De la suspension de l’art – pour des états généraux de l’art
Nous avons été confinés et le monde s’est arrêté. Une grande partie de la production, en tout cas, a été suspendue ou considérablement ralentie, accomplissant le sentiment d’une décroissance concertée – espoirs toujours retardés, toujours défaits. Des freins gigantesques ont été serrés sur la cadence effrénée de la production, du mouvement, de l’accélération. Profitant de cet arrêt, de nombreuses voix se sont élevées pour transformer cette suspension en un moment de bifurcation, de reconstruction d’une autre diplomatie avec le vivant, pour redonner priorité aux « communs », changer le travail, redéfinir la production nécessaire, non contingente, selon des critères sociaux, culturels, écologiques.
Beaucoup ont écrit sur ce temps arrêté comme un lieu de production d’une nouvelle subjectivité, qui redéfinirait nos priorités existentielles en ouvrant un espace-temps capable de commencer à défaire les identités auxquelles nous étions assignés. L’art, la lecture, la musique sont alors apparus comme ce qui pouvait ouvrir une brèche dans ce temps suspendu et en augmenter la profondeur, opérer comme un multiplicateur de l’intensité de nos vies, nos vies auxquelles était arraché ce qui en faisait auparavant le sel – le mouvement, la liberté, le plaisir de la sociabilité, le toucher, etc. – des pharmacons pour les cœurs et les esprits.
De 68, il a souvent été dit que l’arrêt du temps fut la condition de la production de quelque chose de nouveau, d’indéterminé, que l’événement de la rupture, de l’arrêt, de l’interruption du temps du Capital, affectait la subjectivité, comme ce fut encore le cas de « Nuit Debout » et de son calendrier suspendu, étendu, d’un mars perpétuel, ou de la dramaturgie hebdomadaire des « Actes des gilets jaunes », où sur les ronds-points, l’on ne voyait plus le monde de la même façon, l’on sentait et ressentait différemment.
Dans ces projections du futur que nous nous faisions dans le passé, la grève générale de la production revenait, toujours, à arrêter le temps « pour interrompre et déborder la division sociale du travail et ses hiérarchies qui (…) assigne chacun à une place, à une fonction, un sexe, une nationalité, une identité », ainsi que le formulait Maurizio Lazzarato dans notre film Les Impatients, contre cette séquestration du temps par encadrement de l’existence.
Mais l’arrêt du temps, pendant la pandémie, n’a pas été celui de Mai 68, ni celui d’une grève générale. En lieu et place d’un temps libéré, le confinement a souvent ouvert à un temps quasi carcéral dans lequel nous nous sommes cognés aux parois d’un ordre où le respect des mesures sanitaires n’était pas choisi par nous, citoyens, où nous nous blessions à l’hétéronomie de la loi, à la cruauté de son extériorité. Nous nous cognions à l’absence, nous sentions la lézarde de la privation.
Bien vite, le temps confiné est apparu, plus encore, différentié, selon que nous ayons ou non du travail, que nos travaux nous menaient à sortir nous exposer au virus et à nous risquer, que nous soyons seuls, que nous supportions plus ou moins bien la solitude, que nous soyons plus ou moins vulnérables à la maladie, selon que nous ayons en garde des enfants, selon leurs âges, nos statuts, nos conditions de logement, etc. Pendant le confinement, certaines activités ont continué et d’autres non.
Qui en a fixé la nécessité et quels furent ces besoins décrétés de « première nécessité », comme le chantaient il y a déjà une dizaine d’années, dans leur beau manifeste transtropical pour les biens de plus haute nécessité, des écrivains antillais, parmi lesquels Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau ?
L’abolition de l’art
Les musées ont fermé. Les expositions, les biennales, les foires d’art, les conférences internationales ont été annulées, tandis que les galeries étaient au bord de la banqueroute, que les artistes, pour certains, ne pouvaient plus accéder à leurs ateliers et que les producteurs culturels et travailleurs de l’art indépendants ne disposaient plus de moyens de subsistance et étaient renvoyés, avec une brutalité crue, à cette liberté de se mouvoir entre les mondes, entre les médiums, entre les disciplines, qu’ils défendaient crânement jusque-là autrefois. Pouvoir porter en eux-mêmes leurs propres institutions, de faire alliance avec celles qui existaient déjà, alors qu’ils voyaient soudain sans fard ce que nous savions déjà toutes et tous, que cette souveraineté des acteurs du monde de l’art, cette indépendance des artistes, des auteurs, des curateurs, ne se faisait qu’au prix d’une très forte interdépendance à de nombreux autres acteurs de la chaîne de production de valeurs.
Pour nous, qui avons tenté d’inventer nos métiers comme on inventerait des institutions fragiles, dans les interstices, en les traversant comme des rues, qui elles-mêmes traversaient les villes, pour nous qui avons pensé une politique curatoriale comme une politique traductive de l’entre, au-delà des disciplines pré-constituées, pour laquelle changer de medium revenait à nous permettre de reposer autrement et toujours nos questions, en faisant bifurquer – et pour nous, vitalement – les dispositifs énonciatifs. Pour nous qui avons vécu nos métiers comme des vies et nos vies comme des métiers, cet arrêt a révélé ce que nous savions tous déjà, que ce système fondé sur l’ultra-compétitivité de ses acteurs ne pouvait fonctionner que pour des individus en bonne santé, ultramobiles ou disposant par ailleurs de rentes.
Nous repensons au beau et courageux texte, paru quelques temps avant la crise du Covid, de la curatrice indépendante Virginie Jourdain, intitulé « Faire sa place », qui évoquait les effets de striure qui traversaient le monde de l’art et d’épuisement dû à cette accélération. Le monde de l’art, en raison des formes de production qu’il promeut et qui permettent, tout comme obligent, à mener plusieurs activités de front, est le lieu d’une mobilisation permanente. De cette mobilisation des producteurs culturels, toujours prêts, toujours en mouvement, le confinement a alors donné à voir encore plus distinctement à quel point elle était un modèle fragile, dans lequel les acteurs du monde de l’art tels des jongleurs ne pouvaient s’arrêter de bouger s’ils ne voulaient pas rester les mains vides.
Dans un très beau film, réalisé en 1968, le poète et artiste surréaliste Alain Jouffroy, fondateur d’Opus International, parlait d’abolition de l’art, d’interrompre l’ordre politique fondé sur la division sociale du travail et d’abolir le privilège des écrivains en tant que producteurs de discours. Pour Jouffroy, qui célébrait les « inscrivains », il était nécessaire de retrouver, selon les mots de Jean-Pierre Faye, un autre poète marquant des années 68, une sorte d’ « écriture générale » ou d’ « écrituration » commune. C’est au demeurant « la seule chose qu’ils pouvaient faire », estimait Jean-Pierre Faye puisqu’ « occuper leur lieu de travail » eût signifié « rester sur leur chaise ou dans leur lit », tandis que les grèves d’artistes se multipliaient aux États-Unis, notamment.
Ainsi, en 1969, des artistes de diverses origines fondèrent l’Artworkers Coalition (AWC) au sein d’une organisation condamnant la discrimination raciale du Museum of Modern Art et réclamèrent une réforme de la politique générale de l’institution, avec notamment la gratuité d’accès pour tous. Au début de l’année 1970, l’AWC lança une importante action antimilitariste à la suite des bombardements américains au Cambodge et de la répression des mouvements étudiants à l’université d’État de Kent, à Jackson et Augusta. Robert Morris, qui joua un rôle important dans la grève, retirait ses œuvres du Pavillon américain à la Biennale de Venise en signe de protestation. La grève artistique (art strike) provoquait la fermeture de nombreux musées et galeries de Manhattan et suscitait une immense manifestation sur les marches du Metropolitan – seul à demeurer ouvert. « Grève de l’art contre le racisme, la guerre et la répression », proclamaient les manifestants.
La même année, en 1969, Mierle Laderman Ukeles écrivait le Manifeste pour un art de la maintenance, qui nous est apparu rétrospectivement, à l’aune du confinement, sous un jour prophétique, manifeste dans lequel celle-ci opposait deux pulsions humaines : le développement, écrivait-elle, concerne « la création individuelle pure ; le nouveau ; le changement », tandis que la maintenance signifie « garder la poussière de la création individuelle pure ; préserver le nouveau ; soutenir le changement ». À l’issue du confinement, l’artiste Kader Attia racontait les difficultés qui ont été les siennes d’assumer la maintenance d’un studio mais aussi du lieu qu’il a créé, La Colonie, durant cette période, alors que toutes ses expositions, et ses colloques avaient été reportés ou annulés.
Son activité pendant le confinement s’est, disait-il, recentrée sur des formes plus artisanales, plus solitaires, ne demandant alors pas le support d’une équipe tandis que l’artiste Babi Badalov a tenu un superbe journal de quarantaine, aussi fragile qu’un journal intime dessiné au crayon et a photographié les rues de Paris et de son quartier à Barbès – l’apparition des masques sur les visages des mannequins des boutiques afros puis leur mise au rebut. L’artiste Jonas Staal et la curatrice grecque iLiana Fokianaki lançaient la plateforme « Artists for Moria » pour soutenir l’intervention de Médecins Sans Frontière dans le camp de réfugiés de Moria, dont la situation critique s’était encore aggravée avec la crise du Covid-19.
De la même façon, la plateforme new yorkaise 16 Beaver Group mettait en place en visioconférences The Testing Assembly, The Society of Friends of Virus, avec de nombreux penseurs et acteurs du monde de l’art et développait un journal des perspectives autour du « communovirus », pendant que la continuité pédagogique dans les écoles d’art se déclinait plutôt sous le jour d’une discontinuité assumée. Une surenchère d’expositions virtuelles et de balades muséales s’offraient à nous, le plus souvent déceptives, particulièrement lorsque la réalité virtuelle semblait réduire le musée à une série de salles, tandis que nombre de musées dans le monde et en particulier américains étaient contraints de licencier tout un personnel flexible et de travailleurs non permanents (conférenciers, guides, etc.).
Des initiatives plus fragiles plaçaient, en leur centre, la parole, telles que les rendez-vous Hyphenings sous forme de « blind dates » imaginés par Cédric Duroux et l’agence Octopus, ou les rencontres poétiques de la Fondation Thalie, parmi d’autres, qui se sont tenues via Zoom durant les longues semaines de confinement sous forme de salon de lecture poétique, réunissant des lectrices et lecteurs des quatre coins du monde, artistes, poètes, théoriciens, dans un très beau dispositif qui, entre joie et gravité, touchait à la fois au propre de l’expérience poétique, et à celle du confinement, le fait d’être à la fois unis et séparés, seuls et ensemble, par ces temps de tristesse et d’isolement.
Sur les ruines du musée
« Les musées sont les sépultures familiales des œuvres d’art », dit sans détour la citation de Theodor Adorno que le théoricien de l’art Douglas Crimp mettait en exergue de son grand livre, On the Museum’s Ruins (1993).
À l’unisson de ce qui s’est joué dans les autres champs de la pensée contemporaine durant la crise du Covid-19, nombre d’acteurs du monde de l’art sont enclins aujourd’hui à faire bifurquer le musée, à partir de cette suspension de la production du monde de l’art, pour en repenser les lignes de fuite, en imaginant, d’abord, un modèle de musée qui résisterait à la logique de l’accumulation, de la nouveauté et de la tyrannie des ressources propres générées par les entrées, la location d’espace ou le mécénat. « Un musée qui serait plus internationaliste qu’international, qui parierait sur le local sans être provincial et qui résisterait à l’allongement de la liste de ses artistes internationaux, de ses conférenciers vedettes, de ses travailleurs à bas prix », écrit Javier Martinez, le directeur des programmes du MACBA (Musée d’art contemporain de Barcelone) dans une note pour un musée à venir.
Le chorégraphe Boris Charmatz, lorsqu’il rêva d’un Musée de la danse à Rennes, postulait déjà un musée incorporé qui ne s’élaborerait qu’à condition d’être construit par tous les corps qui le traversent, ceux du public, des artistes, mais aussi des employés du musée (gardiens, techniciens, personnel administratif, etc.) qui activent les œuvres, et en deviennent même les interprètes. Cette crise est venue révéler la manière dont le musée est d’abord un espace strié, traversé par une verticalité des conditions (conservateurs, personnels externes, agents d’entretien, graphistes et maisons d’édition indépendantes qui réalisent les catalogues d’exposition, curateurs indépendants qui conçoivent des programmes et des expositions, artistes soumis aux aléas de la crise).
Un musée tramé par tous ceux qui en prennent soin, curateurs, agents d’entretien, guides, gardiens, comme nous l’avait enseigné déjà l’artiste africain-américain Fred Wilson, dans ses brillantes mises en visibilité des corps que l’on ne voit pas et qui prennent soin du musée et de l’articulation entre dispositif muséal et corps racialisés.
Alors que le modernisme avait poussé l’art à explorer de manière critique l’espace de sa présentation (le musée, la foire, le salon, la galerie, etc.), que la « vérité » de l’art avait pu devenir son exposition et l’exposition le substitut matériel du concept même d’art – si bien que l’art conceptuel avait pu rendre l’œuvre art et son exposition coextensives – c’est ainsi que la suspension de la monstration de l’art a alors pu paraître équivaloir à l’abolition de l’art lui-même.
Une esthétique fossile
Mais pour achever cette bifurcation, parmi les hypothèses avancées, il faut revenir sur celle d’un musée qui renoncerait désormais à s’indexer sur la production d’indices de visibilité. « Le musée devrait renoncer définitivement, à tous les indicateurs qui, jusqu’à présent, mesuraient son succès », postule encore Javier Martinez, pour s’énoncer plutôt comme un musée qui travaille à la rematérialisation de la culture – ou plutôt qui prendrait conscience de ses conditions matérielles – et qui opterait résolument, faudrait-il seulement pouvoir en débattre, pour une « décarbonisation » dans tous les sens du terme, une décarbonisation qui prendrait en considération l’empreinte écologique de ses programmes et structures, et sur un plan plus théorique, reviendrait à « décarboniser » les imaginaires sur lesquels la modernité a été fondée, ce que le théoricien Jaime Vindel a appelé une « esthétique fossile ».
Ainsi pourrait-on imaginer une réécriture de l’histoire de l’art depuis une perspective fossiliste qui non seulement répondrait à une critique de l’idée de progrès moderne, mais qui remettrait aussi en cause les imaginaires de croissance illimitée auxquels l’art a contribué, l’exaltation du désir incontrôlé et de son accélération futuriste. Si le tournant global de l’art qui a débuté dans les années 1990 a produit une nomadologie contemporaine exaltant la mobilité des artistes et des acteurs du monde de l’art – le monde de l’art comme l’espace d’une fluidité voyageuse, synonyme de liberté créative et de dynamisme social –, le monde de l’art devrait pouvoir maintenant contribuer à inverser ce processus et opter pour un musée qui promeut une économie libidinale à faible impact écologique.
Ralentir
Dans un beau texte datant de 2017, For Slow Institutions, la curatrice Nataša Petrešin en appelait à des institutions et des expositions « lentes », comme une invitation aux curateurs opérant dans une réalité géopolitique entremêlée à ralentir leurs façons de travailler, à imaginer de nouvelles écologies de soin, projet mis en œuvre en 2019 dans le cadre de la Contour Biennale 9 : Coltan as Cotton, dont elle était la commissaire. De la même façon, le curateur indépendant polonais Kuba Szreder plaidait, tout récemment, pour que l’argent économisé sur les transports, les hôtels et les voyages internationaux durant la crise du Covid soit réinvesti dans des écosystèmes artistiques locaux et des connexions interlocales.
Comme le soutient le Forum des citoyens pour l’art contemporain polonais, une solution simple serait de verser des salaires décents aux indépendants, ce qui impliquerait toutefois une reconfiguration fondamentale de la manière dont les projets artistiques sont produits, tandis que la culture repose surtout aujourd’hui sur une culture de l’événementiel, voire plus encore, sur une « esthétique réputationnelle », pour reprendre le néologisme du théoricien de l’art Stephen Wright. Les institutions pourraient commencer par financer la recherche artistique et conceptuelle. Avant la crise du Covid-19, ces processus étaient considérés comme de simples externalités.
Tous ces événements étaient réalisés à peu de frais, car le coût de l’entretien, comme l’analyse le Manifeste pour l’art de la maintenance de 1969, et le travail investi dans la recherche artistique, le développement et l’entretien – des mois de recherches préliminaires, d’enquêtes, d’écriture, réécriture, tout ce temps souterrain – étaient pris en charge par des artistes ou curateurs payés de manière souvent très précaire. Kuba Szreder raconte cette anecdote à propos d’une pièce de l’artiste conceptuel John Latham : à l’occasion d’une exposition, la documentation de son travail (quelques feuilles de papier jaunâtre et des photographies en noir et blanc) a dû être transportée du Royaume-Uni vers la Pologne dans une grande caisse, avec un camion spécial, et ces objets ont dû être conservés dans un entrepôt avant et après l’exposition.
Les coûts s’élevaient à quelques milliers d’euros et auraient pu être dépensés pour la production de nouvelles œuvres. Il serait alors urgent de revenir à ces gestes de l’art conceptuel qui considéraient les idées comme les vecteurs principaux de l’art et la documentation matérielle comme remplaçable. En cela, selon Kuba Szrede, nous pourrions nous inspirer d’autres modèles : le projet de Li Mu (Un homme, un village, un musée, 2015-16) dans la collection de Van Abbemusem, dans lequel l’artiste a recréé des œuvres d’art conceptuel classiques avec l’aide de son village natal en Chine centrale ; la pratique de l’Asociacion de Arte Útil, qui applique des idées artistiques à des contextes locaux ; un exercice de prêts institutionnels mené entre le Musée d’art moderne de Varsovie et le Van Abbemuseum en 2017, qui consistait notamment à « envoyer » le concept de Cercle arctique (1982-88) de Rasheed Araeen d’Eindhoven à Varsovie, où il était recréé à l’aide de moyens locaux dans le parc de sculptures de Bródno.
Inspiré par l’Eco-esthétique. Un Manifeste pour le 21e siècle (2009) de Rasheed Araeen, artiste paskistano-britannique et fondateur de la revue Third Text, Kuba Szreder émet l’idée que la crise actuelle pourrait être utilisée comme une opportunité de provoquer une seconde révolution conceptuelle dans l’art, un art davantage conté, raconté et utilisé plutôt que regardé.
Lorsque en 2015, nous imaginions à l’occasion du symposium Au-delà de l’effet Magiciens, un au-delà à ce tournant global de l’art et quels autres régimes géoesthétiques inventer et déployer dans les années à venir, nous nous demandions quels gestes instituants serait-il nécessaire de produire pour provoquer un tel virage et quels musées et institutions ré-imaginer ? Se dessinaient alors une constellation d’institutionnalités fragiles, de musées précaires, musées conceptuels, musées fictifs (le Micromuseo de Gustavo Buntinx, le Musée Neo Inka de Susana Torres, le Puna Museo de Cesar Cornejo, le Museo Hawaï de Fernando Bryce, le musée de l’invisible de Kapwani Kiwanga, le Musée L’ont L’eux, du collectif Afrikaada, ou l’institution gazeuse pensée par Olivier Marboeuf, tous invités durant ce symposium), prenant acte de la puissance de la fiction et des expériences de pensée, offrant comme autant de pistes pour des institutions à venir.
Écologiser le musée consisterait ainsi à désorganiser sa fonction, et ce faisant, à dépasser la notion d’ordonnancement des publics et de sa fonction normalisatrice. Un musée qui vaudrait non seulement la peine d’être visité, mais aussi d’être vécu. Un musée qui « prendrait soin comme un hôpital, tout en demeurant critique », ainsi que le postulait récemment encore le directeur du Musée Reina Sofia, Manuel Borja Villel. En ce sens, il serait peut-être plus juste de dire que le musée devrait réapprendre « à s’occuper de ceux qui s’occupent de lui et améliorer les conditions de travail et le statut des éducateurs, des médiateurs et de tout le personnel qui effectue un travail de proximité ».
Les conditions matérielles de l’art
Or, on le sait, produire de l’art – Virginia Woolf dans Un lieu à soi, Marguerite Duras dans La Vie Matérielle ou Pierre Bergougnioux dans ses très beaux Carnets nous l’ont magistralement montré –, c’est toujours disposer des conditions matérielles. Que l’on pense encore à Jacques Rancière qui parlait magnifiquement dans La nuit des prolétaires, de ces ouvriers qui arrachent à la nuit un peu de temps pour écrire ou à l’écrivain Joseph Ponthus qui, dans un beau livre récent, A la ligne. Feuillets d’usine, raconte encore l’écriture arrachée au temps de l’usine.
Cette suspension est revenue à une mise en visibilité de ce qui se tenait hors champ, les conditions matérielles de l’art, quand d’autres réfléchissaient depuis toujours aux conditions matérielles de la création et de la liberté intellectuelle. « Il est nécessaire d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure si l’on veut écrire une œuvre de fiction ou une œuvre poétique », écrivait encore Virginia Woolf. Un revenu, mais comme revenu ex-ante, comme condition préalable, pour pouvoir écrire.
En rompant avec l’image romantique qui liait misère et esprit du génie, Woolf posait les prémisses d’un féminisme matérialiste et d’une théorie matérialiste de la création artistique. Qu’en est-il de notre liberté, et de notre liberté intellectuelle en particulier, lorsque nous sommes pris par la contrainte, la précarité et par la peur, entre la contrainte du salariat et la peur de la précarisation ? Et c’est dans cette perspective d’un féminisme qui pense les conditions matérielles de la création qu’ont originé leur travail, depuis de nombreuses années, des économistes comme Antonella Corsani – dont les recherches portent sur le capitalisme cognitif, le revenu garanti et la précarité.
Le travail de la vie
Dans un article daté de 2002, Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato postulaient qu’un revenu garanti, conçu comme processus constituant, devrait être pensé à partir de l’hypothèse d’un déplacement du rapport capital/travail, vers un rapport capital/vie. Cette hypothèse traduisait ce qui apparaissait aux deux théoriciens comme central dans le capitalisme contemporain : au cœur de la valorisation capitaliste, il y a tous les champs de l’activité humaine consacrée à la reproduction de la vie biologique et sociale, la production des corps (santé, biotechnologie, génétique, etc.) et du corps social (éducation, recherche, communication, culture, loisirs, etc.).
Le revenu garanti était alors défendu comme reconnaissance du travail de la vie, comme contrepartie d’une productivité découlant du simple fait de vivre. Antonella Corsani prenait le revenu garanti comme le lieu d’un déplacement des catégories binaires qui nous gouvernent : emploi-chômage, actifs-inactifs, employables-inemployables, mais aussi, le revenu garanti comme condition nécessaire (mais pas suffisante) pour que d’autres récits du monde, d’autres formes de vie puissent exister.
La revendication d’un revenu dissocié de l’emploi n’a pas agi jusqu’ici en France comme facteur de convergence des mouvements sociaux. Revendiqué en France par le mouvement des chômeurs en 1997-98, « un revenu garanti individuel permettant de vivre dans la dignité, sans aucune discrimination d’âge, de sexe, d’origine ou d’autre type » fut, certes, la première revendication des Marches européennes des chômeurs et précaires. Cependant, il n’a pas constitué un horizon commun, le plus petit dénominateur commun pour des réalités de mouvement fort hétérogènes, mais qui exprimaient toutes une résistance aux logiques libérales.
Les professionnels du spectacle ont bénéficié, en France, historiquement d’un régime d’assurance chômage « d’exception », assurant une plus grande continuité des revenus qui palliait la discontinuité de leur emploi. Une discontinuité de l’emploi consubstantielle à l’activité du secteur du spectacle : imprévisible, irrégulière, une activité soumise à l’incertitude. Ce statut a été maintes fois attaqué et mis en cause et notamment par la réforme des annexes 8 et 10 du régime d’assurance chômage en 2003, alors que le mouvement des intermittents rassemblé autour de la Coordination des Intermittents et Précaires et leurs contre-propositions à cette réforme ont signé aussi une forme d’expertise nouvelle sur ces formes de travail.
La constellation de penseurs proches de la revue Multitudes imaginait, quant à elle, la nécessité et la possibilité de penser l’extension à tous de ce statut, du fait que l’intermittence, au lieu de constituer une « exception » est devenue aujourd’hui la règle, et que l’intermittence s’est instaurée comme norme effective, en raison de la place qu’occupe la production dite « immatérielle » (cognitive, esthétique et subjective) dans le mode de captation par le « nouveau capitalisme ».
En 2019, pendant les manifestations contre la réforme des retraites, le mouvement art en grève rassemblant plusieurs collectifs du monde de l’art a réactivé l’idée de grève de l’art, et reposait la question de la rétribution des travailleurs et travailleuses de l’art, en parallèle des réflexions du CAAP (Comité pluridisciplinaire des artistes-auteurs) ou du collectif Economie solidaire de l’art, entre autres, sur la rémunération des artistes et l’adoption en décembre 2019 d’un barème minimum de « droit d’exposition » pour les artistes dans le cadre des présentations publiques, rémunération encadrée par la DGCA (Direction générale de la création artistique) du ministère de la Culture – texte porté par un groupe de travail rassemblant, notamment, des organismes de gestion collective du droit d’auteur (ADAGP et SAIF), les associations Platform pour les Frac, D.C.A et Tram pour les centres d’art et le Cipac pour les professionnels de l’art.
Aujourd’hui, de nombreux textes et pétitions circulent pour alerter sur la situation critique d’un grand nombre d’acteurs du monde de l’art (artistes, auteurs, curateurs indépendants, graphistes, pigistes, traducteurs, lieux indépendants, festivals, éditeurs, librairies, etc.) et demander, au-delà d’un plan de soutien d’urgence, un changement de paradigme quant à la rémunération et aux modes de subsistance dans le monde de l’art et des lettres, et pour celles et ceux qui tentent d’inventer des mondes, entre les mediums, les disciplines, les statuts.
Ces textes réengagent des discussions théoriques et pratiques à l’œuvre depuis des années, ainsi qu’on le voit et rendues soudain plus aiguës et urgentes aujourd’hui, comme le texte pour l’instauration d’un régime d’intermittence étendu au monde de l’art et des lettres (initié par l’écrivain Emmanuel Ruben) ou encore la pétition pour un soutien aux artistes-auteurs initiée par 125 organisations du monde de l’art.
Dans le même temps, la revue Multitudes, ou le Manifeste des Sons Fédérés, entre autres, plaident pour l’instauration d’un revenu d’existence sans condition, qui s’instaure plus largement au-delà des catégorisations et des statuts, et alors qu’a été instauré, fin mai 2020, suite à la crise du Covid, un revenu minimum vital en Espagne, déclinaison du revenu universel prôné par Podemos, adopté néanmoins dans une version plutôt minimaliste.
L’idée de l’instauration d’un revenu universel garanti n’a jamais quitté le devant de la scène, défendue, entre autres, par les auteurs du Manifeste accélérationniste, Alex Williams et Nick Srnicek, dans leur livre Postcapitalism. Demand Universal Basic Income. Demand the Future (Verso, 2016), et c’est une version maximaliste de ce revenu universel que défend aujourd’hui encore en 2020 Yann Moulier-Boutang, qui l’articule à la nécessité d’une bifurcation écologique, financé par une « taxe pollen », et dont le financement devient aujourd’hui concevable si on la rapporte aux ordres de grandeurs de l’argent mobilisé, emprunté, dans le crise du coronavirus.
Des états généraux de l’art
On le voit avec ces différents pistes et propositions, qui ne demeurent aujourd’hui que des hypothèses de travail à mener collectivement, cette suspension de l’art a réuni les conditions d’une convergence de multiples récits, qui traversaient les mondes de l’art depuis de nombreuses années, récits qui portaient à la fois sur les conditions matérielles des artistes, mais aussi plus largement, sur la nécessité de repenser les modalités d’exposition, de circulation et de collaboration et plus ambitieusement encore sur ce que pourrait être, ce que devrait être un musée aujourd’hui et demain. Ces dernières années, cette discussion a traversé les plus grands musées européens (tels que le musée Reina Sofia, le MACBA ou le Van Abbemuseum à Eindhoven, notamment), avant tout à partir d’une réforme des récits muséographiques ou des collections.
À l’aune de cette bifurcation, elle inclut, plus urgemment, désormais l’enjeu de leur « décarbonisation » et les corps mêmes qui traversent et font les musées contemporains. Il apparaîtrait nécessaire et urgent de réunir, en France, des états généraux de l’art, qui impliquent artistes, curateurs, tout comme des directeurs d’institutions et de biennales, mais aussi les publics et ceux qui font les musées, aujourd’hui.