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Entre littérature et histoire – sur Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan de Romain Bertrand

Essayiste

Non pas écrire de l’histoire, par soustraction, en éliminant les références littéraires qui parasitent l’ambition de véridicité, mais écrire l’histoire avec de la littérature ras la gueule, par accumulation et addition, jusqu’à mener à son comble la teneur imaginaire dont on a investi le voyage de Magellan : voilà ce que propose Romain Bertrand dans Qui a fait le tour de quoi ? L’Affaire Magellan.

Un numéro des Annales a rallumé il y a dix ans le débat ancien sur les conflits de territoire, intenses, houleux parfois, entre littérature et histoire. Ce débat n’a fait que s’intensifier depuis l’essai d’Ivan Jablonka qui proposait de considérer l’histoire comme une littérature contemporaine. Patrick Boucheron, Judith Lyon-Caen, Philippe Artières, Arlette Farge ou Sylvain Venayre, chacun à sa manière réarticule l’exigence méthodologique de l’histoire et le souci littéraire, pour solliciter dans la littérature une puissance d’inquiétude et une extension des expérimentations historiographiques possibles. C’est dans ce contexte que je voudrais replacer le récent livre de Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’Affaire Magellan.

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Bien sûr, libre à chacun d’inscrire ce récit dans le prolongement de ses précédentes propositions historiographiques, c’est-à-dire de choisir de réassigner le récit au champ méthodologique de l’histoire, mais porté par un désir pédagogique et une exigence de belle langue. Le lecteur y retrouvera quelques-unes des hypothèses méthodologiques développées dans ces dernières années. Une pratique de la narration dédoublée, théorisée dans L’Histoire à parts égales, qui permet de saisir le voyage de Magellan en multipliant les contrepoints et les perspectives, pour donner une égale dignité narrative au nom illustre et aux vies minuscules, une importance semblable aux récits des marins sous le commandement de Magellan et aux peuples qu’il croise. Au point de délaisser le temps de quelques pages la figure de Magellan pour instituer l’esclave Enrique comme le premier à avoir accompli le tour du monde.

Une pratique résolue de l’anachronisme qui nous fait découvrir à partir d’un texte de 1900 ce que les chroniques d’alors auraient pu dire des Punan. Une histoire connectée, qui montre avec vigueur et ironie que la mondialisation n’a pas attendu « les grandes explorations » : « les indices d’un monde déjà connecté au reste du monde sont partout présents », comme ces porcelaines de l’empire des Ming avec lesquelles les Philippins festoient. Un goût pour la description, une véritable gourmandise pour le mot juste : une exigence de langue qu’il développe dans Le Détail du monde (2019) et met superbement en scène dans la manière de nommer les gestes de la navigation.

« Et si l’on poussait à son extrême limite, jusqu’à le faire craquer, le genre du récit d’aventures ? »

Mais ce bref récit, issu d’une longue fréquentation d’archives et de sources, que les trente dernières pages de notes argumentées laissent deviner, n’est pas seulement une modulation de quelques inflexions historiographiques. C’est qu’ici l’histoire s’écrit à fronts renversés : au lieu de travailler à se distinguer de l’empire des Belles-lettres comme au XIXe siècle, à se purger des rémanences littéraires, comme le notait Vincent Debaene en ouverture à L’Adieu au voyage, il s’agit au contraire de puiser des forces et des fragilités dans le côtoiement avec les pratiques littéraires. Non pas dans le déploiement d’un grand style ou d’une rhétorique élargie, dans un bien-écrire que le XIXe siècle connaît de longue date, mais dans une expérimentation de formes et de dispositifs.

L’entreprise menée par l’historien s’appuie en effet ici sur une vive conscience des puissances de la littérature, pour aller y puiser d’autres manières d’écrire l’histoire. L’Affaire Magellan se frotte en permanence aux formes diverses de la littérature. Voilà l’expérimentation que Romain Bertrand propose en guise de programme, après avoir évoqué la tradition du conte et de l’épopée : « Et si l’on poussait à son extrême limite, jusqu’à le faire craquer, le genre du récit d’aventures ? »

C’est là sans doute l’une de ses propositions paradoxales : non pas écrire de l’histoire, par soustraction, en éliminant les références littéraires qui parasitent l’ambition de véridicité, mais écrire l’histoire avec de la littérature ras la gueule, par accumulation et addition, jusqu’à mener à son comble la teneur imaginaire dont on a investi le voyage de Magellan. Non pas atteindre l’histoire par creusement ou évidement, mais par saturation. Égrenons quelques-unes des formes mobilisées pour faire craquer la hantise de l’aventure : la causerie, la tragédie, l’épopée, le tombeau ou le catalogue. Profusion de formes, mais pléthore aussi de souvenirs et de références : au cinéma avec Ridley Scott, Wes Anderson, à la littérature avec Pablo Neruda, les Lusiades, Amadis de Gaule ou en guise d’épilogue à Stefan Zweig. Sans oublier Michel Sardou en exergue ou Bilbo le Hobbit.

C’est d’abord la tradition de la causerie littéraire dans laquelle s’inscrit le livre, puisqu’il est issu de lectures données cinq soirs durant en 2019 au festival de Lagrasse : c’est là un lieu de côtoiement entre littérature et histoire, qui permet de comprendre les marques d’oralité, donnant au récit l’allure d’un conte, qui n’hésite pas d’un chapitre à l’autre à marquer de légères soudures, comme dans un roman feuilleton ou dans Les Mille et Une Nuits, quand il s’agit de reprendre le fil du récit d’un soir à l’autre. Cette présence orale, qui se lit de manière privilégiée aux charnières et aux relances des chapitres, sollicite, comme il le note dans un bel entretien « des formes textuelles anciennes, [joue] avec elles jusqu’au point-limite du pastiche et de la parodie. »

Il poursuit : « Je me suis inspiré de ces feuilletons d’exploration que l’on pouvait lire à la fin du XIXe et au début du XXe siècle dans des revues comme Le Monde illustré ou la Revue des voyages, émaillés d’illustrations tout en bistres et qui narraient les conquêtes coloniales sabre au clair. Mais je me suis aussi nourri de romans d’aventures, notamment ceux écrits dans une veine conradienne. » L’auteur déploie une vaste panoplie de motifs narratifs pour scander le récit, lui donner le rythme soutenu et hésitant de l’oralité, maintenir la tension d’un suspense : entre le conte et le récit de taverne. Le lecteur sent derrière la voix historienne surgir bien des réminiscences littéraires : la voix désabusée du médecin « colonial qui, entre deux gorgées d’alcool, fait récit de ses années malaisiennes sur le pont du steamer dans Amok de Stefan Zweig, le Marlow placidement lucide du Cœur des ténèbres, ou encore le vieux marin « aux yeux étincelants » de Coleridge. »

C’est aussi une tragédie en cinq actes, puisque le livre de Romain Bertrand est scandé par cinq chapitres rondement menés, qui fait de Magellan « un authentique héros de tragédie grecque : un homme aux espérances brisées, qui boit son destin jusqu’à la lie. » Non seulement parce qu’il mourut peu avant d’avoir fait le tour du monde, mais surtout parce que, dans la lettre d’engagement, il était convenu qu’il ne fasse pas le tour du monde pour ne pas attiser le conflit entre l’Espagne et le Portugal. Voilà le personnage agrippé par l’hubris, qui le pousse aux confins de la folie, ou du moins de l’imprudence, mais qui surtout fait de lui le jouet entre deux puissances géopolitiques, figures prosaïques du destin.

L’épopée bien sûr, avec ses vaisseaux et ses combats, qui hésite entre L’Iliade dans le siège de Malacca et L’Odyssée, dans le décompte funèbre des marins qui meurent l’un après l’autre. « Une épopée au sens propre : un mouvement brownien d’hommes et de nefs que des bardes transforment en un récit sans trêve ni trouées, et ce faisant en un destin providentiel. » Et parmi les formes souvent mobilisées dans l’épopée, le catalogue trouve ici une place de choix. Qu’on se souvienne du catalogue des vaisseaux dans L’Iliade, que mobilise l’historien pour décrire à son tour les cinq nefs de haut bord : le San Antonio, la Trinidad, la Concepcion, la Victoria et le Santiago, et tout ce qu’il y a à leur bord. Plaisir de l’énumération, joie de la liste, quand on fait défiler les 54 arrobes de miel, 250 tresses d’ail, 984 fromages, 7 vaches, 3 porcs, 3 000 litres de vinaigre de Moguer, ou que l’on décline les 237 hommes à bord, qui sont un concentré de cosmopolitisme. Mais la liste oscille comme l’a montré Gaspard Turin entre ivresse et mélancolie. Car à la profusion heureuse du départ répond le catalogue final des morts, qui constitue une succession de tombeaux minuscules, scandés en anaphore par la formule « Souvenez-vous ».

La saturation contradictoire de formes et de genres ébrèche la plénitude de la légende, troue l’arrogance du récit européen.

Pourquoi multiplier ces formes diverses, ces références multiples, ces allusions croisées ? Pour rendre impossible la reconnaissance, car « reconnaître, c’est méconnaître d’une autre manière ». C’est là un geste coutumier de l’historien, qui a pour ambition d’évacuer la légende, de corriger les idées reçues, de rectifier une mythologie : l’historien dissipe les mythes, mais ici non pas tant pour laisser en lieu et place une réalité terne et appauvrie, mais au contraire un récit enrichi et exhaussé par des fils alternatifs et des perspectives démultipliées. Romain Bertrand procède en effet à un geste d’ajustement ou de correction, de dissipation ou d’inflexion pour que la légende de Magellan tourne court, pour que le récit européen des découvertes soit tordu en permanence, mais par une profusion de sources alternatives ou de formes diverses. « Car voilà : il faut oublier les jolies gravures en taille-douce de la fin du XVIe siècle, qui nous montrent un Magellan maniant les équerres et le compas de mer, figure par excellence du “bon découvreur” mû par le seul désir de connaissance. »

Oublier, rectifier, corriger, dissiper : le geste historien ne se fait pas ici par dissipation désenchantée, mais par profusion, multiplication de vocables inconnus, renvoi à des noms intraduisibles, référence à des sources, notamment malaises, encore peu exploitées. Comme le souligne Patrick Boucheron, la littérature a sans doute pour ambition d’« installer un rapport d’étrangeté dans sa propre langue ». Et c’est là que les références littéraires démultipliées jouent : leur saturation produit un effet de méconnaissance, et permet de faire surgir sans traduction possible des termes étrangers : « L’histoire change de ton, et se charge de mots qui ne sont plus ceux de l’Europe : boloto, banrangay. Des mots que n’épuise plus leur traduction en castillan, des mots que leur débord de sens oblige à transcrire phonétiquement. Des mots qui trouent le texte à la façon d’une vallée pierreuse les orbites sombres de puits sans fond, où il n’est plus possible de se mirer, de se reconnaître, de trouver le confort d’une réminiscence. Chaque fois qu’un terme indigène surgit dans un récit de voyage européen, une porte s’ouvre sur la nuit d’un autre monde. »

Ce surcroît littéraire au cœur du récit historique produit le sentiment d’un texte métissé, au carrefour de traditions et de veines disparates : un croisement de genres, un bariolage de références, un carrefour de perspectives. La saturation contradictoire de formes et de genres ébrèche la plénitude de la légende, troue l’arrogance du récit européen. La pluralité de perspectives réclamée par la pratique d’une histoire à parts égales se traduit ici dans un vif croisement générique, dans une pluralité de formes et de traditions.

Surtout il faut comprendre ce qu’apporte la présence de ce conteur qui ne se laisse jamais oublier, s’adresse au lecteur, sollicite un univers de référence commun : il permet d’écrire une histoire au présent, en exhibant les gestes et les opérations, en montrant le récit en train de se composer, par emprunts et croisements. Et même si Romain Bertrand ne dit pas la rencontre des archives, il décrit l’enquête en train de se faire, le savoir dans son élaboration même. C’est là un usage démocratique de la littérature qui ouvre la fabrique du savoir, comme l’a bien montré Ivan Jablonka dans son manifeste L’Histoire est une littérature contemporaine, ou comme j’essayais de le rappeler dans Un nouvel âge de l’enquête.

« Il faut encore souligner, note-t-il dans un entretien, que ces techniques narratives ne sont absolument pas contraires au souci de montrer comment se fabriquent les vérités de l’historien. Loin d’atténuer ou d’altérer le propos historiographique, le travail littéraire le renforce. J’ai parlé d’indices, et ce n’est pas un hasard si triomphe depuis une quinzaine d’années, en sciences sociales, ce que Carlo Ginzburg a appelé le « paradigme indiciaire ». Le modèle de l’enquête, de la traque de la vérité d’indice en indice, que la sociologie a pour partie emprunté au roman policier dans les années 1930, permet d’exprimer les doutes et les embarras du chercheur, de faire pénétrer le lecteur dans l’atelier de l’historien, là où volent les copeaux, là où on rabote les matériaux. C’est un mode de partage du savoir qui est de plain-pied avec une exigence grandissante de traçabilité des contenus de connaissance : les paroles d’autorité, les certitudes proférées ex cathedra ne font plus recette ; on veut comprendre d’où provient une information, comment on construit pas à pas une interprétation ; on veut pouvoir la reproduire ou la réfuter. »

La littérature n’est pas ici déployée pour donner une autorité nouvelle à l’histoire ou pour reconstituer un magistère menacé par l’ère médiatique, mais au contraire pour pointer la fragilité du savoir historique, et donner cette fragilité en partage, comme l’a merveilleusement montré Patrick Boucheron dans Le Débat.

Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Verdier, 2020, 144 pages


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

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