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Diaporama chez les Beastie Boys – à propos du documentaire Beastie Boys Story de Spike Jonze

Journaliste

Diffusé sur Apple TV, un étrange documentaire de Spike Jonze, mi TED Conference mi soirée diapo, retrace la carrière des Beastie Boys. C’est un film sur l’adolescence, ses engagements et ses utopies ; un film qui démarre dans l’ébullition des années 80, dans ce champs des possibles inouï déblayé par la table-rase du mouvement punk, où les figurants sont devenus acteurs, les parias, des stars ; un film sur un groupe fondamental du rap, à la fois potache et visionnaire.

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Depuis le milieu des années 80, c’est la même rengaine. Dès que surgissent d’une suburbia aux drames calfeutrés, d’un trailer-park dégénéré ou d’un Borough de New York des jeunes blancs venus se frotter au hip-hop, le point Beastie Boys est vite atteint. Pour peu que ces rappeurs se souviennent du rock, s’affichent branleurs, brailleurs et gouailleurs, la messe est dite : ils seront obligatoirement comparés à ce mètre-étalon du genre, la matrice malgré elle d’un hip-hop blanc, débraillé, débridé.

Il est si facile, et paresseux, de réduire une telle force de progrès à quelques clichés commodes. En oubliant au passage le degré de sophistication, de recherches et de labeur de ces faux-cancres. Même Eminem a eu droit, avant de se révéler comme un monstre technique, aux mêmes accusations, aux mêmes suspicions. « On dirait que vous n’avez encore jamais vu un Blanc » rappera-t-il goguenard quand le triomphe l’acceptera à son tour.

Si Eminem et les Beastie Boys se sont imposés comme les rares Blancs acceptés, adoubés même par les Afro-Américains, c’est grâce à leur flow unique, prodigieux chez Eminem, bordélique chez les Beastie Boys. Mais c’est surtout grâce à leur amour, leur respect et leur savoir de cette musique, de la musique. La pochette de l’album Kamikaze (2018) d’Eminem reste un hommage rare aux Beastie Boys, reprenant celle du détonateur Licensed to Ill de 1986. Le premier album de hip-hop à atteindre la première place des charts américains.

Il faudra ainsi des petits blancs juifs new-yorkais pour ouvrir en grand les portes : depuis les Beastie Boys, plus de 200 albums de hip-hop ont atteint cette première place. En 2012, à la mort d’Adam Yauch après trois ans de bagarre contre le cancer, Eminem avait déjà reconnu l’influence fondamentale des trois lascars de Brooklyn sur son éducation chaotique. « Adam Yauch a apporté beaucoup de positivité au monde, personne ne peut sous-estimer l’influence énorme que les Beastie Boys ont eu sur moi. Ils ont ouvert des portes, c’était de véritables pionniers… »

La beauté, la brutalité de ce documentaire, c’est de ne jamais réécrire l’histoire.

Apple TV diffuse actuellement l’étrange documentaire Beastie Boys Story, signé du vidéaste Spike Jonze. Fidèle du groupe, pour avoir signé quelques-uns de leurs clips absurdes, Jonze a profité, sans jamais en abuser, de cette intimité pour diriger cet objet pop et hybride. Moitié conférence, moitié images d’archive, Beastie Boy Story n’est pas un film sur les Beastie Boys : c’est plus large qu’eux. C’est un film sur l’adolescence, ses engagements et ses utopies que l’on tente, malgré les ans et les responsabilités, de prolonger le plus longtemps possible ; c’est un film sur l’amitié, les petites trahisons, l’impuissance face à la mort pour laquelle on ne s’est pas équipé ; c’est un film sur une de ces fascinantes accélérations de l’histoire, sur un carambolage qui ne pouvait se passer qu’à New York, cours de récréation où punk, rock et hip-hop ont grandi ensemble, se nourrissant les uns des autres, sans calcul, sans cynisme ; c’est un film qui démarre dans l’ébullition des années 80, dans ce champs des possibles inouï déblayé par la table-rase du mouvement punk, où les figurants sont devenus acteurs, les parias, des stars.

Il y a volontairement beaucoup de vide sur la gigantesque scène du Kings Theater de Brooklyn, où a été filmée en public ce genre de TED Conference animée par Mike D et Ad-Rock, les deux survivants. Ce vide, écrasant, c’est Adam Yauch, mort et jamais remplacé : fin du groupe, impossible de continuer autrement qu’à trois, ces trois-là bien sûr.

La beauté, la brutalité de ce documentaire, c’est de ne jamais réécrire l’histoire. Le rôle bienfaiteur du hasard, la glauquerie des débuts, les traîtrises, les ratages : rien n’est balayé sous le tapis de la béatification propre aux rockumentaires. Souvent, alors que les écrans géants diffusent les images d’archives, Mike D et Ad-Rock semblent spectateurs de leur propre aventure. Ils donnent l’impression d’être fascinés par ce qu’ils voient, comme s’ils ne l’avaient pas vécu.

Entre Adam Horovitz et son double Ad-Rock, entre Michael Diamond et son personnage Mike D, la confusion est extrême, palpable. Ils paraissent littéralement sidérés de se voir ainsi adolescents puis jeunes hommes, capables de tant d’audace, de légèreté, d’insouciance, de bêtise aussi. Mais ils ont beau aujourd’hui mimer la normalité de quinquagénaires athlétiques, habillés GAP, en route pour un barbecue, on sent qu’il en faut peu pour réveiller le punk, réanimer le sale gosse, relancer la tempête. Entre eux et ces magnifiques branleurs des années 80, le lien n’est pas rompu : ils se reconnaissent, se font des clins d’œil. Et les ados comme les quinquas peuvent être fiers les uns des autres, partageant le même humour caustique, le même je-m’en-foutisme religieux, le même irrespect, la même goguenardise.

En 1998, Mike D commentait ainsi pour Les Inrocks les débuts du groupe : « Je revois des gamins de 15 ou 16 ans qui avaient envie de s’éclater, qui ne prenaient rien au sérieux. Et d’une certaine manière, ces objectifs-là sont restés totalement présents en nous, comme une sorte de constance que rien ne peut altérer. Le groupe a évidemment changé, nous avons tous individuellement évolué, mais l’idée de départ est toujours la même : passer du bon temps… Je crois qu’on est restés suffisamment ouverts et joueurs pour ne pas être complètement entrés dans le monde adulte. On n’est plus des gamins dévergondés, mais on reste innocents, attachés à une forme de candeur. »

Toute rancune bue, ils peuvent ainsi sur la scène du King Theater de Brooklyn, ricaner de cette naïveté qui fit de leur premier album Licensed to Ill (dix millions d’albums vendus) un triomphe dont ils ne toucheront pas vraiment les dividendes. Après tout, cette même candeur, cette même désinvolture leur avait permis de jouer avec Run DMC ou Madonna. C’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens, dit le proverbe. Et le long terme a miraculeusement joué pour les Beastie Boys, vite émancipés de leurs encombrants producteurs (Rick Rubin et Russell Simmons). Ils prouveront alors avec effronterie, dès leur complexe second album Paul’s Boutique (1989), qu’ils n’étaient pas un gimmick marketing, pas le boyband metal-rap de démiurges en recherche d’un coup. Moins bankables, moins braillards, les Beastie Boys ont droit à leur second acte – et ils jouiront dès lors sans entrave de cette liberté gagnée. Les New-Yorkais paient pourtant au prix fort l’extension vertigineuse de leur plates-bandes ; Paul’s Boutique est un échec commercial. Personne, trois ans après le tapageur et fêtard Licensed to Ill n’attendait un album aussi riche, ouvert, complexe. C’est pourtant là que démarre vraiment la carrière des Beastie Boys, ces expérimentation hédonistes.

Parfois même, lors de cette conférence, Ad-Rock et Mike D oublient le public, se vannent, se parlent comme s’ils n’étaient que des garçons de Brooklyn dans un local pécrave de répétitions. C’est à ce niveau d’intimité que ça se joue. Maintenir cette camaraderie, cette communion après quarante ans de vie commune est un exploit dans la vraie vie : on ne la rencontre presque jamais dans la musique. « Je préfèrerais être un hypocrite plutôt que de rester la même personne pour l’éternité », dit Mike D, citant feu Adam Yauch.

Et c’est cette instabilité, cette impatience qui a fait la gloire d’une carrière aussi exemplaire qu’imprévisible. Fight for your right to party fut le premier tube, libérateur, des jeunes Beastie Boys. Si on me pardonne ce jeu de mot franco-américain, la reste de la discographie du groupe pourrait se chanter ainsi : « Fight for your right de partir ». Car le groupe a passé une carrière, riche et influente à ne faire que ça : se battre pour sa liberté de mouvement. Souvent, les Beastie Boys sont allés voir ailleurs s’ils y étaient. Et régulièrement,  ils y étaient, avant tout le monde, préparant de nouvelles cascades. Ils réclamaient le droit de faire la fête, ils obtiendront le droit de faire la forte tête. Mike D disait aussi « On s’oblige constamment à inventer, créer du neuf, remettre en question les choses qu’on a apprises sur le disque précédent. Le premier critère, c’est toujours : “Est-ce que ce que j’entends me paraît nouveau ?” Si c’est le cas et si ça nous plaît, on garde. Sinon, on jette. »

Déguisés en quinquas respectables, ils admirent, après les avoir écartés voire reniés, ces envahissants slackers des années 80.

Dans le documentaire de Spike Jonze, les Beastie Boys consacrent beaucoup de temps à leurs deux premiers albums. Ce n’est pas par nostalgie, par coquetterie : chacun, à sa façon, a posé les bases de ce que deviendront les Beastie Boys. Le premier a payé, pendant des années, la liberté de ses successeurs. Mais les Beastie Boys n’en seront pas les seuls bénéficiaires : une vaste partie du hip-hop suivra Licensed to Ill ou Paul’s Boutique, sur une multitude de pistes ouvertes, chacun à ses risques et périls. Ces deux albums formeront un Yin et un Yang pour les trois trublions, l’un braillard et physique ; l’autre métaphysique et taiseux, expérimental. Les Beastie Boys feront après ça comme tout le monde : ils nourriront la suite de leur carrière de cette musique infernale, tenteront des équilibres instables entre ces deux propositions radicales. D’une certaine façon, à partir de ce jour, les Beastie Boys seront influencés par les Beastie Boys. Mais eux, propriétaires de la franchise, le feront souvent avec génie, irrespect et liberté.

En ce sens, les mines sincèrement stupéfaites de Mike D et Ad-Rock, sur la scène de Brooklyn, sont révélatrices d’une prise de conscience, d’une révélation. Ils semblent se reconnecter en direct avec ceux et ce qu’ils furent dans ces jeunes années, sans esquiver, enfin, le poids des excès, des caprices, des abus d’alors. Déguisés en quinquas respectables, ils admirent, après les avoir écartés voire reniés, ces envahissants slackers des années 80. Du coup, l’autocélébration n’est pas vraiment de mise dans cette étrange soirée diapo.

Pourtant, les Beastie Boys auraient pu en faire un ego trip justifié, excusé. Chacun de leurs rares albums, représente une mue, une métamorphose, une révolution même. Chacun possède ses adeptes, ses dévots parfois. Ceux de Licensed to Ill ne sont pas ceux de Hello Nasty, et pourtant chaque communauté se goinfre goulûment sur cette influence. Cas rare, certains fans hardore des Beastie Boys ne le sont que d’un album du trio : certains ont même bâti une religion sur le seul clip de Sabotage, poussant l’obsession jusqu’à en rejouer des scènes. Je pourrais vivre sans 99% de mes albums. Ça serait dur, injuste, sadique. Mais je ne pourrais pas vivre sans Check Your Head de 1993, troisième album et déjà un bilan, une synthèse prodigieuse : un tremplin pour se précipiter dans le futur.

D’ailleurs, si vous comptez un jour vous confiner sur une île déserte, n’oubliez pas Check Your Head. Dans tout son désordre et sa surexcitation, il en contient des centaines d’autres, compressés, du free-jazz au punk hardcore. Pas mal pour un groupe que Mike D décrit simplement comme « des petits cons ».

 

Spike Jonze, Beastie Boys Story, 2020. Disponible sur AppleTV.


JD Beauvallet

Journaliste, Critique