Art Contemporain

Le Feu Sacré – à propos de l’exposition de Ben Russell au Frac Île-de-France

Critique d'art

Fermée le 15 mars dernier, l’exposition-événement de cette année 2020, La Montagne Invisible, vient de rouvrir ses portes au Plateau du Frac Île-de-France. Cette première exposition monographique en France de l’américain Ben Russell nous plonge dans l’univers unique d’un artiste qui se pense comme intermédiaire et tend à dépasser les frontières : entre image et récit, entre cinéma et vidéo, entre scénographie et chorégraphie, entre documentaire et fiction.

Le 17 juin dernier a rouvert au Plateau du Frac Île-de-France l’exposition La Montagne Invisible[1], imaginée par Ben Russell (États-Unis, 1976). Nous avions laissé cette dernière le 16 février (elle a fermée le 15 mars comme toute les expositions en France) en compagnie de l’artiste à l’occasion d’une rencontre publique. Il s’agissait sans aucun doute de l’exposition-événement de ce début d’année 2020 à Paris. Première exposition monographique de l’artiste en France, elle nous permet de plonger dans l’univers unique d’un auteur qui se qualifie par une position incertaine : entre image et récit, entre cinéma et vidéo, entre scénographie et chorégraphie, entre documentaire et fiction.

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Construit à travers plusieurs versions et media, le projet « The Invisible Mountain » est initié en 2012 et s’élabore autour de différentes stratégies « en vue d’accéder à un même sommet virtuel[2]». En ce qui concerne l’installation éponyme du Plateau, elle se définit comme une projection multi-écran associée à certains éléments de l’environnement sonore utilisés dans une précédente version réalisée à Mexico : La Montaña invisible (MUCA-Unam, septembre 2019[3]). L’œuvre est portée par l’utopie de produire le « corps fantôme » d’un sommet mythique, configurée pour n’exister que dans l’espace du musée universitaire mexicain et dont l’outil prend la forme d’un synthétiseur modulaire.

À Paris, l’artiste mêle ces éléments à une représentation sculpturale de l’image projetée et réalise, en creux, un portrait, à l’hermétisme tout à fait cubiste. S’appuyant sur une mythologie et un occultisme aux accents dix-neuviémistes, l’artiste nous offre un périple guidé par un fil d’Ariane « suivant un mouvement par ailleurs linéaire – se reflétant à travers de multiples écrans et au-delà, pour que le voyage à travers le temps puisse se matérialiser verticalement dans l’espace[4].» Associée à l’architecture labyrinthique du Plateau, l’exposition est pensée en miroir de ses murs et de ses vitrines comme dans sa circulation intérieure si particulière.

À cet égarement du spectateur étourdi par la multiplication des écrans, vient répondre un ensemble de chemins multiples qui sont autant de films qui se composent et se décomposent sous nos yeux interdits. Ainsi à la radicalité et la clarté du néon qui accueille le spectateur, entre figure et symbole, répond la polysémie d’un voyage métaphysique. Si l’on discerne avec évidence la montagne et l’idée d’élévation présente dans l’iconographie de l’étendard, force est de constater que le graphisme mystérieux qui l’accompagne figurerait en bonne place dans une annexe du Matin des magiciens de Louis Pauwels[5]. Le design du Signal, construit à partir de deux triangles saisis dans un rond, revient à trois reprises dans l’exposition notamment à travers deux œuvres-luminaires qui diffusent « une lumière avec l’acoustique et avec la dimension tactile, afin de créer un espace qui renvoie à un mouvement potentiel, comme ce qui se situe dans un entre-deux ou juste avant[6]

À travers cette montagne, il s’agit également de dialoguer avec l’environnement même du Plateau et de répondre à la carrière de calcaire des Buttes Chaumont par un paysage artificiel et un sommet invisible voisin qui prendrait le droit « d’entrer sans sonner » avec son imitation de paysage de montagne, entre grottes et falaises. Revoir La Montagne Invisible au mois de juin (l’exposition est prolongée jusqu’au 16 juillet), c’est curieusement redoubler un voyage de mémoire. Alors, ne nous étonnons pas qu’au centre du projet de Ben Russell se trouve justement Atlantis (2014), film-poème sur ce continent disparu et ici mis en musiques, en images et en mots au cœur des Cyclades. Une mémoire qui est également mise en scène dans l’installation The Invisible Mountain[7] : une quête spirituelle complexe qui s’articule entre quatre pays, réalisée sous l’emprise du dieu des voyageurs, Hermès (à l’image de l’œuvre de Ben Russell) et qui se réalise dans son déplacement, son expédition, la marche et la dérive, à l’image des travellings qui scandent les 72 minutes de ce road trip vers un sommet perdu, isolé au milieu de l’océan.

Il s’agit également se plonger dans un mouvement physique du spectateur là où l’exposition passe par toutes les étapes de ce crescendo : base de départ/ascension/sommet/descente, « bien que ce ne soit pas forcément l’ordre dans lequel se déroule le voyage[8]. » Là où la trinité chrétienne rencontre le circulaire de l’histoire. La Montagne Invisible joue de l’opposition entre le monde clos de l’exposition et celui de l’œuvre : une quête paradoxale de spiritualité au cœur des voyages immobiles. Au temps long des projections dans le sombre répond la clarté des lignes d’horizon, cet inatteignable, « c’est lors de la réalisation de Let Each One Go[9] – un film qui a été beaucoup influencé par la musique “drone” et par le film de Chantal Akerman D’Est[10] – que j’ai vraiment commencé à explorer le potentiel que représentait, sur la durée, l’expérience[11]

En situant ses films entre continents et sommets utopiques et légendaires, Ben Russell corrobore le statut d’un artiste qui serait celui d’un intermédiaire.

Ainsi, en articulant le projet La Montagne Invisible avec l’espace architectural labyrinthique du Plateau, Ben Russell fait dialoguer Dédale et Hermès. La perte de repère dans un espace obscur répond aux semelles de vent du dieu voyageur, et c’est à nous de constater cette double orientation féconde : « Ma conception personnelle du cinéma n’inclut pas simplement un sujet/un réalisateur/une caméra, mais également ceux qui le regardent – une quadrature qui, une fois associée à la projection, crée un espace qui se trouve simultanément ici et ailleurs, un espace qui n’existe que tant que vous êtes présents[12]

En cela, La Montagne Invisible est également placée sous le signe d’un romantisme qui est en tout point contemporain. Comme l’explique l’artiste, l’exposition s’inscrit au sein d’une expérience singulière de la durée et celle-ci inclut à la fois notre temps et celui de l’Histoire, de l’Europe avec ses mythologies et notre regard actuel sur ces dernières. Nous quittons les siècles d’un passé qui nous contemple pour une dérive sur l’actuel vieux continent. En se référant au conte philosophique Le Mont Analogue de René Daumal, rédigé dans les années 40, Ben Russell interprète cette pensée du fondateur du Grand Jeu entre intuition et pensée extra-sensorielle. Celle-ci s’est faite épicentre d’une modernité encore méconnue.

Les protagonistes d’aujourd’hui, comme ceux des années 40, semblent épris d’absolu et révoltés contre le matérialisme occidental. Ces expériences littéraires et poétiques les conduisent à envisager la prose comme acte de connaissance intégrale et, à ce titre, comme le fondement d’une « métaphysique expérimentale ». Au carrefour de jeux littéraires et visuels, l’œuvre de Daumal s’élabore et se désintègre dans un dialogue constant entre les sciences physiques, la géographie, les langues et civilisations anciennes. C’est aussi à cette actualisation que nous invite Ben Russell, au regard que nous pouvons porter, sans hommage mais avec acuité, sur une période où iconographie et poésie « loin d’être une activité de luxe, ne pouvaient être conçues qu’en tant que réflexion (…) leur découverte portaient en elles une possible réhabilitation de l’homme[13]. » Et Ben Russell de citer Daumal : « Je pense que les symboles doivent demeurer enveloppés d’un voile de mystère – donc la meilleure interprétation que je puisse proposer est cette citation tirée du Mont Analogue : “la porte de l’invisible doit être visible.”[14]».

Heureux qui, comme Ulysse. En 2005, l’artiste initie la série des Trypps, sept courtes vidéos réalisées en 16mm et qui ont pour ligne directrice un ancien mot anglais au sens évocateur. Il s’agit alors de voyages physiques, d’aventures psychédéliques présentées comme « une expérience phénoménologique du monde ». L’artiste se saisit pendant un temps de la scène musicale noise de Providence (US), puis explore une multitude de sujets tel que l’action painting, le cinéma d’avant-garde, le stand-up, le capitalisme global et la danse-transe. Le réalisateur est porté par la volonté de faire de ses œuvres un voyage « d’ethnographie psychédélique ». Elles portent en elles le mouvement qui construit l’approche qu’il développe du corps, de l’objet filmique et du procédé d’exposition.

Travail inaugural, celui-ci décline ce qui sera le cœur de son œuvre à venir en sept interventions condensées et puissantes. Le corps y est présenté sous toutes ses acuités, corps-voyage, corps-sensation, corps-mouvement, corps-transe. Ces incarnations multiples des Trypps sont probablement construites à partir de différents regards portés sur Les Maîtres fous de Jean Rouch (1955). En effet, cette œuvre aujourd’hui charnière dans la formation de nombreux artistes plasticiens et cinéastes issus du mouvement ethno-documentaire, dessine de nouveaux contours aux rôles d’auteurs et de sujets : « Ce qui m’a le plus influencé chez Jean Rouch, c’est le film qu’il a réalisé sur les Haoukas, Les Maîtres Fous, qui a effectivement repris des éléments de Jaguar (1954) en les replaçant dans une narration a posteriori, ce qui lui permettait de se retrouver, lui tout comme sa caméra, en position de protagoniste et au cœur de l’action, tout comme ceux qu’il filmait[15]. »

Il y a dans l’exposition de Ben Russell au Plateau une volonté de dépasser les frontières physiques et les styles. En situant ses films entre continents et sommets utopiques et légendaires, il corrobore le statut d’un artiste qui serait celui d’un intermédiaire. Et ici de retrouver une figure de l’auteur déjà présente à la période médiévale dans un moment qui s’extrait d’une pensée du sujet. La dimension philosophique, entre mythologie et religions anciennes qui émanent de La Montagne Magique, tend à positionner l’artiste comme un médiateur entre un non-lieu et les spectateurs. La figure d’un passeur rejaillit du XXe siècle : le land art fait de l’artiste un nouveau médiateur entre art et nature et, de même, l’arte povera place le geste au cœur du processus et privilégie une forme insaisissable du mouvement le situant au cœur de la conversation.

C’est dans cette position incertaine « de l’auteur » tant artistique que philosophique que semble se situer le réalisateur de Badlands[16] par un refus de se positionner dans un débat central de la création moderne et contemporaine. Nous savons qu’à l’art comme production d’un objet d’interprétation correspondent deux figures principales de l’artiste : la première est celle de la conception classique de l’art qui est l’expression d’une vérité partagée de tous ; la seconde fait de l’auteur « l’inventeur d’un monde ». Touchant au romantisme, au sublime, à l’expérience phénoménologique et au spiritualisme non-religieux, Ben Russell se situe à la croisée des chemins : le cinéma y est l’interprétation du réel et le lieu de la transcendance. C’est en ce sens que la redéfinition de l’art et du travail artistique s’exprime dans nos sociétés modernes et magiques, sous ses traits ethnographiques. Il se retrouve alors muni des instruments de captation du réel donnant une visibilité à l’invisible et à sa recherche, c’est-à-dire ce qui est méconnu.


[1] Ben Russell, La Montagne Invisible, 17.06 – 12.07.20 (dates originales 23/01 – 05/04/2020). Commissaire de l’exposition : Xavier Franceschi, directeur du Plateau-Frac Île-de-France

[2] Ben Russell, La Montagne Invisible, entretien avec Xavier Franceschi, commissaire de l’exposition.

[3] La montaña invisible, Ben Russell (en collaboration avec Nicolás Becker), Moca-Unam – Mexico, septembre 2019.

[4] Entretien ibid

[5] Le Matin des magiciens : Introduction au réalisme fantastique est un ouvrage de Louis Pauwels et Jacques Bergier publié en octobre 1960 chez Gallimard et se présentant comme une « introduction au réalisme fantastique ».

[6] Entretien op cit.

[7] The Invisible Mountain, 2020, 5 vidéos (super 16mm transféré en HD couleur et noir & blanc), son 5.1 Environ 72′ en boucle.

[8] Entretien op cit

[9] Let Each One Go Where He May est un film réalisé en 2009 par le cinéaste américain Ben Russell. Composé de seulement treize plans, il suit un Surinamien dans son voyage de la ville à la forêt. (Entretien op cit)

[10] D’Est (1993, 16mm, 107 min.) est un film documentaire réalisé par Chantal Akerman. Il explore à l’aide du traveling, le quotidien de la population de l’ex-bloc de l’Est au lendemain de la chute du mur de Berlin  (Entretien op cit)

[11] Entretien op cit

[12] ibid

[13] Rolland de Renéville, Préface à René Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard, 1952

[14] ibid

[15] ibid

[16] Ben Russell, Trypps #7 (Badlands), 2010 / 16mm / couleur / 10′ 00

Léo Guy-Denarcy

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Notes

[1] Ben Russell, La Montagne Invisible, 17.06 – 12.07.20 (dates originales 23/01 – 05/04/2020). Commissaire de l’exposition : Xavier Franceschi, directeur du Plateau-Frac Île-de-France

[2] Ben Russell, La Montagne Invisible, entretien avec Xavier Franceschi, commissaire de l’exposition.

[3] La montaña invisible, Ben Russell (en collaboration avec Nicolás Becker), Moca-Unam – Mexico, septembre 2019.

[4] Entretien ibid

[5] Le Matin des magiciens : Introduction au réalisme fantastique est un ouvrage de Louis Pauwels et Jacques Bergier publié en octobre 1960 chez Gallimard et se présentant comme une « introduction au réalisme fantastique ».

[6] Entretien op cit.

[7] The Invisible Mountain, 2020, 5 vidéos (super 16mm transféré en HD couleur et noir & blanc), son 5.1 Environ 72′ en boucle.

[8] Entretien op cit

[9] Let Each One Go Where He May est un film réalisé en 2009 par le cinéaste américain Ben Russell. Composé de seulement treize plans, il suit un Surinamien dans son voyage de la ville à la forêt. (Entretien op cit)

[10] D’Est (1993, 16mm, 107 min.) est un film documentaire réalisé par Chantal Akerman. Il explore à l’aide du traveling, le quotidien de la population de l’ex-bloc de l’Est au lendemain de la chute du mur de Berlin  (Entretien op cit)

[11] Entretien op cit

[12] ibid

[13] Rolland de Renéville, Préface à René Daumal, Le Mont Analogue, Gallimard, 1952

[14] ibid

[15] ibid

[16] Ben Russell, Trypps #7 (Badlands), 2010 / 16mm / couleur / 10′ 00