Politique culturelle

Déconfiner les musées

Sociologue de l'art et de la culture

Depuis leur fermeture mi-mars, les musées et les institutions artistiques s’efforcent de continuer à offrir un accès virtuel à leurs œuvres. Mais, pour exceptionnelle qu’elle soit, cette situation, qui nous prive de l’accès physique aux œuvres, n’est pas inédite. Seule une infime portion des collections des musées sont exposées, et quand les œuvres ont la chance d’être de sortie, elles le sont pour des durées très limitées. Le confinement nous aura-t-il appris qu’on peut se passer des œuvres et de leur expérience en salle d’exposition ? Ou n’est-il pas plutôt l’occasion de ré-envisager nos manières de regarder les œuvres ?

Comme tous les espaces publics où sont susceptibles de se retrouver des foules, les lieux d’exposition ont fermé à la mi-mars. Musées, centres d’art, galeries ont annoncé, les uns après les autres, leur fermeture temporaire le temps du confinement. Depuis, on a vu se multiplier les propositions alternatives à la rencontre avec les œuvres dans les espaces d’exposition, à travers visites virtuelles, valorisation des collections sur les réseaux sociaux, podcasts avec des artistes, MOOC (Massive Open Online Course, formation en ligne ouverte à tous) ou encore activités ludiques à faire à la maison (du coloriage à la reproduction d’œuvres en photographie).

Ces différentes propositions ont en commun d’être des outils permettant aux institutions de garder le lien avec leur public : « Nous sommes fermés, mais nous sommes toujours là, toujours actifs, nos œuvres continuent d’être disponibles ». Elles montrent l’institution en fonctionnement, faisant son travail d’exposition et de valorisation des œuvres, assurant la continuité de ses services. De fait, la plupart de ces ressources numériques, contenus et applications, ne sont pas inédites : elles étaient déjà disponibles, mais restaient à l’arrière-plan de l’offre première de ces établissements, à savoir l’expérience matérielle, sensible, située, de l’œuvre.

Elles sont aujourd’hui mises au premier plan, en attendant que le public puisse vraiment revenir, et que les œuvres puissent circuler de nouveau. Or cette expérience-là, fondée sur la proximité physique avec l’œuvre (et avec les autres visiteurs) dans les espaces d’exposition, nous ne savons pas encore quand nous pourrons la faire pleinement à nouveau. Pour l’instant, de nombreuses choses sont encore à l’arrêt : certaines œuvres sont restées suspendues aux murs, plongées dans l’obscurité, sans personne pour les regarder, tandis que d’autres attendent, dans les espaces de transit des musées, de pouvoir repartir vers un nouveau lieu d’exposition ou de rentrer dans l’entrepôt où elles sont habituellement stockées.

Cependant, cette situation qui nous prive de l’accès physique aux œuvres, et qui prive les œuvres de leur public, n’est pas vraiment exceptionnelle. D’abord, parce que ce à quoi les visiteurs ont accès en temps normal n’est qu’une infime portion des œuvres détenues par les musées : celles qui sont effectivement exposées, dans des expositions temporaires ou à travers la présentation des collections permanentes. Or ces œuvres ne représentent qu’une petite partie du volume des collections (qui, elles-mêmes, bien sûr, ne représentent qu’une petite partie des œuvres existantes).

Selon les chiffres établis par les institutions, entre 5 et 20 % des œuvres des collections sont présentées au public chaque année, et ce pour des durées parfois assez brèves. Une exposition temporaire dure en effet en général entre un et trois mois, et hormis dans le cas de grandes expositions tournant d’un musée à un autre, rares sont les œuvres qui sont exposées plusieurs fois au cours de la même année. De ce point de vue, le temps d’exposition publique des œuvres est infiniment plus court que le temps où elles ne sont pas visibles. Pour 80 à 95 % d’entre elles, il n’y a donc rien de remarquable, en ce moment, à ne pas être exposées, et à n’exister, éventuellement, qu’à travers des images sur un site internet.

Mais les œuvres des collections ne sont pas uniquement soustraites à l’admiration du « grand public ». Elles ne sont pas non plus offertes à la contemplation du public plus restreint que forme le personnel des institutions. Car ces œuvres passent le plus clair de leur temps dans les réserves. Dans ces espaces destinés à assurer leur sécurité et à préserver leur bonne condition matérielle, elles sont rangées, classées, le plus souvent, par matériaux : les toiles accrochées sur des grilles coulissantes, les dessins et les photographies disposés à plat dans des meubles ad hoc, les œuvres en volume (sculptures, mobilier, installations) déposées sur des rayonnages ou stockées dans des caisses, à l’abri de la lumière et de la poussière.

Ces espaces de stockage se trouvent, pour certains, au sous-sol des musées, pour d’autres, dans des entrepôts situés à distance, plus ou moins grande, du centre d’exposition – comme le Centre de conservation du Louvre qui a ouvert à Liévin, à 200 kilomètres de Paris, à l’automne 2019 et qui a suscité une certaine polémique. De fait, une bonne partie du travail de la conservation, soit de l’ensemble des activités qui contribuent à la pérennisation et à la transmission des œuvres, se fait à distance de celles-ci. Bien sûr, quand il s’agit de les restaurer, de les encadrer ou encore de les photographier, la présence de l’objet matériel est nécessaire. Mais quand il s’agit d’en discuter en réunion pour préparer une exposition, d’organiser son convoiement, de réécrire un cartel ou encore d’étudier les circonstances historiques de sa création, nul besoin de se trouver à côté de l’œuvre et de la manipuler.

Chaque œuvre reflète, à sa façon, les circonstances de sa production et les conditions de sa maintenance – sa « forme de vie »

Ce travail-là peut se faire depuis les bureaux, à travers la consultation des différents dossiers qui concernent l’œuvre, ou de la base de données de gestion des collections, où sont renseignés tous les événements, passés et à venir, de la vie des œuvres. Et quand il faut venir voir une œuvre dans les réserves, c’est alors toute une opération, qui implique que le personnel habilité à la manipuler (les régisseurs) la sorte de ses rayonnages, et l’installe dans un espace dédié – joliment nommé « salle d’aller-voir » –, le temps de la consultation. En un mot, la situation ordinaire de la plupart des œuvres est donc de ne pas être vues : ni par le public, auquel on n’en montre qu’une petite sélection, ni par les professionnels, dont une partie du travail ne requiert pas un contact visuel avec l’objet.

La situation extraordinaire dans laquelle nous sommes plongés aujourd’hui va-t-elle consacrer l’idée qu’on peut se passer de l’expérience des œuvres en salles d’exposition et leurs substituer leurs multiples avatars (des reproductions, des dossiers, leur version numérisée) ? Le futur des œuvres serait-il leur dématérialisation, voire leur hiérarchisation et leur sélection, en fonction de leur taux d’exposition publique – comme le suggère la bande-dessinée d’anticipation Préférence système, d’Ugo Bienvenu (2019) ? Ou le « monde d’après » sera-t-il l’occasion d’imaginer d’autres façons de regarder et d’envisager les œuvres ? Car les œuvres sont bien plus que les objets que l’on voit exposés dans les salles d’exposition.

Plus exactement, ce que l’on voit exposé est le résultat, la matérialisation, de tout un processus, qui implique de nombreux acteurs au sein de l’institution – la partie visible d’un écosystème, qui se déploie sur différents espaces et sur une temporalité longue. La sociologie des mondes de l’art de Howard Becker (Les Mondes de l’art, 1982) nous a appris, il y a déjà quarante ans, qu’une œuvre est le produit d’une activité collective, impulsée et organisée par l’artiste, mais à laquelle participe également, de façon essentielle, toute une chaîne d’acteurs – du fournisseur de papier au critique d’art, en passant par le traiteur qui nourrit l’équipe de tournage d’un film.

Chacun des acteurs de cette chaîne contribue à façonner l’œuvre, en rendant possible l’usage de tels matériaux pour sa production, en fabriquant les conditions de sa réception ou en influant sur son temps de réalisation. Chaque œuvre reflète, à sa façon, les circonstances de sa production et les conditions de sa maintenance – sa « forme de vie », dirait Franck Leibovici (dans Des formes de vie : Une écologie des pratiques artistiques, 2012). Et une fois créée, pour qu’une œuvre dure, pour qu’elle ait une existence publique, c’est encore de tout un monde qu’elle a besoin.

Dans un musée, l’exposition d’une œuvre mobilise, à son tour, toute une chaîne d’acteurs qui rendent possible sa présentation au public. Il faut, d’abord, que l’on décide de la montrer : c’est là le rôle des conservateurs, que de valoriser les collections, les œuvres, les artistes, dont ils ont la responsabilité. Une fois la décision prise de l’exposer, il faut s’assurer que l’œuvre est montrable, que son état ne s’est pas dégradé depuis sa dernière présentation – ce dont s’assurent ensemble conservateurs, restaurateurs et régisseurs. Au terme de leur examen, une restauration peut être planifiée. Ensuite, pour l’acheminer au lieu d’exposition, il est parfois nécessaire de fabriquer une caisse de transport adaptée, qui protégera l’œuvre des vibrations liées au mouvement, et qui n’est souvent pas celle dans laquelle elle est habituellement stockée : c’est là qu’interviennent les emballeurs, qui travaillent en concertation avec les restaurateurs et les régisseurs pour concevoir le mode de transport ad hoc.

Une fois l’œuvre arrivée sur son lieu d’exposition, il faut s’assurer que le convoiement s’est bien passé et qu’elle est toujours en état d’être montrée, constat dont se chargent, en général, les restaurateurs. Vient ensuite le temps de l’installation, dont la durée varie, selon la nature de l’œuvre : assez rapide, pour un cadre à fixer au mur ou une sculpture à déposer sur un socle ; plusieurs jours de travail en équipe, quand il s’agit de ré-assembler une installation monumentale, par exemple. Dans tous les cas, rien de mécanique à cette opération : l’installation est, souvent, un temps de discussion entre les différentes personnes qui y prennent part – conservateurs, régisseurs, installateurs – afin de déterminer, en situation, la meilleure présentation possible.

Ce que le musée expose, c’est une œuvre comprise comme un objet créé par tel·le artiste, à tel moment, avec tels matériaux – pas le travail collectif qui le fait être ce qu’il est.

Tout ce travail fait l’objet d’un suivi par les documentalistes – prise de notes, prise de vue photographique, compte rendu des opérations et des éventuels problèmes rencontrés – qui vient nourrir la documentation de l’œuvre, afin que les professionnels puissent s’y reporter, la fois suivante. L’œuvre exposée est ainsi le produit de ces multiples discussions et négociations, le fruit de l’ensemble des gestes et actions requis pour sa mise en exposition, la matérialisation de toutes les opérations, intellectuelles et techniques, qui façonnent l’expérience particulière que le public va en avoir dans cette exposition.

Chaque œuvre crée ainsi le monde dont elle a besoin pour exister : certaines n’ont pas besoin de grand-chose (les peintures ou les sculptures en marbre, par exemple), d’autres mobilisent un vaste personnel (comme les installations ou les ensembles composites). Mais tous ces mondes sont ensuite rendus invisibles, une fois le processus d’installation achevé. Car ce que le musée expose, c’est une œuvre comprise comme un objet créé par tel·le artiste, à tel moment, avec tels matériaux – pas le travail collectif qui le fait être ce qu’il est.

Or si les œuvres exposées nous sont aujourd’hui inaccessibles, ce travail, quant à lui, continue de se faire, autant que possible : veilles dans les salles d’exposition et dans les espaces de stockage, pour contrôler l’état des œuvres et assurer leur sécurité ; travail d’exploration, d’étude et d’enrichissement des collections ; maintenance des ressources nécessaires au travail de la conservation et aux sites consultés par le public ; planification des mouvements d’œuvres que la situation rend pour l’instant impossible, mais qu’il faut dès à présent organiser…

Si l’on ne sait pas encore, aujourd’hui, quand les (grands) musées rouvriront, on anticipe déjà que la circulation des objets et des personnes sera réduite dans les temps post-épidémie qui s’annoncent. Les grands convoiements d’œuvres à travers le monde, dont le coût, économique et écologique, fait déjà de plus en plus débat, se feront sans doute plus rares. Les directrices et directeurs d’institution le disent : les musées s’appuieront de façon privilégiée sur les ressources locales dont ils disposent – leurs collections, et faut-il le préciser, leurs personnels. Et il leur faudra inventer de nouvelles manières de les montrer et de les valoriser.

Les paris pour les temps qui viennent sont donc ouverts. Est-ce que les 80 à 95 % des œuvres qui restent habituellement dans les réserves auront enfin la chance de voir la lumière ? Est-ce que la durée des expositions et du temps de présentation des œuvres au public sera allongée ? Ou verra-t-on, enfin, des expositions qui invitent à voir les œuvres comme les produits de tout le travail invisible qu’elles mobilisent ?

Alors que se multiplient les appels à rendre justice à l’activité de « care » qui assure le fonctionnement régulier de la vie sociale, et dont la crise sanitaire révèle l’importance, le musée, dispositif de mise en (in)visibilité par excellence, pourrait-il devenir un espace d’expérimentation d’expérimentation qui, au-delà des éclairages ponctuels sur telle grande restauration ou sur les coulisses de la préparation de telle exposition, se donnerait pour mission de transformer le regard porté sur les œuvres et sur ceux qui les font vivre ? Voilà un autre enjeu qui pourrait allonger la liste de toutes les réparations qu’il s’agirait d’engager pour le nouveau monde à naître.


Yaël Kreplak

Sociologue de l'art et de la culture, Membre associée au CEMS (EHESS/CNRS), chargée de recherche au CERLIS, chercheuse associée à l’Ecole supérieure d’art d’Avignon et à la Haute école des arts du Rhin