Littérature

De la littérature en temps de pandémie

Critique

Pendant le confinement, chacun y est allé de sa liste de lecture, épuisant les stocks de La Peste. On liste, on liste, on cite, on cite. Lit-on ? Là n’est pas la question. On se refuge derrière des étagères. On lirait donc pour le thème dont traitent ces livres, l’épidémie, et on en attendrait une fonction précise : l’effet-miroir. Ce qui m’arrive est déjà arrivé, je ne suis ni seul ni le premier et mon angoisse s’en trouve assurément réduite. Mais plutôt que de lutter contre l’incertitude afin de continuer à vivre, ne faudrait-il pas apprendre à vivre avec l’incertitude ? Et cela, la littérature peut nous l’enseigner.

Les ventes de La Peste ont explosé, moindrement celles d’autres titres que les médias n’ont pas manqué de rassembler comme la playlist littéraire du confinement : depuis Un hussard sur le toit de Giono et La Quarantaine de Le Clezio jusqu’au Décaméron de Boccace en passant par le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. Les profs de littérature des siècles passés pourront au demeurant s’étonner puis se réjouir du succès de ces deux derniers ouvrages dont la lecture n’a rien de simple. La peste soit de La Peste, en rupture de stock désormais. Après les attentats du 11 septembre, les ventes du Coran avaient aussi explosé – la métaphore se fait maladroite ici. Les lecteurs en connurent-ils mieux l’islam ? On peut en douter comme on peut s’interroger sur le rapport à la littérature dévoilé par cette fringale littéraire en temps de pandémie.

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La playlist est le symptôme d’une pulsion anthologique qui a le mérite de rassurer. On liste, on liste, on cite, on cite. Lit-on ? Là n’est pas la question. On se refuge derrière des étagères. Une conception de la littérature comme bibliothèque où l’effet de la littérature se traduirait en termes de masse et de puissance, pour citer le célèbre titre d’Elias Canetti, Masse und Macht, ouvrage dans lequel une section est d’ailleurs consacrée à l’épidémie comme production d’une « masse morte » et qui nous fait vivre « dans l’égalité d’une terrible attente dans laquelle se défont tous les autres liens humains ». Exactement le contraire de la littérature pour le Nobel de 1981 qui, dans La Conscience des mots, voyait les écrivains comme « les gardiens des métamorphoses », attentifs à tout ce qui se trame d’individu à individu et opposés à toutes les totalités compactes.

Certes, on ne lit pas le roman de Camus dans l’attente de moments plaisants, davantage une pause « intello » entre une série sur Netflix, la confection d’une tarte aux pommes et les squats sur la moquette. Le texte peut même sembler austère, parsemé de dialogues élevés et d’énoncés philosophiques. Il y davantage d’actions chez Giono et plus de scènes de nature chez Le Clezio, mais le climat épidémique y pèse malgré tout de sa gravité et entraîne la réflexion du lecteur. Tragédie et divertissement ne font pas bon ménage quoique la première appelle le second. On les lirait donc pour le thème dont traitent ces livres, l’épidémie, et on en attendrait une fonction précise qui relève d’un usage de la littérature – et de l’art en général – l’effet-miroir, connu depuis les Grecs : reconnaissant mon présent dans une situation similaire, je peux en retirer une connaissance sur ce qui m’arrive, dissiper l’inconnu et susciter des réactions de défense. En outre, je me crée une généalogie : ce qui m’arrive est déjà arrivé, je ne suis ni seul ni le premier et mon angoisse s’en trouve assurément réduite.

On lirait donc pour obtenir une certitude dans les grands temps d’incertitude qui sont les nôtres. Le gain est évident, mais est-il si important et faut-il le demander à la littérature ? Car la recherche d’une certitude peut aussi apparaître comme une dénégation, une stratégie visant à minimiser la gravité des circonstances et à susciter des comportements inappropriés et trompeurs. Rechercher une certitude, pourtant, est d’autant plus compréhensible que la situation actuelle s’affiche pour le moins floue avec des désaccords entre politiques et scientifiques, entre politiques entre eux, entre scientifiques entre eux. L’incertitude règne : nature de la maladie, masques, tests, chiffre des morts, durée et fin du confinement, etc.

Par conséquent, plutôt que lutter contre l’incertitude afin de continuer à vivre, ne faudrait-il pas apprendre à vivre avec l’incertitude ? Et cela, la littérature peut nous l’enseigner. Demandez à un grand-écrivain-grand-confiné, le dénommé Proust, Marcel dont le papa médecin, Armand, s’était d’ailleurs spécialisé dans la lutte contre les épidémies. Lorsque le narrateur de la Recherche évoque les paysages et les moments de son enfance, il ne cherche pas à se bercer sur les balancelles nostalgiques et rassurantes du passé, il vise à comprendre son présent et demande à l’écriture le détour nécessaire. Car le présent est incertain. Pour le vivre, il faut s’en détacher, accepter l’aller-retour du passé au présent, s’exposer en somme à l’incertain. Au passage, il nous apprend aussi que l’évasion temporelle vaut pour évasion spatiale, ce qui est fort utile en temps de confinement. À la même époque, un Dublinois que peu à peu la cécité confinait, faisait arpenter en 24 heures à son Ulysse juif irlandais tous les lieux de ses habitudes pour en ébranler le confort.

Proust et Joyce sont contemporains d’Einstein, de Planck et des débuts d’une science dure qui va cautionner la notion d’incertitude (principe de ce nom, physique quantique, logique floue et autres théories du chaos) mais dont il n’est pas offert à tout un chacun de comprendre les mécanismes. Alors que la littérature en offre une approche soft. Prenez Emma Bovary. Elle existe ou elle n’existe pas ? Oui et non. Elle est tirée du réel mais elle n’en fait pas partie. Son existence se déploie pour nous sous un régime d’incertitude. Et notre réalité confinée ? N’est-elle pas irréelle ? La planète presqu’entière arrêtée par un petit machin épineux de 60 à 140 nanomètres, ce qui fait extrêmement petit et, en tout cas, totalement invisible à l’œil nu. Je ne l’ai jamais aperçu mais je suis hélas certain de son existence et j’y crois.

Le lecteur plonge de l’autre côté du réel, comme Alice, et, comme elle, trouve un réel autre, pas moins fou, pas plus fou, mais qui demande l’abandon de toute certitude pour être arpenté.

Ludwig-le-moqueur s’étonnait que l’on pût dire : « Je crois avec certitude », comme si étayer la croyance dévalorisait la certitude. Oui mais Wittgenstein était un philosophe qui doutait de tout, on ne va pas le croire. Prenons alors cet écrivain pragois qui écrivait : « Il y a un but mais pas de chemin. Ce que nous nommons chemin est hésitation ». L’incertitude comme viatique. Il y aura un après-corona mais comment y parvenir ? Ni scientifiques, ni dirigeants ne sont d’accord – voir supra. On croirait (avec certitude) que Kafka a ciselé ces mots pour nous. Sans s’en étonner puisqu’il écrivit un livre qui commence ainsi : « Lorsque Gregor Samsa s’éveilla un matin après des rêves agités, il se retrouva confiné ». À rajouter sur la playlist.

Goethe s’entêta à réfuter la théorie des couleurs de Newton, ce dont se gausse, depuis, l’histoire de la science. Mais une masse de suicides suivit en Europe celui de Werther – comme quoi la réalité romanesque de Goethe n’était pas moins solide que celle de Newton. Des univers qui tiennent leur vérité de l’intangible, nous en connaissons. Dieu ou l’inconscient, l’atome ou la démocratie. Comment vivre parmi des illusions ? À la littérature de nous l’apprendre. Elle nous apprend par exemple un autre temps et un autre espace, immersions que le confinement a rendu nécessaires.

Le temps du récit ne correspond pas au temps du lecteur et pourtant chaque lecteur s’y plonge chaque fois qu’il rouvre le livre. L’espace du récit n’accueillera jamais le lecteur et pourtant chaque lecteur s’y plonge chaque fois… Il plonge de l’autre côté du réel, comme Alice, et, comme elle, trouve un réel autre, pas moins fou, pas plus fou, mais qui demande l’abandon de toute certitude pour être arpenté. Les géants de Don Quichotte n’existaient pas sinon dans l’esprit du Chevalier à la triste figure, mais on aurait tort de s’en moquer puisque des générations de lecteurs ont suivi ses aventures sans certitude qu’il eût existé en dehors de leurs esprits.

Nos corps menacés et confinés se sont habitués à exister virtuellement et par procuration imagée, ce qui a permis la tenue ininterrompue de conseils d’administration ou de réunions ministérielles, de séminaires universitaires et de consultations professionnelles. Avec prise de décision et droit de vote. Qu’une responsabilité soit donc ainsi reconnue à des êtres artificiels ne fait que prolonger celle attribuée à des êtres de papier. Si le Tribunal impérial acquitta en 1857 l’auteur de Madame Bovary de l’accusation d’« outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs », Flaubert fut chagriné que son Emma eut été traitée comme une catin. Pas moins que ses cousines irlandaises accueillies par Joyce dans Ulysses qui, elles, n’échappèrent pas aux foudres de la justice puisque le roman, publié en 1922, fut interdit pour « obscenity » aux États-Unis jusqu’en 1934 et au Royaume-Uni jusqu’en 1936. Coupables ou innocentes, ces créatures ? En tout cas, la littérature les a fait exister.

Il y a quelques années, Jean Baudrillard avait réfléchi sur le concept de simulacre, lequel fut assez rapidement rangé parmi l’outillage peu fiable (incertain ?) du post-modernisme. Or, la réalité que nous vivons désormais au travers d’écrans et de masques a tout d’un simulacre, ce dont la littérature ne s’effraie pas, elle qui livre une réalité qui ressemble à la réalité mais qui n’en est pas une. Preuve en est des postériorités romanesques que nous acceptons d’ignorer. Que deviendront Charles Bovary et Rodolphe après le suicide d’Emma ? Nous en soucions-nous alors que nous les avons côtoyés de près ? Que deviendront les personnages rescapés des Misérables ou d’Autant en emporte le vent après la dernière page ?

La témérité ou l’appât du gain ont poussé certains écrivains à y ajouter des pages, une suite à l’intrigue. Le résultat est douteux et le talent des dits scripteurs n’y est pour rien. La réalité d’un roman s’arrête à son texte, et ne va pas au-delà. En ce sens, tout roman est inachevé. Sans achèvement, pas de certitude. Pas grave car le petit humain, lui aussi, naît inachevé et il n’est pas foutu, pour cette raison, de marcher avant un ou deux ans, à la différence d’un petit veau ou un éléphanteau. Oui, mais eux, ils ne lisent pas.


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

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