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Aux commandes, citoyens ! Analyse des conditions et effets d’une révolution en art

Artiste

Alors que le milieu de la culture pâtit toujours des conséquences de la pandémie, il ne faudrait pas se contenter d’une politique classique de commande aux artistes mais initier une révolution des pratiques en donnant aussi aux citoyens l’occasion d’exercer pleinement leurs droits culturels. Ils mèneront cette révolution avec leurs représentants élus et administrations publiques et dans un même partage de responsabilités avec d’autres grands mécènes qui auraient pour ambition de faire l’Histoire. Faire œuvre devient une affaire commune.

Maintenant que l’on convoque à nouveau, dans l’urgence, cette très ancienne tradition de la commande parce que la réponse la plus simple pour aider les artistes est de leur donner du travail, faisons-la revivre en prenant conscience que c’est l’avenir de l’art qui s’y joue. Un avenir que construisent déjà, à bas bruit, en France et en Europe, des milliers de citoyens et citoyennes[1] comme autant de Nouveaux commanditaires d’œuvres d’art dans l’Histoire.

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Car aujourd’hui qu’aucun pouvoir ne peut plus demander aux artistes de rendre visibles et sensibles de grands ordres culturels communs, que les artistes eux-mêmes ont réussi une émancipation de la personne dans tous ses modes de perception et d’expression, pour donner forme à une individualité qui a permis d’envisager cette association d’individus qu’est une démocratie, il appartient dorénavant aux citoyens de cette démocratie de dire autant que ses artistes une raison d’être de l’art et de l’assumer publiquement.

Il s’agit, maintenant, de non seulement développer un appel aux artistes mais de donner tout autant aux citoyens l’occasion d’exercer pleinement leurs droits culturels. Un exercice qui s’opère dans le cadre d’un partage d’égale responsabilité entre tous acteurs sociaux qui se retrouvent impliqués. Et ce sont tous ces citoyens maintenant, quels qu’ils soient, sans exclusive et en n’importe quel lieu, fût-il le plus reculé, en France et en Europe, qui peuvent témoigner avoir fait l’expérience de ce que peut signifier « faire art » ; réaliser qu’un appel aux artistes permet de reconsidérer une situation qui n’est pas satisfaisante et de la réinventer radicalement ; manifester l’intelligence qu’ils possèdent de ces situations autant que de manifester le courage de les changer, en s’autorisant à agir en leur nom propre, comme simple citoyen, pour le bien commun.

C’est ainsi que les artistes ont pu eux-mêmes découvrir comment on peut « faire art comme on fait société » dans un dialogue d’exigence à exigence avec des personnes dont ils considèrent que les nécessités de créer sont aussi légitimes que les leurs. Les artistes découvrent que dans cette confrontation à la réalité des besoins de créations contemporaines, ils peuvent donner toute sa mesure et son sens à cette totale liberté d’innovation formelle qu’ils ont conquise durant la période moderne. Des innovations accueillies sans aucun préjugé par des commanditaires qui assument eux aussi les risques de la création et savent juger si une œuvre est juste.

En fait, il suffisait de le leur demander, de leur proposer une règle du jeu démocratique et des moyens pour passer commande pour qu’ils montrent que c’est bien à travers une commande que peut se recréer, par l’expérience vécue d’une création, un lien systémique entre l’art et la société. C’est en assumant cette responsabilité que notre société peut rendre à l’art une fonction politique sans laquelle il est condamné à se réduire, moderato cantabile, à des jeux formels sans conséquences, à un statut de bel outil de communication ou d’objets de foires ou de manifestations coûteuses. Et ce alors même que ce sont toutes nos formes de relations au monde que nous devons recréer dans une époque de bouleversements sans précédents.

Faire œuvre devenant une affaire commune, on ne peut plus faire l’économie d’un travail d’analyse des enjeux et des contextes, d’une réflexion critique et partagée sur la nécessité de faire œuvre, pour trouver ensuite les mots qui lui donneront un sens commun, légitimeront la commande et l’investissement financier demandé à la collectivité. Et c’est une première car les pouvoirs politiques et religieux n’avaient pas à se justifier, et quand les artistes pour conquérir leur autonomie se fondaient sur leur intime nécessité pour créer, leurs œuvres parlaient pour eux. Cependant, si ce travail de reconnaissance de la nécessité est sans précédent, il ne pourra jamais éclairer comment certains hommes et femmes parviennent à inventer des formes inédites telles que nous choisissons de les retenir pour servir de repère au jugement. Il y a bien des artistes !

Cette appropriation de la commande par le citoyen est une révolution politique dans l’élaboration d’une culture contemporaine puisqu’elle entend une réelle délégation de responsabilité et de décision en outrepassant un préjugé de classe multiséculaire à l’encontre d’un peuple qui n’a jamais été considéré comme ayant qualité à agir en art. Elle entend aussi faire le deuil de l’idée romantique qu’un artiste authentique ne peut être qu’un héros solitaire. Paradoxalement, les Nouveaux commanditaires renforcent les représentants élus et responsables d’institutions comme nos administrations culturelles dans leurs vrais rôles : non pas celui de prescripteurs parce qu’ils n’ont pas en démocratie de légitimité pour l’être, mais bien celui de médiateurs. Les administrations, en faisant le lien entre les moyens de la collectivité pour la culture, et ceux à qui elles les redistribuent, personnes et institutions, qui sont les plus qualifiées pour développer une action significative ; et les élus en assumant leur rôle de médiateur politique entre des besoins dont ils sont à l’écoute et les initiatives de ceux qui peuvent y répondre.

Sortir l’art de ses cadres, hors desquels il n’était pas reconnu comme art, pour le mettre dans la vie.

Initier un tel renversement de perspective que sont les Nouveaux commanditaires et en assumer tous les risques ne pouvaient être que le fait d’un de ces grands mécènes qui ont permis à tant de mouvements d’avant-garde d’exister dans l’Histoire. Mais maintenant que dans tous les contextes possibles, la démarche, avec son ingénierie qui fait école, a fait la preuve de sa pertinence et de sa résistance, cela n’a plus de sens que la Fondation de France, pour ne pas la nommer, reste seule à soutenir sa mise en œuvre. Le moment est venu que d’autres s’approprient le modèle dans le respect de ses exigences. Et l’on peut penser que l’État, les régions et les collectivités publiques sont les premières concernées car c’est une voie éprouvée pour enfin faire d’un appel à la création l’un des axes privilégiés d’une grande politique publique en culture, aux côtés de ceux dédiés à la conservation des patrimoines anciens et contemporains, à la diffusion pour un accès aux œuvres et à la formation des publics et des artistes.

D’autant que comparé aux coûts de l’offre culturelle, le développement d’une économie de la demande induit des investissements mais n’engendre pas ou peu de frais récurrents de fonctionnement et permet à nombre d’élus locaux et responsables d’institutions, publiques ou privées, de financer des actions marquantes dont ils n’auraient pas autrement les moyens. Et, de manière plus générale, il s’agit d’inscrire l’art dans une économie de moyens plus responsable et d’offrir aux artistes une alternative à un marché spéculatif. Mais ce que cette révolution des Nouveaux commanditaires pourrait encore apporter de plus innovant, c’est de pouvoir sortir de cette dichotomie trop simple d’offre versus demande pour développer un modèle de « politique de capacités ».

Une révolution n’est cependant pas concevable sans ce nouvel acteur culturel qu’ont fait naître les Nouveaux commanditaires : ce tiers de confiance qu’est un médiateur culturel indépendant. Ces médiateurs sont des volontaires parmi ceux qui assument déjà une médiation entre les œuvres et le public au sein de leurs structures, de la petite association au centre d’art, du musée au théâtre. Des acteurs qui sortent de leurs murs pour s’engager sur les territoires, se mettre à l’écoute des doléances[2] et des désirs, trouver les artistes qui peuvent les prendre en compte, organiser les échanges et les débats qui vont donner un sens commun à la création contemporaine et mener à bonne fin la production d’une œuvre. Des médiateurs qui se sont donné pour mission d’en former d’autres et qui peuvent aussi bien aider les artistes trop jeunes que répondre à des commandes en assumant un rôle de producteur public à même de prendre en compte leurs initiatives et d’en évaluer avec eux la pertinence.

Sinon, pour les aider, il serait plus simple et juste de leur donner des bourses. Mais le médiateur peut également assumer ce rôle avec des artistes confirmés. Il représente alors les intérêts de la collectivité et juge si leur initiative se fait l’écho d’une situation contemporaine significative ou peut ouvrir de nouveaux territoires pour la création. Ces médiateurs exercent un métier inédit difficile et complexe mais ils sont devenus les acteurs clés d’une émancipation culturelle des populations et des territoires ainsi que de cette dernière émancipation essentielle qui restait encore à faire : sortir l’art de ses cadres, hors desquels il n’était pas reconnu comme art, pour le mettre dans la vie. Et, l’intelligence et l’imaginaire se faisant écho, ils aident également à mettre la science dans la vie[3] ! Avec un mode d’action identique, ces médiateurs, qui sont alors issus de la recherche, permettent un appel aux sciences humaines et naturelles qui tient compte de leurs exigences particulières et bouleverse de la même manière la relation de notre société à la science.

Et maintenant, pour écrire ce nouveau récit qui fera suite à l’épopée moderne, celui d’un art à l’âge de la démocratie dont les héros ne seraient plus seulement les artistes mais nous tous, faisons le choix de demander à ces médiateurs de faire émerger autant de commandes que de besoins en arts plastiques, architecture, musique, théâtre, design, création d’espace urbain et naturel, danse, cinéma, bande dessinée, artisanat d’art, mode, et toutes autres disciplines de création. C’est aux citoyens de réaliser dorénavant ce qu’une Révolution française ne pouvait imaginer en son temps. Une révolution qu’ils mèneront avec leurs représentants élus et administrations publiques et dans un même partage de responsabilités avec d’autres grands mécènes qui auraient pour ambition de faire l’Histoire. Ces œuvres viendront abonder toutes celles que ces médiateurs ont déjà fait naître en Europe pour faire émerger cette politique culturelle qui manque à l’Union pour se construire.


[1] Pour préserver l’intégrité de la langue française et la fluidité de la lecture, primauté reste au masculin mais il entend toujours son alter ego féminin.

[2] Je reprends ici un mot clé utilisé par Bruno Latour qui a longtemps présidé à la mise en œuvre du Protocole des Nouveaux commanditaires.

[3] C’est aussi sur la proposition de Bruno Latour qu’il a été mis en œuvre un Protocole Nouveaux commanditaires-Sciences avec des résultats tout aussi probants.

François Hers

Artiste, Conseiller culturel de la Fondation de France

Notes

[1] Pour préserver l’intégrité de la langue française et la fluidité de la lecture, primauté reste au masculin mais il entend toujours son alter ego féminin.

[2] Je reprends ici un mot clé utilisé par Bruno Latour qui a longtemps présidé à la mise en œuvre du Protocole des Nouveaux commanditaires.

[3] C’est aussi sur la proposition de Bruno Latour qu’il a été mis en œuvre un Protocole Nouveaux commanditaires-Sciences avec des résultats tout aussi probants.