Rediffusion

Et idola penitus conterentur – à propos des deux derniers albums de Kanye West

écrivain

C’est la première fois que j’écoute la musique de West sans raison, comme ça, sans doute parce qu’il le faut et plus probablement par hasard. Ce que j’entends à cet instant précis m’intrigue assez pour répandre autour de moi la fascination que m’inspire cette œuvre. La chose sera faite dans les jours suivants, Jesus Is King faisant une entrée tonitruante au classement de mes sujets de conversation favoris, quitte à fatiguer ceux qui se voient infliger des écoutes répétées d’un même morceau ou se mettent à moquer ma lubie passagère. Rediffusion du 24 janvier 2020.

Dans son cercueil, Sarah Bernhardt semble être en pleine forme. La tête relevée par un petit coussin, le cadavre est placé dans la diagonale de la chambre mortuaire et traverse en oblique le portrait de la défunte. Son teint est étonnamment vif, l’attitude d’une sérénité désarmante. L’exposition de l’image détache cette silhouette radieuse de l’espace dans lequel elle repose.

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Les statuettes marbrées et le bougeoir qui se dressent à proximité du coffin ne sautent pas aux yeux tant l’attention est saisie par cette plaie centrale, une incise si purement blanche que l’on peine d’abord à discerner les bras croisés de l’actrice dans les plissures de l’étroit linceul qui la protège et que recouvrent quelques couronnes fleuries. N’en réchappe que ce visage apaisé et gracieux, délicatement coiffé, d’une jeunesse visiblement éternelle. Pourtant, à bien y regarder, la date inscrite en marge du cliché laisse planer un doute.

La photographie posthume de Sarah Bernhardt a été prise dans ses appartements parisiens en 1881, soit trente-huit ans avant que l’actrice ne décède pour de bon au terme d’une longue agonie, amputée de la jambe droite, le corps ravagé par la tuberculose et une dernière crise d’urémie. Celle qui avait coutume de se reposer dans ce cercueil capitonné en bois rose le temps de siestes qui inquiétaient tout son entourage avait donc choisi d’orchestrer la mise en scène macabre de son propre deuil.

J’ai découvert cette image au cours du deuxième chapitre de Dying on Stage, la performance présentée par Christodoulos Panayiotou au musée d’Orsay pendant le Festival d’Automne. Au fil de cette conférence en trois temps, l’artiste chypriote commente des vidéos glanées sur Youtube allant de Rudolf Noureev à Grégory Lemarchal en passant par Anita Cerquetti, David Lynch ou bien sûr Dalida pour ébaucher une dissertation intuitive sur les figurations médiatiques de la mort en Occident.

Plus tôt, cet après-midi-là, j’ai traversé Paris à pied en tâchant d’arriver pile à temps pour le début de la représentation.

J’ai été ravi d’apprendre qu’un cinéma montrait à nouveau La Mort de Louis XIV d’Albert Serra avant de faire un rapide détour par la galerie Freedman Fitzpatrick pour découvrir l’effrayant jeu vidéo militaire de Frances Stark, j’ai contourné le Centre Pompidou et ses grands panneaux promouvant la rétrospective dédiée à Christian Boltanski puis j’ai longé les palissades du chantier de la nouvelle Collection Pinault dessinée par Tadao Ando, j’ai pressé le pas en m’emparant parfois de mon téléphone pour liker une photographie d’Eliza Douglas déguisée en zombie, examiner le crash inventé par Rebecca Ackryord pour la Biennale de Lyon et renoncer à me rendre à un spectacle après que des connaissances m’ont précisé que les danseurs y répétaient convulsivement la date des attentats de Paris, et une fois la Seine franchie, je me suis enfin retrouvé face à un kiosque cerné par l’odeur des gaz lacrymogènes dont la vitrine affichait la publicité d’un colloque consacré à la collapsologie et la couverture d’un tabloïd annonçant le cancer foudroyant et probablement mensonger d’une star que je ne connaissais pas. La mort était donc partout.

Toute cette dérive me revient à l’esprit en fixant la dépouille projetée sur le grand écran tendu derrière Christodoulos. Je l’écoute réciter les rôles principaux de la comédienne et présumer les modalités de son artifice sans détourner le regard du cliché, les hypothèses se poursuivent durant quelques minutes et je suis pris au piège de ces démonstrations implacables, de la distance brillante et du cynisme facétieux de l’exposé.

C’est comme si, soudain et enfin à la fois, une certaine conscience de la mort me venait, non pas de la mienne ni de celle de proches, mais bien cette pensée évanescente et pourtant saillante que les images peuvent figurer une perte et que la disparition peut se transformer en spectacle.

Les idoles deviennent vulnérables. Je lorgne les moindres détails de ce décor désuet et y cerne un effet de déjà-vu. À vrai dire, je garde assez peu de souvenirs de la suite de cette performance qui vient d’opérer sur moi comme un appareil de torture parfaitement rodé, une mécanique infaillible qui mobilise tous mes sens et continuera à m’obséder longtemps.

Le visage serein me fait toujours face quand Christodoulos se tait brusquement, il se penche vers son ordinateur pour agrandir la photographie puis s’empare d’une canette métallique posée à proximité de sa chaise. Sarah Bernhardt meurt pour de faux et l’artiste s’enfile une gorgée de Red Bull.

Comment envisager sa renaissance par le langage quand on est déjà raconté, tiraillé entre celui ou celle qu’on a été et celui ou celle qu’on devient ?

La nuit est tombée et je profite de ma présence dans ce quartier que je fréquente trop rarement pour poursuivre mon errance. Je longe la Seine et sonde la richesse environnante, j’attrape une paire d’écouteurs oubliée dans la poche de ma veste pour contrer le bruit des berges puis finis par marcher en direction du Louvre. Je me laisse surprendre par l’énergie des chants choraux et découvre alors les premières notes de Jesus Is King, le dernier album de Kanye West. J’y viens.

Je m’installe au beau milieu de la Cour Carrée et suis le flux de cet opus que je n’ai pas vraiment choisi d’écouter. À ce moment-là, je suis encore loin d’imaginer l’étonnante cohérence entre la conférence dont je sors et les titres représentés par l’image imprimée sur l’écran de mon téléphone, un simple disque aux sillons bleutés barré d’une typographie jaune et d’un code cryptique, AR 1331 A.

Mon regard balaye le fronton de la façade Renaissance, la Cour est quasiment déserte et retrouve de son homogénéité grâce aux baguettes de néons qui ont été apposées sous les bas-reliefs à la faveur de chantiers de rénovation. Un touriste s’arrête, bascule son buste vers l’arrière et tend son bras à hauteur du visage, il se prend en photo puis se remet en marche l’air de rien. Je reste immobile quelques minutes, les pistes se succèdent. Le suspens de cette situation nuance au moins la scène de mon corps se balançant légèrement au rythme du dernier album de Ye, un samedi soir, assis seul sur le rebord d’une fontaine patrimoniale.

Second Skins est un essai écrit par Jay Prosser et paru en 1998 au Columbia University Press. Sous-titré « The Body Narratives of Transsexuality », il est l’un des premiers ouvrages à avoir analysé les protocoles d’identification et de mise en récit des personnes en transition. Ce livre devenu un texte culte des études de genre se distingue par sa dimension autobiographique et sa composition formelle puisque des portraits de transsexuels, à commencer par l’auteur lui-même, sont insérés au sein du contenu théorique.

Mais cette exploration de parcours dépassant les bornes sexuelles et les assignations biologiques vise moins à interroger le processus de transformation physique que la narration qu’il induit. Dans une pensée révolutionnaire de la définition de soi, Jay Prosser suggère en effet que le récit d’une transition sexuelle ne vient pas la conclure mais bien la permettre. Comment envisager sa renaissance par le langage quand on est déjà raconté, tiraillé entre celui ou celle qu’on a été et celui ou celle qu’on devient ?

Le regain d’intérêt à l’égard de ce livre intervient à l’heure où de plus en plus de stars expurgent leurs images médiatiques pour mettre un terme à une incarnation obsolète, migrer vers une présence indéterminée ou, au contraire, dévoiler un personnage public réinventé. Y aurait-il une vie après la mort ?

Les dernières nouvelles musicales de Kanye avaient fuité contre son gré et Yandhi, son futur album très attendu depuis que Kim Kardashian en avait entamé la promotion sur Twitter, avait fait l’objet d’un leak (fuite) sur internet quelques semaines avant la parution de Jesus Is King.

C’est alors la première fois que j’écoute la musique de West sans raison, comme ça, sans doute parce qu’il le faut et plus probablement par hasard.

Cette diffusion illégale a précipité la perte du disque prévu tout en faisant place nette à l’élaboration de celui qui viendrait le remplacer, un changement d’apparence en forme de révélation. Quoique de nombreux morceaux et mélodies aient survécu à la transition d’un opus abandonné vers une œuvre surprise, les injures ont brusquement déserté le lexique d’une langue métamorphosée, la production maximaliste de la version initiale a laissé place à la pureté des chœurs du Sunday Service Choir, et Kanye lui-même semble transfiguré.

C’est alors la première fois que j’écoute la musique de West sans raison, comme ça, sans doute parce qu’il le faut et plus probablement par hasard. Il y a bien l’héritage des premières parutions, le succès de My Beautiful Dark Twisted Fantasy et The Life of Pablo, la fresque médiatique Famous et son alliage d’images lo-fi et de tableaux oniriques dans lesquels Kim Kardashian, Taylor Swift, Rihanna, Chris Brown, Caitlyn Jenner, Amber Rose, Anna Wintour, Ray J, Bill Cosby, Donald Trump et George Bush se retrouvent nus dans un même lit, les incrustations vulgaires et kitsch de Bound 2 entre autres mêmes, clashs et anecdotes stratégiques, les désirs du musicien à l’égard d’autres médiums à commencer par la mode, les appels au secours et les prises de paroles messianiques, peut-être même le symbole de l’essoufflement culturel américain dépeint par Bret Easton Ellis dans White, mais j’ai toujours l’impression désagréable que le travail du rappeur désormais âgé de 42 ans n’est que rarement perçu dans mon entourage sous d’autres lumières que celles de la plaisanterie ou du concept, qu’une prudence s’impose et qu’il est pour le moins difficile de l’écouter d’une façon qui ne soit ni dérisoire ni prétentieuse.

Les titres de Jesus Is King défilent, la voix de West soutenue par des arrangements apurés, un orgue sur « Selah » quand Ye oublie définitivement Yandhi, un souvenir grésillant pour « Follow God », des nappes languides dans « Water », une boucle électronique sur « On God » ou encore des cuivres de kermesse rythmant « Jesus Is Lord », le onzième et dernier morceau de l’opus.

Et puis bien sûr la présence de ce Sunday Service Choir, le groupe de gospel récemment créé par Kanye pour l’accompagner en studio et dans la diffusion de ce nouvel album, qu’il s’agisse de prêcher durant les offices dominicaux organisés depuis l’automne ou de remplir un avion pour la captation d’une émission de James Corden.

Ce dernier s’amuse d’ailleurs à décrire le Choir comme le plus grand iPod du monde, cernant involontairement le geste de Mr West qui oppose ainsi les chœurs aux samples. Leurs chants passionnés hantent l’ouverture du disque puis en baignent l’ensemble d’une dimension chorale si puissante que je me surprends parfois à en oublier l’auteur.

Ce que j’entends à cet instant précis m’intrigue assez pour répandre autour de moi la fascination que m’inspire cette œuvre. La chose sera faite dans les jours suivants, Jesus Is King faisant une entrée tonitruante au classement de mes sujets de conversation favoris, quitte à fatiguer ceux qui se voient infliger des écoutes répétées d’un même morceau ou se mettent à moquer ma lubie passagère.

Ceux-là en profitent d’ailleurs pour pointer la conversion religieuse cosmétique et éphémère de Ye en oubliant le morceau phare de son premier EP, « Jesus Walks », ou le mantra du sublime « Saint Pablo ». « Les chrétiens seront les premiers à me juger » professe-t-il sur « Hands On ».

N’en demeure pas moins qu’il me faut désormais saisir le sens de mon enthousiasme. Chacune de mes traversées de Jesus Is King est nécessairement marquée par une pause lorsqu’arrive « Everything We Need », titre central de l’album enregistré en compagnie d’Ant Clemons et Ty Dolla $ign. En accroche du deuxième couplet, Kanye s’exclame « Switch my, switch my attitude / I’m so, I’m so radical », une déclaration manifeste dont je commence à traquer les motivations, convaincu que mettre à jour ce point suffira à clarifier les sources de mon intérêt.

Le messager est devenu serviteur et semble s’effacer. Kanye a un moment d’absence.

Je songe d’abord au prétendu virage catholique amorcé par Kanye West et m’amuse à penser que Jesus Is King paraît alors même qu’un mannequin virtuel défile pour Prada et cumule plus d’un million d’abonnés sur Instagram, pendant qu’Amazon développe son Turc mécanique pour pallier aux défaillances des intelligences artificielles et qu’apparaissent en Californie des Funeral Drive où l’on peut dire adieu à un défunt sans sortir de sa voiture.

Je peine cependant à croire que l’artiste ait simplement voulu évoquer cet aspect biblique en vantant sa radicalité. Je me souviens rapidement du sixième album studio de West dans lequel Ye devenait Yeezus et se transformait par là même en prophète. Le disque bleu entame une énième boucle dans mes oreilles, je suis désormais loin de la Cour Carrée mais une intuition se confirme. Le messager est devenu serviteur et semble s’effacer. Kanye a un moment d’absence.

Au début du mois de décembre, la presse annonce la deuxième étape du cycle initié par West, la poursuite de ce nouveau temps sans « EXPLICIT ». Le soir même, un opéra sera présenté par le rappeur sur la scène du Hollywood Bowl, à Los Angeles, sous le titre Nebuchadnezzar.

J’arrange mon programme et regagne ma chambre marseillaise pour ne rien manquer de la rediffusion live sur Tidal. La légende de Nabuchodonosor telle que racontée dans le Livre de Daniel permet aisément de reconnaître Kanye sous les traits de ce roi arrogant qui trouva le chemin de la rédemption grâce à la foi. Pour le reste, loin de la joie que me procurent les tentatives plastiques de Solange, FKA Twigs ou Arca, cet opéra m’ennuie assez rapidement et je peine à me satisfaire des fresques humaines et passives de Vanessa Beecroft.

Des corps s’agitent au rythme d’une lecture saccadée de l’Ancien Testament et une vitre opaque semble séparer le plateau du public présent. Je repense à l’axiome récemment formulé par Rem Koolhaas pour définir une certaine création contemporaine dans Figures of Speech, la monographie de Virgil Abloh, fondateur d’Off-White, directeur artistique de la ligne Homme chez Louis Vuitton et grand complice de Kanye West ; « Anything goes, nothing works ». J’approche ma main de l’ordinateur en m’apprêtant à rabattre l’écran sur le clavier mais m’aperçois soudain que le décor est bâti autour d’une béance centrale, que quelqu’un manque sans que je l’aie vraiment remarqué.

Kanye West est réfugié en coulisses et ne finira par apparaître sur scène qu’à l’issue de la représentation pour un salut furtif. Le public se lève brusquement pour entrevoir la silhouette qu’il est venu applaudir. Ye sourit et se dérobe.

Un 4×4 noir remonte à faible allure le Ventura Boulevard puis se gare devant une rangée de pavillons nimbés par la radiation fluorescente d’enseignes commerciales. Niché à l’ouest de Los Angeles, le quartier de Tarzana est d’ordinaire plutôt calme, mais en ce vendredi soir de février 2007, une meute de paparazzis est venue envahir ses larges trottoirs et se rue aussitôt vers la voiture aux phares allumés. La scène demeure immobile quelques instants, le chauffeur surgit en contournant rapidement le véhicule mais avant d’avoir pu atteindre la portière opposée, une silhouette s’en échappe et commence à progresser sur l’avenue d’un pas hésitant.

Encapuchée sous un hoodie bouffant, elle poursuit son avancée heurtée en maintenant sa main droite enroulée autour de sa bouche, de sorte que son visage rivé vers le sol ne montre que l’ondulation de quelques mèches brunes et un regard parfaitement hagard. Une bousculade se crée rapidement autour de la proie tandis les photographes s’insultent les uns les autres.

Le clignement des flashs vient éblouir cette paire d’yeux perdus, la présence concède quelques battements de paupières et réagit à chaque éclair en serrant un peu plus les doigts de sa main gauche autour d’une canette métallique, elle boit une gorgée de Red Bull puis finit par s’engouffrer dans un salon de coiffure.

Tout le monde s’agite autour de la vitrine sérigraphiée d’un ESTHER’S HAIRCUTTING STUDIO majuscule mais se retrouve vite compressé contre cette étroite porte vitrée. Quelques gardes du corps en barrent l’accès et moins d’une demi-heure plus tard, la jeune femme en sweat réapparaît dans la rue la tête haute, elle emprunte le boulevard en direction de sa voiture à toute allure si bien que les paparazzis peinent à la suivre.

Les flashs rebondissent sur son dos et peinent à saisir son attitude fière, mais les « why did you escape your rehab ? » se changent vite en des « what is this haircut ? » interloqués. La stupeur gagne toute l’assemblée qui relaie la nouvelle de la mutilation et se met aussitôt à mitrailler le crâne glabre de la star. Plus d’un siècle après le subterfuge de Sarah Bernhardt, dans une tentative désespérée de réappropriation de son image, Britney Spears vient de se raser la tête et de signer sa mort médiatique.

Cela fait maintenant près de trois mois que Kanye West m’accompagne quotidiennement. L’écoute de Jesus Is King est devenue une sorte de rituel maniaque et rassurant, dans la griserie des fêtes comme dans les moments les plus anodins, les paroles viennent ponctuer mes discussions et les pages à la gloire du rappeur s’accumulent au sommet des recommandations de mes réseaux sociaux.

Je me trouve dans un lotissement de l’Hérault pour les fêtes et la nouvelle de la parution imminente d’un album-surprise de Ye vient pimenter cette retraite familiale. En fin de matinée, lorsque les fuseaux horaires se seront accordés et que les États-Unis auront enfin atteint Noël, Jesus Is Born viendra agrémenter mon 25 décembre d’une manière inespérée. « La mort de Dieu est une fiction » écrivait Mallarmé.

Outre quelques apparitions publiques, les derniers signaux de West ont été émis dans son clip « Closed On Sunday », diffusé à la fin du mois de novembre 2019.

Je profite de chaque intermède du repas pour glisser discrètement mes mains sous la table et réactualiser le fil des plateformes musicales, en vain. Une amie m’envoie une image des préparatifs d’un nouvel opéra christique et me reparle de Second Skins, une autre m’écrit avoir pensé à moi en écoutant Kanye sur la route entre Palerme et Catane. J’ai un léger vertige. Jesus Is Born vient de paraître mais West n’est nulle part. Absolument absent de la pochette en forme de négatif de l’opus précédent, l’album est signé du seul Sunday Service Choir et s’apparente à un slow-burner de chants gospels à la gloire du Seigneur.

Je me laisse aller au rythme des chœurs grandioses du groupe mais ne peux m’empêcher d’y traquer une trace de leur fondateur, le disque compile des productions inédites et des réinterprétations de tubes de Kanye transfigurés, les titres s’enchaînent remarquablement mais mon esprit est obnubilé par le grand vide qui les éclaire.

Je repense à la Cour Carrée, à la mort des rois, à la vie des rois. Quand les logiques de rentabilité asphyxient la création et que la publicité règne partout, guère plus d’une semaine avant que le Président soutenu par Ye décide de cibler des sites culturels iraniens et moins de cinq minutes après qu’une nouvelle remarque sexiste ait fusé à quelques mètres de mon assiette, le Sunday Service s’époumone dans mes oreilles mais chante seul désormais. Kanye West vient de se sauver à son tour.

Quelle serait donc la forme de son effacement ? Aurait-il lui aussi imagé le spectacle de sa perte à la manière d’une conclamation, cette cérémonie antique au cours de laquelle les familles romaines se rassemblaient autour d’un futur défunt pour l’accompagner jusqu’à son dernier souffle ? À quoi ressemblerait la mise en scène de Kanye tournant le dos à Yeezus et renonçant, pour un temps au moins, à un culte bâti depuis plus d’une vingtaine d’années ? Outre quelques apparitions publiques, les derniers signaux de West ont été émis dans son clip « Closed On Sunday », diffusé à la fin du mois de novembre 2019.

Conçu avec Jake Schreier, ce film fondé sur une économie de dix plans tranche avec l’imagerie des débuts de Ye et vient compléter la vidéo de « Follow God » sortie trois semaines plus tôt, avec le père du rappeur en invité principal. L’action se déroule dans les deux cas à Cody, dans le Wyoming, où le couple West-Kardashian a récemment acquis un ensemble de ranchs éparpillés sur près de 2000 hectares.

Derrière ces paysages science-fictionnels se cache surtout la force symbolique de la propriété terrienne pour la communauté noire dans un Far West largement conquis par les black cowboys, comme le suggère le carton final de « Follow God ».

Les événements de la vidéo incarnent surtout le débat entre désir et satiété qui sous-tend toute la métaphore de « Closed On Sunday ». Le texte rumine en effet l’impossibilité de se rendre chez Chick-fil-A, une chaîne de restauration rapide américaine, pendant le jour du Seigneur, et décortique ainsi le dilemme éternel entre appétit et patience que la bouille de North, l’aînée des enfants West-Kardashian, viendra trancher en concluant le morceau d’un cri hystérique pour réclamer sa junk food coûte que coûte.

Le clip s’ouvre sur l’image d’un convoi de Sherp ATV arpentant les plaines du Wyoming. Cette première scène est prise depuis le coffre d’un autre véhicule tout-terrain, la composition tremble légèrement en remuant les teintes délavées du territoire désolé. Sans avoir eu le temps de deviner qui se trouve dans cette procession ni quelle est sa destination, une coupe laisse le champ libre à une nouvelle séquence en forme d’épiphanie pastorale.

Kanye West sera hagard au milieu du désert, et toutes les idoles disparaîtront.

Un zoom-out révèle la dynastie West-Kardashian assoupie et réfugiée dans une cavité minérale, les corps de North, Saint, Chicago et Psalm enchevêtrés et assoupis dans les bras de leurs parents. Kanye reste pensif à l’ombre de la pierre claire du massif et laisse Kim enfiler le costume de la matriarche absolue pour le plan suivant. Le visage fardé en full make-up et la silhouette engoncée dans une combinaison bicolore assez décontractée pour éveiller le soupçon d’un prototype Yeezy, elle guide ses enfants loin des sirènes de la convoitise malgré ses pas mal assurés sur ce sol sédimenté.

Kanye suit le mouvement en berçant son plus jeune fils toujours endormi. L’attention revient sur l’armada d’ATV parcourant toujours le paysage dans une ambiance chaotique. Un autre véhicule entomique ne peut s’empêcher de drifter en soulevant un petit nuage poudreux dans la pénombre avant de se garer.

Kris Jenner, la mère de l’incroyable famille Kardashian, s’extrait de l’habitacle et semble déboussolée par ce long voyage, puis Ye, le pilote, en sort à son tour, apparemment ému de retrouver tout ce beau monde. L’escadron s’est en effet arrêté pour relâcher à la nature des dizaines de proches du clan West qui se rassemblent rapidement autour d’un Kanye tout sourire pour une photo souvenir. Ces visages tantôt anonymes tantôt reconnus paraissent mal à l’aise dans ce long temps de pose avant que le plan ne vienne s’échouer sur la scansion du « No more livin’ for the culture, we nobody’s slave ».

Les notes délicates du début sont vite supplantées par des accords saturés et la caméra avance pour rejoindre un Ye désormais seul, livré à lui-même, debout au sommet d’un appontement rocheux. Le soleil décline derrière une montagne dressée à l’arrière-plan mais suffit à créer un contre-jour détourant les linéaments de l’idole.

Kanye toise le panorama alentour et lorsque le cadre finit par atteindre sa silhouette christique, Moïse prêt à recevoir les tables, le spectre s’agenouille doucement, dévie le regard puis ouvre les bras vers le ciel pour se rendre à la Providence et prier l’imminence de son éclipse. Le mouvement s’interrompt et abandonne le fidèle surexposé.

Voilà la dernière image. Le basculement est soudain et avant tout sonore. Pour la première fois, la musique et l’image coïncident, la diégèse de « Closed On Sunday » s’inverse et les visions jusqu’alors silencieuses du clip laissent place au Sunday Service Choir. Le groupe vient brusquement couper la parole à Mr West en reprenant à son compte les mots d’ordinaire entonnés par leur leader. Kanye est là mais se tait à présent.

Autour de lui, une centaine de choristes vêtus de tuniques beiges clame d’une seule voix le dernier couplet en accompagnant chaque phrase d’une danse exaltée sans susciter la moindre réaction de la silhouette en péril, toujours immobile au centre du cadre. Entre précision clinique et grandiloquence baroque, la caméra entame un dernier zoom-out pour inclure de nouveaux visages de ce Sunday Service Choir dont l’assemblée rappelle une gravure de Giotto.

Je regarde le visage démuni et sonné de Ye, la mâchoire desserrée et le menton haut, quand je m’aperçois tout à coup que nous y sommes. La fin est proche. J’y viens. Dans le grand catalogue des suicides médiatiques et de l’esthétique du deuil, quelque part entre Sarah et Britney, ce sont donc ces quelques secondes que Kanye a choisi pour changer de peau et mettre en scène son échappée.

L’issue sera celle-ci. West se tiendra droit au centre de la chorale, ses bras ballants dépassant d’une doudoune sans manche. Son visage calfeutré sous un hoodie bouffant tâchera de conserver un air stoïque mais peinera à dissimuler la détresse et l’épuisement, l’ultime transition, la vie d’après, le regret des lumières et la peur de la mort. Les secondes s’écoulent et chaque photogramme s’imprime déjà dans la grande archive des départs spectaculaires. Le regard se perdra au loin tandis que les chœurs reprendront à capella ce chant d’adieu puis, le spleen venant, il clignera des yeux et pincera ses lèvres, enfin perdu. Kanye West sera hagard au milieu du désert, et toutes les idoles disparaîtront.

 

Ce texte doit beaucoup aux regards complices de Matthieu Brion et Cléo Verstrepen.

Il a été publié pour la première fois le 24 janvier 2020 dans le journal AOC.


Théo Casciani

écrivain, plasticien