Littérature

La traduction est la continuation de la politique par d’autres moyens – à propos de Traduction et violence de Tiphaine Samoyault

Professeur de littérature anglaise

Il faut ne pas avoir froid aux yeux pour nous inviter à reconsidérer la soi-disant positivité de la traduction, ainsi que ses vertus censément d’hospitalité et de transparence. Il n’est pas donné à tout le monde d’envoyer promener l’éloge, la célébration, et de tenir pour quantité négligeable la confiance placée dans la réciprocité d’une langue à l’autre ou l’empathie susceptible de régner entre elles. De ce piège, Tiphaine Samoyault sort la tête haute en signant un manifeste décapant et incisif.

Jadis, c’était en 1974, Michel Serres consacrait le troisième volume de la série des Hermès à l’opération de « Traduction ». Soucieux d’épistémocritique, le philosophe s’y plaisait à jeter des « ponts » entre les disciplines scientifiques et à initier des circulations inattendues d’une aire du savoir à l’autre : Turner (le peintre) y traduisait Carnot (le théoricien de la thermodynamique), La Tour menait la même opération avec Pascal, Descartes s’y traduisait en langage statique, et Leibniz en langue mathématique.

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Le maître-mot de ces ré-agencements ? La circulation, le passage, de type « hermaïque », car en rapport avec la figure du dieu ailé, Hermès, gardien des routes et carrefours, protecteur des voyageurs (et des voleurs). Figuraient également en bonne place les versions différentielles d’une transformation ou d’un détournement des messages, aux limites de la trahison mortifère, laquelle se rendait, dans le « parler » Serres, par le concept de « thanatocratie ».

Aujourd’hui, en 2020, l’écrivaine et universitaire Tiphaine Samoyault publie un manifeste incisif et décapant intitulé Traduction et violence, dans lequel, rompant avec certains discours lénifiants, voire « pontifiants » sur l’accueil et le passage dont témoignerait la traduction, elle plaide avec vigueur la cause d’une « traduction agonique », ancrée dans une conflictualité résolument politique. Pour paraphraser Clausewitz, Samoyault fait de la traduction son cheval de bataille, analysant en théoricienne, mais aussi en stratège accomplie, l’art de la guerre traductive. The Times, They Are a-Changing, comme le chantait un certain Dylan…

Rapprocher Serres et Samoyault dit assurément quelque chose du changement survenu dans l’air du temps – dans l’ère nouvelle qui est la nôtre, depuis le 11 septembre et la guerre en Irak. Serres était philosophe de la totalité des phénomènes, et sa « Traduction » n’est que très occasionnellement littéraire ou disons textuelle. Et c’est sans coup férir qu’il mis


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)