pour s’en sortir ? Le roman est la fiction d’une quête, en apparence inaboutie, dont il serait vain ici de résumer les péripéties, le jeu avec les registres, la multiplication presque facétieuse qui s’y opère des figures féminines : Frieda, Amalia, Olga, Gisa, Gardena… Le château pourtant est fermé, qui se dit en allemand das Schloss, le même mot signifiant « serrure ». Le récit de Kafka est ainsi celui d’une sorte d’enfermement à l’extérieur, selon un système narratif qui invite au décryptage, à l’ouverture d’un sens qui se refuse, dans une situation qui n’est jamais confortable parce qu’elle brouille précisément les notions de dedans et de dehors, et met en crise l’idée même d’une intériorité.

Où sommes-nous ? Nous sommes avec K., l’arpenteur, l’homme de trop, sans chez soi, cette figure possible de l’inassimilable, du refoulé, qu’on pourrait presque appeler : l’inconfinable. Les exégètes si nombreux de Kafka ont remarqué déjà que le mot allemand désignant l’arpenteur, der Landvermesser, s’il signifie littéralement « celui qui mesure la terre », est en lien également avec une certaine idée de défi, voire de transgression (die Vermessenheit pouvant traduire quelque chose comme l’outrecuidance).

Et nous en sommes exactement là : dans l’inconfort de ce que nous savons sans achèvement possible – puisqu’au fond le Château n’existe pas.

Et c’est bien le défi d’un monde non clos qui se construit là, dans la confrontation – sans ciller – du néant possible : l’absence de sens, la bougeotte qui en découle, l’impuissance à demeurer seul dans une chambre, en définitive, et la préférence donnée au mouvement vers un but déjà contenu dans sa poursuite même, aussi indiscernable que les tours ou donjons que semblait promettre le titre, et qui jamais n’apparaîtront.

Il n’y a rien. C’est ce néant très peuplé qu’arpente le livre, et nous avec lui, dans l’examen où il nous invite de notre condition de lecteur, non sans malice : « On écrit beaucoup, ici » s’exclame K. en voyant les dossiers qui entourent Momus, le secrétaire de l’insaisissable Klamm, lequel lui répond en riant : « Oui, une bien mauvaise habitude ». On y revient : c’est le grand dehors, en somme, que donne à penser Kafka, à travers le dispositif tout en trappes et parois amovibles de ses récits ironiquement anti-téléologiques, du moins inachevés (le statut de cette ironie n’allant évidemment pas de soi). Et nous en sommes exactement là, me semble-t-il : dans l’inconfort de ce que nous savons sans achèvement possible – puisqu’au fond le Château n’existe pas, dont nous sommes pourtant les occupants pensifs, perdus, sauvés tout autant par le livre que nous lisons.

On aimerait ne pas risquer l’indécence de se payer de mots, tandis que des gens meurent, et que beaucoup d’autres s’en moquent, au fond. Ce n’est pas de l’indifférence, ou pour rester dans une tonalité pascalienne, du divertissement, que d’en revenir à Kafka (dont on ne peut s’empêcher de se souvenir, aussi, que les trois sœurs, Valli, Elli et Ottla sont mortes exterminées à Chelmno et Auschwitz). Ce que nous dit l’inachèvement du Château, c’est encore la nécessité de penser hors de nos petites bibliothèques, ces refuges offerts à ceux qui peuvent se permettre d’attendre, en relisant avec coquetterie Homère ou leurs classiques, que cela passe. Rien ne passe.

Et s’il faut tout de même, alors, rêver à l’inaccessible essentiel que suggère ce qu’on appellera le principe d’inachèvement, on pourra se rappeler le récit d’un exact contemporain de Kafka, Italo Svevo, dont le titre ironique fait grincer les circonstances. Ainsi, composé au cours de l’hiver 1925, Court voyage sentimental ne s’interrompt pas, comme Le Château, au milieu d’une phrase, mais bien au milieu d’un mot. Ce mot, c’est celui désignant la destination du voyage, le nom coupé d’une ville, pas n’importe laquelle : « Tries… » pour Trieste, lieu réel et symbolique amputé de sa dernière syllabe, nulle part et partout, privé de sa fin. Nous n’y arriverons pas : nous y sommes.

Franz Kafka, Le Château, traduit par Alex Nesme, Le Livre de Poche, 2001, 391p. [édition originale : 1926]


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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