Souffle ténu du printemps – sur Le Paradis d’Alain Cavalier
Il y a cette maladie du confinement qui consiste à ne pas pouvoir ouvrir un livre, ni vieux ni neuf : maladie du lapin dans les phares du télétravail, besoin de se sentir utile, productivité aggravée, blocage de tout projet : le sentiment d’une urgence qui patine à vide, et comment pallier. Surchauffe du moteur de partage : médias sociaux à tout va, live Instagram, fabrique de galerie 3D, cours sur tous les Discord et Jitsi Meet possibles… Peut-être est-ce une maladie propre à ceux dont l’existence consiste à créer ou transmettre. Machines intersubjectives en train de cramer un fusible.
Où l’on s’aperçoit que, malgré tout, comme pour un enfant récalcitrant, ouvrir un livre demande un soupçon plus d’action que regarder un film ou écouter une symphonie. Non que l’appréciation soit possible dans une passivité réelle, mais disons que, devant une image ou un son, on peut – sans être non plus « absorbé » – se relâcher un brin. En tous cas, si je n’arrive pas pour ma part à ouvrir un livre, à l’instar de certains collègues enseignants ou critiques (il y a aussi très logiquement les écrivains qui ne peuvent pas commencer un livre), je peux encore regarder un film. Au cas où, atteint de la même maladie, vous n’auriez pas essayé, c’est le moment. Il se trouve par ailleurs que j’étais depuis quelques mois pris d’une passion curieuse pour Le Paradis (2014) d’Alain Cavalier. Très vite ce film m’est devenu un fétiche, un single en boucle. Je le recommandais comme on offre un livre à tout va, afin d’évangéliser mes amis.
La première semaine de confinement a ainsi vu resurgir en moi le démon de la pédagogie, mais quelque peu sadique. Je le donnais en modèle : « Toi étudiant·e en cinéma qui geint de ne pas pouvoir réaliser douze minutes de film à moins de cinquante mille euros, regarde comment on fait un chef d’œuvre avec rien. » Et même sans presque sortir de chez soi. Il suffit d’un intérieur et d’un extérieur, de jour et de nuit. J’omettais, pour ne pas être totalement vexant, qu’il fallait surtout une idée : non frelatée, non ventriloquée. Ou pas nécessairement une idée, mais un percept comme dit l’autre : une concrétion de perceptions qui survit au corps qui les a éprouvées. S’il y a idée et percept, c’est en principe mieux.
L’idée de départ dans Le Paradis c’est : la Bible et l’Odyssée interprétées et croisées par Alain Cavalier avec des jouets, des sculptures, des plantes. Le percept c’est : « l’heure où l’amour est vif », comme le dit l’auteur dans un des épisodes inédits qu’il a semés sur YouTube. Le « filmeur », comme il préfère s’appeler, plutôt que réalisateur, a certes décrit plusieurs fois sa méthode pour communiquer son « émotion » intacte au spectateur, au moyen d’une petite caméra DV dont il monte l’image sans aucune correction (mais en améliorant considérablement le son). C’est sa veine autobiographique depuis Ce répondeur ne prend pas de messages (1979) : « un tournage de 7 jours ; tout ce qui est tourné est projeté, sans coupes de montage ; une seule prise, jamais deux. » Pas de coupes de montage mais presque un « filmé-monté » comme on disait à l’époque (les coupes se font au filmage). La caméra DV autorise quant à elle le montage parce qu’elle préserve autrement l’instant : en enregistrant l’enregistrement lui-même, par la proximité du micro avec l’objectif. Mais cette description, bien sûr, n’explique rien de la magie de Cavalier, pas plus qu’on ne se met à parler une langue inconnue en lisant la grammaire qui la modélise.
Quelques semaines plus tard, il faut bien reconnaître que le caractère catastrophique de la pandémie, possiblement vécue comme le signe d’une fin proche de l’humanité, n’engage guère à profiter du confinement pour tenter un cinéma « pauvre » : car cette pauvreté s’inscrit dans la perspective d’un temps qui lierait l’humanité et l’éternité. Elle est un geste eschatologique. Il y avait eu les sept jours de la création pour Ce répondeur… Dans Le Paradis, ce sont les quatre saisons. Au quatrième visionnage, justement, il me semble retrouver dans le film de Cavalier des images ou des impressions que j’avais eues jadis en visionnant Admirable tremblement du temps (1991) d’Alain Jaubert. Extrait de la célèbre série Palettes, ce documentaire compile toute la science d’alors sur les Quatre saisons de Poussin, exposées au Louvre.
Le premier de ces tableaux, le Printemps, représente le Paradis terrestre. Jaubert suit en partie l’analyse de Willibald Sauerländer : cette ultime série de tableaux serait un « paysage testamentaire qui raconte à la fois une histoire de la nature et de la rédemption de l’homme » résumant également l’œuvre et la vie du peintre. Celui-ci, approchant de la mort, se fierait à une conception cyclique, virgilienne, du temps. De fait, c’est aussi l’approche de Cavalier pour ce Paradis : « La vie ne s’est pas du tout dégradée, elle s’est métamorphosée, et dans la quatrième saison de ma vie, l’hiver, j’aime voir sous cette saison, cette dernière saison, les signes du printemps, sans doute que je ne connaîtrai pas, mais que je peux voir, en ce moment. »
Le cinéma de Cavalier avance à peu près ainsi : en disposant en nous une forme d’attention et d’accueil à venir.
Le Paradis est donc l’éternel printemps, survivant à tout. Il est traversé par un anti-Adam qui non seulement ne pèche pas, mais qu’on voit cueillir les fruits de l’arbre de vie : Cavalier dit, dans ce supplément au film, qu’il est l’ange du récit. Ce jeune héros terrien est l’artisan d’une petite tombe qui traverse les saisons, trois clous peints en doré et fichés dans une souche d’arbre, qui marquent l’emplacement où le filmeur a enterré un bébé paon. Ou pas enterré, car il a disparu « enlevé pas les autres » dit-il mystérieusement – « ou un renard » risque l’ange, plus prosaïque. C’est donc plutôt un cénotaphe.
Et puisque Cavalier va rejouer la Bible (en extraits choisis) pendant tout le film, cette tombe vide ne peut qu’évoquer David et Jésus Christ. Tout le réel documenté s’insère ainsi dans le remix des Écritures et de l’Odyssée auquel s’amuse Alain Cavalier. Suzanne, par exemple, une de ses voisines qu’on aperçoit dans ce bonus et qui ne veut pas de nouveau mari, devient un avatar de Pénélope. Un morceau de poisson passe et hop, Jésus est vivant. Un jeune homme raconte son premier souvenir d’enfance : avoir été jeté dans la piscine par son père sans savoir nager, et voilà tout un tas de sacrifices à nos pieds.
C’est d’une forme d’autobiographie de tout le monde que s’autorise Cavalier : « À sept ans, on vous colle au pensionnat », dit-il, vous apprenez le latin pour la messe et le grec pour lire Homère, « puis on vous lâche la tête farcie d’idées folles ». Tout en voix off, il va reformuler à partir de là des extraits de la Bible et de l’Odyssée comme s’il lisait son propre journal à la première personne, réécrivant tout au présent et au passé composé, jouant tous les rôles à la fois dans une continuité aussi absurde que sensible. Sa finesse de diction ne participe pas peu à l’émotion et au comique qui se dégage de cette histoire de l’humanité condensée en une petite oie mécanique (l’Esprit saint) et un robot rouge vintage (Ulysse). On ne va pas égrener tous les moments de rire (la présentation d’Athéna par elle-même, le dialogue du diable et de sa femme à propos de Job, le sacrifice d’Isaac : « Mais, on n’a pas d’agneau pour le sacrifice ? – Ne t’inquiète pas, ne t’inquiète pas », répond Abraham).
Notons simplement que Cavalier prend le ton surpris du bon sens bourgeois pour jouer ces scènes : et l’intrusion de la mesquinerie humaine dans ces récits divins provoque la joie. Par exemple Ulysse à Charon : « C’est combien l’aller sans retour ? » (puisqu’il ne s’agit pas pour lui de descendre aux enfers mais juste d’y jeter un œil) ou encore la séquence d’explication de l’eucharistie interrompue par l’irruption d’un crayon dans le champ : « Je mets un crayon pour que ceux qui ne connaissent pas l’hostie voient sa taille ». Et d’ajouter qu’il ne connaîtra à nouveau l’extase de la première communion qu’en se rendant, adulte, « au Monoprix Saint-Augustin ». Le Paradis frôle aussi à un moment l’idiotie moulletienne avec une séquence sur le Coca-Cola et ses vertus supposées, qui renvoie aussi bien à l’Essai d’ouverture (1988) de son cadet qu’aux torture tests ratés de Ce répondeur… ou de Irène.
Allégresse de la légèreté, mais aussi joie épiphanique. Plusieurs enfants et jeunes adultes interviennent, lumineusement filmés en gros plan fixe, au long du Paradis : une petite fille déguisée en papillon ; une jeune femme qui raconte comment elle a retrouvé ses parents biologiques ; une autre, qui se livre avec Cavalier à un marabout-de-ficelle sur les expressions issues de la Bible et celles issues de la mythologie. La même fabriquera plus tard des bancs d’église en papier plié ou un crucifix avec deux bouts de bois et une mèche de ses cheveux coupés. Là, on ne peut rien dire de mieux sinon que le filmeur « relève » le réel par l’image : un lapin en céramique et un ceps de vigne plongés dans un savant clair-obscur, les ténèbres se détachant du ciel par le simple basculement d’une vitre, plans fixes sur des trouées dans la forêt… L’efficacité est proportionnelle au dépouillement des moyens.
Outre la leçon de « pauvreté » que Cavalier pourrait fournir à tout créateur en temps de confinement (à condition, on l’a dit, de ne pas être médusé par l’apocalypse), il en est une autre légèrement moins évidente, c’est celle de « l’adresse ». Cavalier a expliqué ici et là comment il construit ses films : en ne sachant rien d’avance. Le bonheur qui coule à chaque plan tient peut-être aussi à cela : c’est qu’il nous parle en filmant. Qu’il chuchote dans notre oreille, porte son texte sur un souffle, nous transformant en point d’écoute. Dans un très bref essai de 1805, intitulé « Sur l’élaboration progressive des idées par la parole », Heinrich von Kleist donne à un ami ce conseil : « Lorsque tu veux savoir quelque chose et que tu n’y parviens pas par la méditation, je te conseille (…) d’en parler avec le premier venu[1] »
« On va changer de méthode », dit Kleist : alors qu’on défend généralement aux jeunes gens de parler sans savoir, là, « je veux que tu le fasses avec la raisonnable intention d’enseigner des choses à toi-même ». Il n’est pas nécessaire que l’autre réponde, d’ailleurs, car « l’idée vient en parlant ». Mais il est nécessaire de lire dans le regard de l’autre la compréhension ou l’accueil de ce que l’on dit. On peut même parler presque à vide, en rallongeant ses phrases par des « sons inarticulés », explique Kleist, des appositions qui ne servent à rien, des mots de liaison en surplus : le sens est dans le rétroviseur. Le cinéma de Cavalier avance à peu près ainsi : en disposant en nous une forme d’attention et d’accueil à venir. Raison pour laquelle on peut revoir Le Paradis sans jamais se lasser : c’est à chaque fois une nouvelle rencontre, le film n’est jamais achevé. Il illustre assez bien la conclusion de Kleist sur la pensée comme adresse : « Ce n’est pas nous qui savons, c’est d’abord un certain état de nous-même qui sait ». Cinéma idoine pour toute expérience au long cours, qui défait notre sentiment d’unité au profit d’une collection de moments : c’est combien le retour sans l’aller ?
Alain Cavalier, Le Paradis, 2014.