Les aventures émotionnelles et politiques du « spectateur zéro » – à propos d’une conversation entre Yann Dedet et Julien Suaudeau
Yann Dedet exerce, depuis plusieurs lurettes, la noble activité de monteur de film. Dans un livre d’entretiens avec l’écrivain et documentariste Julien Suaudeau, il évoque son expérience, et les multiples rencontres qu’elles ont occasionnées, dont de longs compagnonnages avec trois figures majeures du cinéma français, François Truffaut, Maurice Pialat et Philippe Garrel. Dedet, qu’une longue amitié lie à Jean-François Stevenin, dont il a monté les deux premiers films, et au regretté Patrick Grandperret, a également travaillé aux côtés de nombre des cinéastes des générations suivantes, dont Claire Denis, Alain Guiraudie, Pascale Ferran, le tandem Pierre Trividic-Patrick Mario Bernard et, plus fréquemment qu’aucun autre, Cédric Kahn.
Très peu d’étrangers, mais tout de même deux personnalités de première grandeur, Dusan Makavejev et Amos Gitai. La verve, l’honnêteté sans précautions excessives, la conscience à vif des enjeux éthiques et politiques qu’impliquent les relations de travail comme les choix esthétiques, suffiraient à faire du Spectateur zéro un ouvrage passionnant. Mais il y a plus.
Pour une vision du monde, penser avec les mains
On sait depuis très longtemps, disons depuis Eisenstein, que le montage n’est pas seulement une étape technique importante de la mise en forme des films mais un analyseur essentiel de la compréhension du processus cinématographique, et au-delà, de ce qu’est la construction d’une « vision du monde ». D’où l’importance intellectuelle, bien au-delà du manuel d’utilisateur, de nombreux textes consacrés à la question, parmi lesquels ceux des grands auteurs soviétiques (Eisenstein donc, mais aussi Vertov, Koulechov, Poudovkine), ceux de grands théoriciens (Epstein, Bazin, Deleuze, Daney, Aumont), de cinéastes (Godard, Pasolini, Tarkovski, Van Der Keuken, Wiseman…) et bien sûr de monteurs (Henri Colpi, Walter Much, Claire Atherton, Emmanuelle Jay).
La HEAD, école d’art genevoise, a publié en 2018 un imposant et précieux florilège, Montage, une anthologie (1913-2018) sous la direction de Bertrand Bacqué, Lucrezia Lippi, Serge Margel et Olivier Zuchuat. Le livre avec Dedet fournirait sans mal une entrée supplémentaire à ce volume encyclopédique s’il venait à être réédité. Mais, à nouveau, il y a davantage. La manière dont Yann Dedet parle de ce qu’il fait depuis son premier boulot de stagiaire, en décembre 1964 au laboratoire LTC, donne accès à une dimension plus rare et plus nécessaire encore : une intelligence vécue, expérimentée à tous les sens du mot, de comment le cinéma se fait. À de rares exceptions près, il a travaillé pour ce qu’on appelle, de manière simplificatrice, le cinéma d’auteur.
L’avantage, en l’occurrence, est que la considération revendiquée pour le style du film et la vision du cinéaste intensifient considérablement ce qui se joue de toute façon dans tout le cinéma. Toujours, le montage, c’est « penser avec les mains ». Certains pensent mieux que d’autres, ou pensent à des choses plus ou moins honorables, mais c’est bien toujours de ça qu’il s’agit, quoiqu’on monte. Et bien sûr, dans le cinéma d’auteur pas plus qu’ailleurs, les conditions matérielles et financières ne sont secondaires – elles sont même souvent douloureusement présentes. Du temps, que Dedet n’en finira pas de regretter, et il explique fort bien pourquoi, où le support matériel des films était la pellicule, le montage se faisait avec des gants, des gants blancs.
Mais c’est sans prendre de gants que le monteur répondant à un interlocuteur qui est aussi un ami évoque les conflits, les amours, les trahisons, les vanités, les désirs plus ou moins assumés qui se jouent devant les Moviola, Moritone, Cinélume ou écrans de FinalCutPro. Rien d’anecdotique dans cette succession de saynètes où cohabitent célébrités et soutiers, mais une cartographie sensible des affects avec lesquels se font les films, affects humains-trop-humains qui se traduisent en récits, en lumières, en rythmes, en mystères parfois. Il est rarissime d’avoir ainsi accès, de manière située – on sait de quels films il s’agit, de quels réalisateurs, producteurs, techniciens et acteurs il est question – au processus vivant de mise en forme.
Peut-être parce qu’il a aussi tâté de la réalisation et de l’interprétation, et sûrement parce que cela participe de son idée du cinéma, Dedet ne croit nullement que sa partie, le montage, est la plus importante du processus de fabrication. Plus subtile et plus féconde est son approche comme deuxième écriture du scénario, après le tournage qui demeure le temps essentiel de naissance d’un film. De la place particulière qui est la sienne, il offre une compréhension souvent fulgurante de ce qui se joue dans un film, au-delà de son récit ou de ses intentions, de ce qui caractérise le style d’un auteur, parfois résumé d’une formule – chez Garrel, « on fait un lit au lieu de faire l’amour ». Bien vu.
Grandes actrices et premiers films
En racontant de manière si incarnée les différentes stratégies qui se déploient au montage – stratégies qui mobilisent, en connivence ou en opposition, monteur et réalisateur – le livre donne à comprendre comment une pratique, où l’intuition est au moins aussi importante que le savoir-faire, peut être à la fois majeure, secondaire, et mobile. Ce récit doit beaucoup, même de manière souterraine, à la manière dont Julien Suaudeau sollicite la parole de son interlocuteur, une manière loin d’être toujours en complicité immédiate. Suaudeau n’aime pas tous les films que Dedet est heureux et fier d’avoir monté, et c’est tant mieux.
Comme dans un bon roman, on retrouve en creux les limites des bons sentiments, qui se traduisent aussi par le récit du montage tristement décevant du premier film de Juliet Berto, Neige, dont Dedet dit avec une lucidité imparable combien il souffre d’être fait « seulement avec le cœur ». Il y a de la violence, il y a de la folie, il y a de la cruauté dans ces processus de travail qui se déploient dans la pénombre de la salle de montage – l’exemple le plus évident, et le plus magnifique, concerne le travail sur les six derniers films de Maurice Pialat (Loulou, À nos amours, Police, Sous le soleil de Satan, Van Gogh, et, à titre posthume en ce qui concerne Dedet, Le Garçu) racontés de l’intérieur avec une justesse implacable, et bouleversée.
Le récit de la mise en forme de Sous le soleil de Satan, « comme une succession de blocs posés, pour construire la pyramide, les uns sur les autres » en ne cessant d’éliminer des scènes à mesure des projections de vérification, raconte une épreuve, qui est aussi épreuve de vérité – finalement à la surprise de tous, y compris de l’auteur. Le monteur a aussi des mots très forts pour évoquer l’apparition lumineuse de Sandrine Bonnaire dans À nos amours, comme il avait su caractériser la présence exceptionnelle d’Isabelle Adjani dans Histoire d’Adèle H.
D’une façon générale, il parle des acteurs, et plus encore des actrices, avec une précision rare, et des jugements très sûrs. Cela s’explique au moins en partie par cet aspect laborieux mais décisif du travail du montage : être amené à regarder de très nombreuses fois les mêmes images, et souvent aussi les différentes prises de la même scène, être en situation de comparer les mélanges, aux modalités infinies, de justesse et de nuances, que les meilleur(e)s sont capables d’offrir à la caméra. Cela, et Yann Dedet le sait et le donne à percevoir, ne tient pas seulement, ni même principalement à une technique de jeu, à la possession d’un assortiment plus ou moins étendu d’expressions, de gestes et d’intonations.
Cela tient bien davantage à l’affinité en grande partie instinctive entre ce que fait l’interprète et le projet du film dans son ensemble, qui s’actualise de façon singulière dans un geste, un regard, un silence. Technicien de cinéma, et très attentif aux effets des choix des matériels et des procédés, Dedet ne croit à aucun moment que la technique est ce qui décide en dernière instance de la réussite d’une œuvre. Lui qui suivit les expériences aventureuses de son copain Stevenin sur les tournages de Passe-montagne et de Double Messieurs bien au-delà des seules fonctions liées au montage, ne se contente pas d’invoquer la primauté de la liberté dans la conception des films.
Il en explicite la puissance active, génératrice de troubles, de joies, d’inquiétudes voire d’affrontements, et pointe avec une grande sûreté ses effets – comme les effets de son absence – sur les films terminés. Forte tête, grande gueule, enthousiaste et teigneux, Dedet ne craint pas de dire leur fait aux réalisateurs qui, par pusillanimité ou orgueil, barrent la route à l’élan qui devrait porter le film. Il en va ainsi qu’il travaille aux côtés des ténors de la réalisation ou, comme cela lui est arrivé de plus en plus souvent au cours des quinze dernières années, avec des débutants ou des quasi-débutants.
Avoir notamment accompagné l’apparition dans la lumière des projecteurs de Magaly Richard-Serrano (Dans les cordes), Olivier Babinet et Fred Kihn (Robert Mitchum est mort), Samuel Rondière (La Braconne), Nathan Nicolovitch (Casa Nostra), Hélène Zimmer (À 14 ans) ou Rungano Nyoni (I Am Not a Witch) ne lui vaudra guère de renommée supplémentaire. C’est pourtant une manifestation tout aussi significative du rapport à son métier qu’incarne le monteur de La Nuit américaine et de Lady Chatterley.
La politique des monteurs
Tout aussi important est l’évocation des relations riches et souvent compliquées avec les assistant(e)s, au cours de cheminements nécessaires et inévitablement instables. Ce sont les voies de la transmission, indispensable et compliquée, et c’est le jeu parfois dangereux avec les schémas qui définissent des générations, ou des idées du métier. Racontant au passage les diverses modalités d’un processus peu connu des non-professionnels, le fait que de nombreux films sont montés par plusieurs monteurs, successivement ou en parallèle, il donne à approcher la complexité, parfois tranchante et parfois infiniment délicate, à l’occasion hilarante, des modalités de la création, d’une manière très précise et qui pourtant prend valeur d’exemplarité bien au-delà du seul moment du montage, ou même du seul cinéma.
Raconté par Dedet, le montage de chaque film est une aventure qui, pour se jouer dans l’ombre et l’immobilité de la salle de montage, n’en est pas moins pleine de péripéties, de batailles, de passions amoureuses ou conflictuelles. D’où aussi, sans doute, qu’il n’existe pas moins de six films documentaires consacrés à cette pratique, dont une manière de chef d’œuvre, Où git votre sourire enfoui ? de Pedro Costa avec Jean-Marie Straub et Danièle Huillet montant Sicilia !. Mais aussi Tenir la distance de Katharina Wartena, qui montre Yann Dedet au travail, sur L’Economie du couple de Joachim Lafosse.
Un des mots qui revient le plus souvent lorsque Dedet évoque son métier est le mot « choix ». Rien d’étonnant, le montage est l’heure des choix, celui de la prise la plus adaptée pour chaque scène (qui n’est pas forcément la « meilleure »), celui de l’ordre des plans et donc de l’ordre des informations transmises aux spectateurs, celui de l’organisation des émotions que le film cherche à partager, ceux des rythmes, des enchaînements, des ellipses, des abandons de séquences entières, de la suppression d’un personnage (donc aussi du travail d’un acteur), etc. Dans le cinéma que défend Yann Dedet, l’horizon qui se dessine (ou devrait se dessiner) pour le film est loin de toujours répondre à une définition cadrée, convenue, et les rationalités sont rarement les meilleurs points d’appui.
Ainsi lorsqu’il dit qu’« il faut toujours se méfier de couper l’inutile, dévalorisé sous le nom de gras alors qu’il est chair », c’est, contre le formatage audiovisuel, toute une esthétique de l’invention que promeut ce « spectateur zéro », revendiquant une place singulière entre ceux qui ont fabriqué le matériau du film et le public. Mais s’il s’agit bien de penser avec les mains, il faut aussi savoir expliquer et défendre ses choix, lorsque réalisateur ou producteur ne partagent pas son approche.
Inconsolable de la disparition de la pellicule, qu’il appelle « de la matière à penser », le monteur raconte aussi sa résistance non au numérique lui-même, bataille vite perdue, mais autant que possible aux effets les plus nocifs de cette technologie dans son domaine. C’est ainsi qu’il revendique de « supprimer dans les logiciels un maximum de ces possibilités infinies qui réduisent l’horizon à un univers bourré d’“options” au lieu de choix : la vie en QCM, l’horreur ergonomique assise. »
Où l’on revient à cette vieille affaire d’auteur, et même à la politique des auteurs, notion désormais aussi décriée que mal comprise. Serge Daney disait que dans cette formule, le mot le plus important était « politique », et c’est très exactement ce que les récits de Yann Dedet permettent de comprendre, au-delà des anecdotes croustillantes et de très beaux épisodes de la grande histoire du cinéma. Innombrables sont les choix qui, sans le plus souvent que cela ait l’air particulièrement grave, engagent, affirment une position « dans la vie », avec les autres (collaborateurs, spectateurs, personnages, êtres humains en général – et même non-humains) tout autant que posture artistique et professionnelle.
Pas à pas, trait à trait, sans généraliser ni moraliser, par la « simple » évocation de ses bonheurs et de ses fureurs de monteur, de ses ébahissements devant certaines réussites comme certains ratages, le récit de Yann Dedet rend ainsi sensible et intelligible ce qui se joue de plus important dans le cinéma, au-delà même de l’ambition et de l’accomplissement de chaque film.
Le Spectateur zéro, conversation sur le montage de Yann Dedet et Julien Suaudeau, P.O.L. 352 pages.