(Re)voir au temps du confinement

La pandémie à l’épreuve du rire – sur Problemos d’Éric Judor

Critique

Dans Problemos Eric Judor met en scène un groupe de zadistes, seuls survivants d’une pandémie foudroyante, qui se retrouvent prêts à enterrer leurs idéaux autogestionnaires au nom de leur survie. Relatif échec commercial au moment de sa sortie en 2017, le film réussit pourtant le pari de soulever des questions intéressantes – chose rare dans les comédies françaises de ces dernières années – tout en faisant franchement rire.

Avec son troisième film en tant que réalisateur, Eric Judor achève de nous convaincre qu’il est un des auteurs de comédies les plus intéressants du cinéma français contemporain. En ces temps de confinement, Problemos pourra égayer le quotidien, tout en traitant (de façon plutôt subsidiaire) d’une épidémie – certes autrement plus ravageuse que celle que nous connaissons actuellement. Eric Judor avait été d’une certaine façon visionnaire avec ce film, mais aussi dans une moindre mesure avec Seuls two (son premier long-métrage, coréalisé avec Ramzy Bédia), comédie un peu sous-estimée dans laquelle Paris devenait tout à coup une ville déserte et retrouvait ses habitants lorsque les personnages (à l’origine ennemis, le flic et le bandit) joués par Eric et Ramzy finissaient par se retrouver dans les bras l’un de l’autre. Les images confondantes d’un Paris dépeuplé ont du coup un écho troublant avec la situation actuelle de la capitale.

Mais revenons à Problemos : il est temps de réhabiliter cette comédie qui passa un peu inaperçue et fut un échec commercial à sa sortie, en 2017, avec un peu moins de 200 000 spectateurs.

Quelques mots sur la gestation du film : après avoir lu le traitement d’une trentaine de pages coécrit par Blanche Gardin et Noé Debré, Eric Judor a décidé de faire développer le scénario, puis a supervisé son écriture. Quant au tournage, on sait que celui qui s’était fait connaître en incarnant Aymé dans la sitcom H aime à improviser, en n’hésitant pas à bousculer ses partenaires lors des prises pour qu’ils puissent rebondir avec de nouvelles répliques ou des gestes inattendus – tout en étant un réalisateur affable et doux sur le plateau, d’après les propos de Gardin.

Un couple de parisiens, Victor (Eric Judor) et Jeanne (Célia Rosich), accompagnées de leur fille Margot, entrent dans une ZAD (luttant contre la construction d’un aqua-parc) en Ardèche. À l’origine il s’agit seulement pour Jeanne de passer le bonjour à un vieil ami, son ancien prof de Yoga Jean-Paul (Michel Nabokoff), mais Jeanne s’y plaisant, la petite famille va s’installer pour quelques jours de plus. Jusqu’au moment où une pandémie ravageuse va détruire la quasi-totalité de l’humanité. Et la communauté attachée à ses idéaux d’égalité et de partage d’être ébranlée.

La pandémie ne va pas laisser de bousculer les esprits et de mettre à l’épreuve les valeurs des zadistes.

Le film ne se veut pas vraiment réaliste par rapport aux expériences zadistes : on y trouvera une communauté trop hétéroclite dans le profil de ses personnages pour correspondre à la réalité de contestataires subsumés sous un socle commun de visées. Pourtant, Problemos opère presque un partage homogène à l’idéal de ces communautés alternatives : il ne comporte pas vraiment de personnage principal, fonction qu’on imaginerait a priori dévolue à Victor, mais in fine ce dernier n’est pas omniprésent, ce qui contribue à instaurer une certaine forme d’égalité, qui se noue dans le temps et l’importance accordés à la plupart des personnages. Ce qui n’est pas sans cohérence avec la politique de la ZAD, soucieuse qu’elle est de construire une société plus égalitaire.

Mais à ce titre, on pourra regretter qu’à côté des Victor, Jeanne, Gaïa, Simon, Claude, Patrice, Dylan ou encore Philippine, certains personnages soient traités sur un mode presque purement fonctionnel, comme la petite Margot. Ce sont les enfants et les animaux qui globalement sont traités de cette manière, ce qu’on peut regretter un peu, tant cela contrevient à l’espèce de démocratie diégétique, réjouissante, entreprise par le film. Comme lorsqu’au début du film un chien vient prendre un morceau de poulet dans l’assiette de Victor. L’animal entre à peine dans le plan, et demeure hors-champ lorsque Victor et Patrice (Marc Fraize) débattent sur les rapports de domination entre l’homme et l’animal – avec cette réplique savoureuse de Patrice à propos du chien : « il a pas pris ton poulet, il s’est servi en poulet ! ».

L’élément perturbateur du récit, c’est-à-dire la pandémie, ne va pas laisser de bousculer les esprits et de mettre à l’épreuve les valeurs des zadistes. Jean-Paul, Dylan et Patrice vont voir en-dehors de la ZAD ce qu’il en est. Or, lorsque Patrice sort de la voiture, constate la mort de plusieurs policiers et l’annonce aux deux autres, ces derniers décident, sans trop hésiter, de l’abandonner, alors qu’il crie : « je les ai pas touchés, je suis pas contaminé ! ». L’instinct de survie prend le dessus, entraînant une certaine pusillanimité qui phagocyte les valeurs de ces personnages, en contrepoint desquels Patrice, alors cadré en contre-plongée, est donné à voir dans sa grandeur d’âme, son courage faisant oublier la bêtise qui par ailleurs souvent le caractérise – Judor a une tendresse toute particulière pour les personnages d’idiots, Harpo est ainsi son personnage préféré parmi les « Marx Brothers ».

Petit à petit, alors qu’a priori c’était l’occasion de bâtir un monde nouveau, dont les ressorts se déprendraient des schèmes néolibéraux, l’épidémie va annihiler la raison d’être de cette petite communauté. Le film prend alors des accents hobbesiens, qui dépeint des humains s’escrimant à survivre aux dépens des autres, dissolvant leurs principes au profit des instincts les plus primitifs.

Ils pensent alors avant tout à court terme, en décidant par exemple de manger les moutons plutôt que de les faire se reproduire pour faire un troupeau – sur ce thème de l’alimentation pour la survie, on aurait quand même aimé savoir comment finalement ils s’en sortent. À la fin du film, la propriété privée est définitivement instaurée et les barrières interindividuelles ou interfamiliales érigées. La non-violence disparaît : à un autre groupe de survivants, la guerre est déclarée.

Mais entre-temps, le personnage de Simon (Youssef Hajdi) – acteur qu’on avait déjà vu graviter autour de Judor, aussi épatant comme hôtelier dans Platane que comme banlieusard dans Mohamed Dubois –, va prendre de l’importance dans la dramaturgie : cet ancien agent immobilier, qui est venu sur la ZAD après avoir fait un burn-out, va être placé en quarantaine. En effet, les autres personnages craignent qu’il ait été contaminé après qu’il est parti en forêt et trouvé des objets possiblement utiles dans une décharge – d’ailleurs Simon souligne leur bêtise, puisqu’ils savent que la pandémie est foudroyante, tuant en l’espace de quelques secondes.

Simon profite de cet isolement pour construire une belle demeure. Dès lors, le confort matériel dans lequel est Simon n’est pas, bien sûr, sans susciter l’envie de certains personnages. C’est d’abord Maëva (Claire Chust), la fille de Jean-Paul : la cagole du groupe s’extasie devant le vélo d’appartement de l’ancien agent immobilier qui lui en autorise l’utilisation. Simon lui propose d’utiliser sa douche, avec eau chaude, après sa petite séance de sport – en sachant que c’est l’énergie qu’elle a dépensée sur le vélo qui permet le fonctionnement de la douche. Maëva saute de joie et dans les bras de Simon, lequel ne semble pas insensible à son charme. La mise en scène est alors astucieuse, qui agence un travelling ascendant devant le muret qui nous sépare de la douche, de sorte qu’on finit par voir le visage de Maëva (qui s’exclame : « olala c’est trop bon! »), mais un cut nous empêche de déterminer l’éventuelle présence de Simon à ses côtés… La communauté regroupée autour du feu entend alors des cris qui lui font penser que l’adolescente est en train de coucher avec Simon.

Certes, la scène précédente semble dissiper l’hypothèse de la « prostitution » : Philippine pousse des cris qui semblent être de jouissance lorsqu’elle mange de la viande, chose qu’elle n’avait pas faite depuis très longtemps, elle qui est vegan ; tout se passe ainsi comme si le montage, par la succession de ces deux scènes, filait comiquement le motif de la jouissance inappropriée dans un contexte aussi particulier.

Dylan, l’ancien djihadiste, semble également prêt à tout (ou presque) pour une bonne douche chaude. Simon, sur le ton de l’évidence, lui réclame quelque chose en échange en expliquant que Maëva a payé elle aussi, suscitant à nouveau l’incertitude du spectateur quant à l’éventuelle prostitution de la jeune fille. Or la monnaie d’échange de Dylan sera un service de bricolage dans la demeure de Simon, et il poussera des cris comparables à ceux de Maëva, comme si c’était la douche elle-même qui suscitait un plaisir aussi exquis et puissant.

Ainsi, si le défaut de générosité de Simon appert, rien n’entérine vraiment l’hypothèse selon laquelle Maëva se serait prostituée (bien que le doute subsiste) et, partant, on est amené à s’interroger sur ce personnage à l’éthos capitaliste (au moins a minima) : figure du mal absolu, de la domination économique et masculine, prédateur profitant de la situation et de la naïveté d’une jeune fille, ou bien figure du moindre mal, représentatif d’un libéralisme économique qui pour avoir des effets délétères (l’injustice sociale, les inégalités), n’en permet pas moins aux individus, dans un contexte certes très étrange, et moyennant échange, de pourvoir à certains besoins ?

Aucun personnage, en fait, n’est vraiment condamné ; comme chez Renoir chacun a ses raisons.

À propos de l’autogestion zadiste, Simon déclare : « j’ai réalisé qu’en termes de liberté, de créativité, ce mode de vie était plus un frein qu’une dynamique », cependant que le film prend soin d’y juxtaposer un contrepoint dialectique, d’autant plus saisissant qu’il s’exprime uniquement de façon plastique : alors que Simon de sa belle demeure contemple la vue, seul, le sourire aux lèvres, un travelling descendant nous montre en contraste Claude (Bun Hay Mean), le SDF, qui tressaille de froid et en pleurs. Ainsi les inégalités inhérentes à la propriété privée et donc au capitalisme sont-elles condensées par ce plan qui aux dialogues explicatifs préfère l’éloquence visuelle.

Reste que Claude est également rejeté par le groupe zadiste (lorsqu’ils apprennent qu’en réalité il n’est pas un chamane, et que son odeur nauséabonde devient du même coup insupportable : « la chlingue chamanique y’a un truc un peu magique avec les herbes de Provence et tout ça, alors que la chlingue de pauvre ! c’est âcre. » argue Victor) et tout particulièrement par Gaïa (Blanche Gardin) censée être la plus radicale dans l’anticapitalisme ! Celle-ci révèle encore une certaine hypocrisie (ou un impensé, point aveugle de la congruence entre ses mots et ses actes) lorsqu’au moment des « funérailles » du sans-abri, elle réprimande Victor lorsqu’il salue Simon, qu’il aurait « laissé crever », lors même qu’elle l’avait également ostracisé, d’autant plus avec une violence verbale tonitruante.

Dans le dossier de presse, Blanche Gardin présente son personnage comme « la fameuse facho de gauche » tandis que son coscénariste Noé Debré la qualifie de « hippie nazie ». De façon très convaincante (assez hilarante dans plusieurs scènes), Gardin s’amuse à incarner cette femme qui refuse de donner un prénom à son enfant pour ne pas le/la contraindre et dont la première règle éducative est l’abolition du concept de propriété. Cette femme qui anime des ateliers sur les menstruations pour en faire un éloge, notamment en chantant un hymne aux règles. En même temps, on ne peut qu’avoir de la compassion pour Gaïa lorsqu’à la fin du film elle se trouve enfermée et qu’elle supplie les autres de lui laisser revoir son enfant ; face à un (désormais) démoniaque Victor, elle nous apparaît alors, de façon contrapuntique, beaucoup plus sympathique.

Aucun personnage, en fait, n’est vraiment condamné ; comme chez Renoir chacun a ses raisons. Y compris Victor, sorte de variation sur le double fictionnel de Judor dans sa série Platane (son chef d’œuvre, même si la saison 3 est un peu décevante) : on sent une délectation chez l’acteur comique à incarner des « méchants » ou des personnages négatifs, ici un homme infidèle, veule, de mauvaise foi … autant de défauts que Judor, à travers la sympathie qu’il charrie de par son image publique, parvient presque à faire oublier. Un des running gags du film est la drague insistante de Victor avec Maëva – évidemment dans le dos de sa compagne.

Or lors de leur rencontre, inopinée, près du lac, Judor réitère ce geste qu’il utilise depuis Platane : la main sous le menton ou sur la joue qui vient soutenir un regard fixe et caricaturer une attention particulièrement soutenue à la parole de son interlocuteur. Geste fallacieux qui révèle ici la perfidie du personnage prêt à tout pour parvenir à ses fins. Le trait est filé par la course pressée et zélée qu’il effectue pour aller chercher l’huile demandée par Maëva pour bronzer. La touche presque burlesque (un tropisme malheureusement un peu délaissé dans ce film) dont sont empreints ses pas contribue à nous rappeler son jeu corporel dans La Tour 1 et 2 et plus généralement ce personnage d’idiot notoire mais sympathique, au cœur pur, qu’il promenait au début de sa carrière avec son acolyte Ramzy Bédia, diminuant ainsi un peu l’aversion qu’on pourrait avoir pour ce Victor surchargé de défauts.

Sur le plan de la forme, on avait connu Judor un peu plus inventif. Son deuxième long-métrage, La tour 2 contrôle infernale (un bide, mais qu’il considère comme son film le plus réussi), fourmillait d’idées de mise en scène et de montage, le plus souvent, qui plus est, directement au service du registre comique. Du montage par bégaiement au long zoom avant sur le nez de Philippe Katerine, l’effort était salutaire de s’arracher au tout-venant de la comédie made in France, que caractérise de ce point de vue paresse et indigence.

Que ce soit sur la viabilité de l’autogestion, la vie en temps de pandémie, la nature humaine, le film préfère interroger plutôt qu’apporter des réponses.

Sur ce plan, Problemos ose beaucoup moins. Sacrifiant même à quelques tics du cinéma de ces dernières années, comme le filmage au drone usité comme un addenda esthétique, censé apporter une sorte de cachet « cinématographique » alors que l’usage est de facto surtout décoratif. De même, le film est plus découpé que ses précédents, lui qui aimait utiliser des plans longs. Peut-être Judor a-t-il été un peu brimé dans ses audaces plastiques du fait de l’insuccès de son film précédent. Quelques moments de mise en scène surnagent malgré tout.

Comme Judor le faisait dans La tour 2, l’écriture cinématographique ressortit parfois quasiment à la distanciation brechtienne : plutôt que le montage, c’est ici la musique qui participe du rire tout en mettant à nu et au jour les moyens proprement filmiques : à deux reprises, le film nous pousse à nous extraire un peu de l’adhérence fictionnelle en révélant l’artificialité du dispositif, dans la mesure où la musique est alors donnée à voir en tant que telle comme un ajout au montage. La première occurrence est la plus drôle : lors de funérailles, la tombe charriée par la rivière achoppe sur un obstacle, arrimée à des rochers, et la musique, aux violons caricaturalement tristes, de s’arrêter en même temps – procédé répété dans un humour par répétition que goûte particulièrement Judor.

À la fin du film, avec moins d’humour que d’une gaieté communicative, presque de comédie musicale, la pénultième scène dispose un jeu sur la musique, censée être extra-diégétique (de fosse) mais devenant presque diégétique (d’écran) : les personnages dansent, mais au son d’une musique qu’ils ne peuvent pas entendre dans la diégèse. Ce que le film confirme à la scène suivante, avec la poursuite de ce morceau pop – « Lollipop » de The Chordettes.

Finalement, côté discours le film ne tranche pas, que ce soit sur la viabilité de l’autogestion, la vie en temps de pandémie, la nature humaine, préférant interroger plutôt qu’apporter des réponses ; mais côté humour, le film fait mouche. Or l’art du rire n’est-il pas assez grand pour se suffire à lui-même ? Certes, il ne s’agit pas d’une très grande comédie dans le cinéma contemporain, il n’a pas l’idiosyncrasie nonsensique d’un Dupieux, l’élégance classieuse d’un Salvadori ou le burlesque politique d’un Peretjatko, mais il fait tout de même partie des (trop) rares comédies françaises intéressantes de ces cinq dernières années.

Problemos, d’Eric Judor, 2017


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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