Littérature

La rude enfance, empire de la littérature – Histoire du fils de Marie-Hélène Lafon

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On pourra vous dire qu’il s’agit d’une saga de famille, et qu’elle court sur cent ans. De fils en pères et de pères en fils. Or, en explorant dans Histoire du fils ce qu’elle nomme elle-même « le rude pays de l’enfance », Marie-Hélène Lafon fait surtout éclore un monde sauvage et organique par le biais d’une langue implacable : il y a là comme un retour à la simplicité brute du plaisir littéraire.

On pourra vous dire qu’il s’agit d’une saga de famille, et qu’elle court sur cent ans. Que le récit est une boucle, où l’on finit avec l’évocation du début. Que l’on passe de fils en pères et de pères en fils, de silences en secrets et qu’à la fin, les pièces du puzzle s’assemblent. Que la petite histoire est traversée par la grande, et particulièrement par les deux Guerres mondiales. Que c’est un livre de la terre. Et que Marie-Hélène Lafon creuse avec ce treizième livre le sillon d’une œuvre de chair.

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Rien de tout cela n’est entièrement faux, et l’on peut en effet trouver dans ce livre une histoire racontée de 1908 à 2008, déroulant un fil qui court d’un petit enfant à son petit-neveu apprenant son existence cent ans après sa mort. Après bien des détours, des portraits, des lieux et des dates, et offrant à Histoire du fils ce qui semble être à la fois son prétexte et son sujet, la filiation. Mais rien de tout cela ne suffira à rendre compte de ce livre.

La rentrée littéraire nous voit abondamment parler d’ouvrages dits audacieux, de dispositifs, de ton, d’originalité, et l’on y mouline volontiers un « singulier » adjectivé à tour de bras (« une écriture singulière »). Il paraît alors un peu surfait d’ajouter un supplément à ces litanies promotionnelles ; mais il me semble impossible ici d’éviter l’obstacle en renonçant à le dire d’emblée : Histoire du fils est un livre qui suscite une admiration pure, et dont on aimerait garder le trésor au creux de son cœur.

Il y a d’abord le jeudi 25 avril 1908, le jour du premier chapitre qui s’ouvre avec les pieds nus d’Armand et se ferme avec son cri. C’est la scène inaugurale ou primitive, celle qui empoisonne la mémoire de son jumeau Paul, dont le livre déroule la vie par fragments, et avec elle, celle de sa descendance illégitime. Chaque chapitre s’ouvre ainsi par une date qui célèbre un événement : le dépucelage de Paul à l’internat par une infirmière intrépide de seize ans son aînée. Le mariage d’André, l’enfant de cette dernière dont Paul ignorera l’existence, élevé par son oncle Léon et sa tante Hélène. Les visites morcelées de Gabrielle, l’infirmière et mère d’André, à son fils qui l’attend sans la connaître. Le jour où elle a appris qu’elle était enceinte de Paul. Etc.

L’entrelacs de dates et de péripéties, tressé de manière non linéaire, avec de brusques retours dans les enfances, s’avale tout rond. On veut savoir, on veut connaître, on s’attache aux personnages, à cet André, enfant que Gabrielle a fait à Paul dans son dos, et qu’elle a fait, également, à sa sœur et à son beau-frère qui le recueillent, l’aiment, le choient. On suit la liberté conquise de Gabrielle, sa sensualité, l’éducation du corps qu’elle prodigue à Paul. Ils existent, ils sont là, nous les saluons lorsque nous les retrouvons évoqués par leurs proches. Et les cousines de lumière, l’eau et les rivières, les sensations ; les petits pieds nus de « l’enfant supplicié », pour qui tous sont identifiés par une odeur, et qui meurt de s’être précipité, fou d’amour, dans les jupes d’une servante affairée avec une bassine bouillante. C’est sans doute dans ce qu’elle appelle « le rude pays de l’enfance » que Marie-Hélène Lafon excelle le plus, dans cette vision du monde sauvage et organique restituée dans une langue implacable.

Ça, c’est la saga. Elle convoque à la fois l’Histoire, les générations, les relations entre hommes et femmes (avec ces deux personnages inoubliables que sont Hélène et Gabrielle, les deux sœurs dont l’opposition est quasi biblique, la mère douce et rurale d’un côté, le cheval sauvage enfui à Paris de l’autre), la sensualité et la sexualité de ces dernières en particulier. Et l’on pourrait relire à l’infini les pages concernant l’attachement de ces femmes aux êtres qui les occupent, à leurs corps qui les soignent et les épousent, sans que le mot d’amour ne soit prononcé.

Là où l’on attendrait un énième roman choral, Histoire du fils propose autre chose. Une narratrice qui sait tout, par laquelle parlent les personnages mais dont la voix domine, et qui tresse le fil du temps.

Mais si saga il y a, elle est indissociable d’au moins trois éléments structurels du récit, qui rendent son résumé bien insuffisant : une construction par dates alors que chaque chapitre est clairement centré sur un personnage ; un attachement constant aux sensations (odeurs, couleurs,  lumière) ; un récit ininterrompu (aucun dialogue).

Ce dernier point enfonce le clou posé par le premier. Là où l’on attendrait un énième roman choral, Histoire du fils propose autre chose. Une narratrice qui sait tout, par laquelle parlent les personnages mais dont la voix domine, et qui tresse le fil du temps. Quant à l’attachement aux sensations, il repousse la tentation naturaliste ou psychologique bien loin, et le livre bascule plus qu’à son tour dans des évocations poétiques bouleversantes, dans des formules désinvoltes, posées là, presque naturellement, et dont l’éclat luit encore aux yeux longtemps après leur lecture, comme lorsque le petit André, dix ans, voit une nouvelle fois sa mère opaque partir : « Le platane soupire. Sa mère s’éloigne ».

Le goût pour la saga, pour l’histoire, pour ses rebondissements et ses surprises, la familiarité que nous éprouvons pour ces personnages si nettement campés et avec quelle économie de moyens, est alors comme le sucre de surface sur un breuvage un peu plus âpre. Histoire du fils, titre doublement au singulier, nous l’indique dans son ambiguïté. Il ne recoupe pas l’histoire déroulée par le livre. Si l’on s’en tenait à ce dernier critère, on devrait l’appeler « histoires des fils et des pères », ou quelque chose de platement approchant. Non, c’est bien Histoire du fils et ce titre dit que derrière une narration qui virevolte, il y a quelque chose d’exemplaire. Ou d’archétypal, ou de tragique, on pourra convoquer nombre de références, et la narratrice l’explicite au cœur du livre : « Toutes les familles abritent dans leurs replis les plus intimes ces petits morts qui étaient le lot des temps, une sorte de tribut de chair fraîche et tendre payé aux dieux Lares des descendances pléthoriques. »

Les deux mots au singulier du titre nous donnent ainsi l’indice de ce que les structures du récit, cachées derrière une composition extraordinaire, explicitent : le personnage principal de ce livre, celui qui donne la solution à tout et transpire derrière les figures semées par Marie-Hélène Lafon dans sa chronologie sensitive, est celui de tous les grands livres. C’est le temps.

C’est ce qui extrait des limbes un enfant mort en 1908, et fait vivre ceux qui ne l’ont pas connu, mais dont la chair palpite encore de l’émotion de ses petits pieds nus, courant vers l’amour pur de ses cinq ans, et vers sa propre mort. En témoigne ce passage sur le souvenir : « Paul se souvenait sans le vouloir, ça remontait, ça le surmontait ; la prière du soir dans la grande chambre de l’étage, leurs deux lits à barreaux de part et d’autre du tapis bleu sur lequel la mère à genoux disait le Notre Père et le Je vous salue Marie, Armand à gauche, lui à droite, le chuchotis des prières mêlées comme une chanson de rivière verte sur un lit de cailloux. Remontent aussi, qu’il voudrait oublier dans le sommeil, un cri jeté dans le matin, les feulements de bête écorchée du frère longuement mort et les yeux fous de la servante fautive. »

Cet art poétique de la présence immédiatement sensible, qui troue le temps et l’espace, affrontant la mort en face et sans drame, rattache évidemment Marie-Hélène Lafon à une lignée d’écrivains dont l’héritage ici ne fait pas mystère, Colette et Giono en tête. Son pays, cartographié dans les lieux réels évoqués par ses livres, est d’abord celui de la littérature, comme nous le signifient à la fois l’exergue emprunté à un autre poète, Valère Novarina (« Le langage est notre sol, notre chair… ») et cette langue dense et mouvante qui parcourt le livre comme une sève.

Elle sait traverser avec une même intensité l’émotion d’un enfant, le désir d’un jeune homme et le trouble d’une vieille femme. Et son modèle puise au plus loin, dans l’Antiquité. Il est évoqué discrètement par le nom du domaine familial, « Chanterelle », relayé par la description d’André « dans la maison comme une chanson vive », jusqu’à l’adjectif « enchanté » qui apparaît dans les dernières pages. Histoire du fils noue la narration romanesque la plus accomplie avec le chant, ou l’enchantement, à l’origine de toutes les histoires, et de toute poésie.

Il faut dire le sentiment de reconnaissance que procure un tel livre. Quand une écrivaine témoigne d’une virtuosité telle qu’elle se fait oublier tant nous sommes happés par la volupté romanesque, il y a là comme un retour à la simplicité brute du plaisir littéraire.

C’est pourquoi nous refermons ce livre avec émotion et gratitude, et l’idée que, s’il est malaisé de définir ce qu’est la littérature, il y a là, à coup sûr, quelque chose comme l’une de ses manifestations les plus impériales.

Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils, Buchet-Chastel, août 2020, 176 pages.


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante

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