Hommage

Christo (1935-2020) – artiste des malentendus

Critique d'art

Né Christo Vladimiroff Javacheff à Gabrovo en Bulgarie en 1935, Christo est mort ce 31 mai à New York. Avec sa conjointe Jeanne-Claude, il aura pendant une cinquantaine d’années façonné une œuvre complexe, polyphonique et équivoque. Leurs travaux ne portent pas uniquement le sceau du monumental, ils s’écrivent également dans des formats domestiques et parfois confidentiels, ce qui permet d’entrevoir la dimension hétéroclite d’artistes dont la carrière est aujourd’hui encore frappée par le malentendu.

Après une courte activité de portraitiste à Paris dans les années 50, Christo Vladimiroff Javacheff, dit Christo, enterre celle-ci à l’occasion de sa rencontre avec celle qui partage sa vie et son œuvre, Jeanne-Claude Denat de Guillebon (disparue en 2009), laquelle contribue à la série des Wrapped portraits entre 1962 et 1969 en tant que modèle. Travaillant sur une toile non apprêtée, celle-ci est retournée et constitue de ce fait, une partie du modèle, de sa figuration. Ce retournement originel guide un travail sur une dizaine d’années et émancipe son geste de la figuration, ce qu’il répétera sans cesse dans ses projets à venir.

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Paris devient dans les dernières années de son séjour le territoire de ses premiers projets d’installation in situ : Empaquetages sur le quai, 1961, ou encore l’œuvre célèbre de la rue Visconti, Le Rideau de Fer-Mur de barils de pétrole en juin 1962. Cette installation énonce le glissement du thème de l’objet vers le spectateur et l’associe à celui de la limite. « Il y a de l’ironie sans doute à édifier une citation du mur de Berlin dans la ville des barricades populaires, mais si la citation n’est pas équivoque elle transforme la rue Visconti en impasse, c’est le rideau de fer qui donne son nom à l’objet, la limite au déplacement que Christo, lui, a due franchir pour arriver à Paris et devenir artiste. » c’est en ces termes qu’Anne Vovley introduit l’œuvre dans sa thèse Art et spatialité[1] sur le travail des Christo.

La jeune période parisienne est probablement le premier lieu d’un malentendu. Aux prémices d’un engagement politique et écologique de l’auteur, il s’agirait en réalité d’une inspiration situationniste et propre aux happening de l’époque entre géographie et construction sensible. À partir du déplacement de l’organisation en pôles d’action d’une entreprise artistique, les deux artistes alors proches du critique Pierre Restany et des Nouveaux réalistes œuvrent dans un lien ténu entre art et banalité mais aussi entre in situ et appropriation du réel dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler les thèses d’Henri Lefebvre et sa « production de l’espace ». Le couple d’artistes part s’installer à New York en février 1964 pour une adresse qu’ils ne quitteront plus. Le bureau et l’appartement de Christo et Jeanne-Claude se trouvent au 48 Howard Street. C’est le début d’une carrière internationale marquée par une forte production, rationalisée et impressionnante dans une démarche qui n’a de cesse de se complexifier.

Comme l’explique Werner Spies dans On the Way to the Gates en 1989, « La monumentalité à laquelle Christo nous a habitué ne peut se comparer aujourd’hui qu’avec l’architecture, et cette mise en service du monumental a une importance particulière. Non pas simplement en un sens pragmatique mais parce qu’il serait physiquement impossible à Christo de réaliser ses grands projets de ses propres mains. » En effet, la documentation des œuvres est toujours constitutive des actions qu’il joint à chacun de ses projets et qu’il fait publier par la suite. Les éléments documentaires sont le plus souvent parties des expositions à l’image des plans, des croquis et des films qui renseignent et en attestent la naissance. En cela la maitrise d’ouvrage et l’exécution qui sont confiées à des équipes de travailleurs sont indissociables de sa réflexion et de sa composition. « Ce sont des exemples de mise en scène des masses. Celles-ci appartiennent à l’œuvre et ce n’est pas qu’un simple moyen en vue d’une fin, comme nous le montrent les photographies. (…) [Le processus de production] enchaîne les participants les uns aux autres, avec plus de force, jusqu’à les présenter ensuite, pendant la phase finale de la construction, à travers le pathos de la victoire. »

Les artistes n’auront de cesse de produire des gestes artistiques radicaux et spectaculaires en miroirs d’œuvre plus réduites : Wrapped, Project for Personal Computer, 1985 Wrapped Telephone ou encore le plus ancien Paquet sur diable, 1973. Ce faisant il prend avec lui la société de consommation moderniste qu’il semble désactiver par son geste artistique. Le projet de Christo met en relation et en articulation l’objet textile et l’objet d’art avec l’œuvre d’art, il exprime la dimension spatiale de l’objet depuis le banal jusqu’a l’infiniment grand dans sa monumentalité sensible et symbolique. Ce double rapport entre le domestique et le hors norme est difficilement dissociable, et cette contradiction montre que l’objet textile est utilisé par le spectateur dans une expérience esthétique qui n’est pas seulement visuelle mais tactile.

À l’inverse des projets d’architecture, les projets des Christo sont des propositions artistiques, singulières et précises.

L’entreprise artistique de Christo et Jeanne-Claude est construite autour de la Javacheff Corporation fondée aux prémices de carrière. Cette société se fait l’interface entre l’œuvre et le marché de l’art ce qui rend possible le financement et le marché des biens, la gestion des ressources humaines et administratives lesquelles sont inhérentes à leur réalisation. Cela a permis dans le travail des artistes la constitution d’un marché singulier permettant la mise en œuvre des projets parfois titanesques. Les Christo intègrent leurs acheteurs dans leurs pratiques artistiques selon un modèle encore nouveau à l’époque. En effet, les « clients » se retrouvent dans la démarche et, de fait, soutiennent financièrement leurs projets en achetant croquis, plans ou documentation. Le fait que Christo et Jeanne-Claude autofinancent leurs œuvres est également une décision tant esthétique que politique dans une approche encore récente de l’espace public et de son versant artistique et culturel. Ils veulent travailler indépendamment, sans sponsors ou placements de produit. En conséquence ils sont libres de leurs décisions artistiques et esthétiques comme de leur territoires d’intervention, mais pas de leur calendrier. Ainsi, ils attendent 24 ans pour empaqueter le Reichstag (Wrapped Reichstag, 1971-1995) et 10 ans pour le plus vieux pont de Paris, Le Pont Neuf (The Pont Neuf Wrapped 1975-1985).

Ces deux projets restent parmi les plus emblématiques. Au cœur de ces derniers se trouve une défiance du politique notamment de Jacques Chirac, alors maire de Paris qui s’y oppose pour des raisons électorales mais aussi d’Helmut Kohl qui dénonce une atteinte « à la dignité de l’histoire ». Les campagnes de porte-à-porte et les réunions d’information dans le quartier du Pont-Neuf, la création d’une association de soutien au projet «Les parisiens pour le projet Pont-Neuf», tentent alors de mobiliser les habitants pour faire pression sur les « décisionnaires indécis ». À Berlin, une situation similaire existe via la structure, «Berliner für den Reichstag», constituée en 1986, par Roland Specker, alors co-directeur du projet. L’association réunit en quelques années un total de 70000 signatures en faveur de l’empaquetage du monument.

C’est ici qu’intervient l’autre malentendu de l’œuvre des Christo au prisme de sa lecture polyphonique et équivoque. En effet, à l’inverse des projets d’architecture, les projets des Christo sont des propositions artistiques, singulières et précises. Il s’agit de propositions faites à des communautés humaines et non pas des réponses concrètement participatives pour des commandes publiques. La liesse populaire accompagnant le projet du Reichstag et l’incroyable foule réunit durant son activation a été perçue comme une réponse à un projet public construit comme une adresse du gouvernement fédéral à l’histoire du XXème siècle là où les artistes ont pensé un geste au regard d’une architecture et d’un paysage. En ce sens, les projets du couple  correspondent moins à un besoin exprimé par les citoyens qu’un travail de paysages et de matériaux. Les artistes ne font pas écho à un usage défini du monument mais travaille par l’architecture afin de proposer le cadre d’une participation publique et de produire entre la société civile et les élus une volonté commune, présenté par les Christo comme « un désir commun d’œuvre d’art. »

Depuis une situation d’apatride Christo mobilise à New York les éléments de centralité d’une ville mondiale et il y déploie une activité artistique à l’échelle internationale.

En cela, l’œuvre des Christo et la récente disparition de celui-ci marque bien le tournant d’une époque et d’un schéma d’intervention dans l’espace public comme de son appréciation. La monumentalité des interventions et l’approche de l’espace urbain comme la radicalité du geste semble agir à la manière d’une nouvelle mémoire pour les lieux et de se construire dans le temps long avec le patrimoine. Cette dimension pose forcement des contraintes et interrogations à l’image des 100 000 m2 de polyéthylène déployés sur le lac d’Iséo en pleine crise écologique pour la réalisation de The Floating Piers (2016), et cela pour une œuvre ayant une durée de vie d’une quinzaine de jours. Également, le regard que nous pouvons porter aujourd’hui sur The Valley Curtain (1972) œuvre en nylon de 13 000 m2 pour une installation d’une journée force la réflexion entre bilan carbone et responsabilité écologique.

Ancrée dans la grande Histoire de son temps l’œuvre des Christo en est également le miroir. Le départ pour New York en 1964 sur les conseils de Leo Castelli coïncide avec la montée en puissance de la scène nord américaine dans le marché et les instituions internationales. L’homme apatride se fait un double exilé depuis sa Bulgarie natale et la France d’adoption. C’est dans une période de mutation particulière que Christo construit sa carrière en terme d’espace d’expérimentation mais aussi au regard de l’organisation de l’espace artistique mondial avec une tectonique des plaques qui conduit à un repositionnement qui n’est pas absent des œuvres qu’il réalise.

Depuis une situation d’apatride Christo mobilise à New York les éléments de centralité d’une ville mondiale et il y déploie une activité artistique à l’échelle internationale. Ainsi, un nouveau malentendu se présente à nous dans le mouvement de Christo vers New York, lequel a été souligné par Anne Volvey : le mouvement du couple vers la nouvelle capitale artistique mondiale n’est pas un déplacement vers les avants-garde mais bien l’usage d’une ville globale pour ses projets d’ « art publics » lesquels sont marqués par  « les principes du réalisme européen, et celles qui fondent et règlent sa pratique, la démarche participationniste, dans l’agitprop ou le Situationnisme, pour ne citer qu’eux » (Volvey op cit).

L’exposition a venir au Centre Georges Pompidou sera probablement l’occasion de revenir sur les dimensions équivoques de leurs œuvres et sur la pluralité de leurs appréciations. La capacité des artistes a situer leur création au plus près des géographies, des patrimoines et de l’histoire en mouvement et cela rendu possible par un matériau textile qui se fait à la fois lien social, lien politique et lien historique offre à notre regard une vaste lecture de la sculpture et de ses champs d’interprétation. Nul doute également que la prochaine intervention sur l’Arc de Triomphe à l’automne 2020 sera l’occasion de multiples discussions au regard notamment de son histoire récente. En cela, force est de constater que Christo, « l’artiste emballeur » (wrapping artist) qui nous a quitté durant un confinement, est parvenu à réaliser une œuvre incroyablement ouverte.


[1] Anne Volvey. Art et spatialités d’après l’œuvre in situ outdoors de Christo et Jeanne-Claude, Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2003.

Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

Notes

[1] Anne Volvey. Art et spatialités d’après l’œuvre in situ outdoors de Christo et Jeanne-Claude, Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2003.