Cinéma

Une femme qui dort – à propos d’ Énorme de Sophie Letourneur

Critique

Comédie du renversement des genres, Enorme est aussi une mise à l’épreuve du cinéma. Comme dans La vie au Ranch (2010) ou Gaby, Baby Doll (2014), Sophie Letourneur met en scène une femme fatiguée, anomique, traversée par son art et par la vie, dont le salut repose sur la capacité à interpréter les signes ou non — ce qui est le travail même de la réalisatrice depuis ses débuts.

Le moins qu’on puisse dire est qu’Énorme n’est pas un film simple. Il ne se prête à aucune interprétation univoque, on sort avec un goût trouble de sa projection. La raison en est sans doute que son héroïne est la plupart du temps mutique, que ses motivations restent obscures aux spectateurs·trices. Contrairement à ce qu’indique son prénom, Claire n’a rien de clair – à moins qu’il ne faille supposer au contraire qu’elle est littéralement toute-claire, entièrement contenue dans sa surface et sans rien au-delà. Ce qui n’en pose pas moins, et de façon plus complexe, la question de sa « vérité » fictionnelle.

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Technique critique antique : réintégrer l’œuvre dans la série des films de l’auteure. On y reconnaîtra plusieurs thèmes récurrents depuis son premier court-métrage, La tête dans le vide (2004), dont la fatigue ou l’autonomie, mais déplacés et condensés, dilués, presque effacés et, paradoxalement, d’autant plus structurants.

Commençons par nous placer depuis la bêtise ordinaire du ou de la spectateur·trice : même si Enorme, comme son titre l’indique, se présente sous l’aspect d’une farce hénaurme – en plus de faire référence au ventre de l’héroïne –, le mélange de documentaire et de fiction sur lequel il repose tend, dans l’esprit du public, à le faire pencher du côté du « vraisemblable » ou du « réalisme » au sens technique. Le film s’est ainsi retrouvé dès sa sortie au centre d’une mini-polémique sur les réseaux sociaux, d’un moralisme à faire pâlir le procès de Mme Bovary et pilotée par un compte apparemment désireux de nuire à Marina Foïs : Enorme ferait l’apologie de la grossesse forcée et de l’entrave à l’IVG. L’acteur Jonathan Cohen a dû monter au créneau sur Twitter pour rappeler que les exactions de son personnage étaient ouvertement condamnées dans le film et désignées comme des délits.

Enorme est construit sur le principe du monde renversé.

Dire qu’une œuvre « condamne » ou « approuve » les actions ou discours de ses personnages suppose un génie herméneutique hors du commun, car comme demandait l’autre : « Qui parle dans le roman ? ». Quand en outre l’ironie fait des triples loops piqués, cela n’arrange rien. Mais notons au moins qu’Enorme est construit sur le principe du monde renversé, principe qu’il est difficile de ne pas apercevoir dès le début quand Fred (Jonathan Cohen) propose à sa femme Claire (Marina Foïs), pianiste de renommée mondiale, de lui faire une petite pipe, pardon, un petit cunni, pour la « détendre » après une journée de répétition. Au schéma « homme puissant ou célèbre dont l’épouse est la secrétaire et l’esclave », Letourneur oppose son renversement genré, avec un surplus volontiers pervers : le conjoint dans l’ombre de l’autre est ici aussi innocent que vampire. Fred absorbe littéralement sa femme, parle à sa place, voire prend sa place : dans une scène hilarante, une employée d’hôtel hollandaise, ignorant les genres des prénoms français et à qui elle a affaire, s’adresse à Fred en l’appelant « Claire Girard » et en déclarant à quel point elle est honorée de recevoir un si grand artiste. D’une certaine façon, cette absorption devient un principe matriochka : pour Fred, le bébé qui sera dans le ventre de Claire sera aussi, transitivement, dans le sien.

On connaît l’intrigue : comme les rôles genrés sont intervertis, Fred fait « un enfant dans le dos » à Claire. C’est lui qui a le désir d’enfant et elle le discours masculin du refus : « Notre situation, notre mode de vie ne nous permettent pas d’avoir un bébé ». Letourneur a pris soin d’expliciter psychologiquement le désir de Fred (son rapport à sa mère, sa révélation en tenant l’enfant d’un autre dans ses bras), mais, de Claire, on ne connaîtra que les déclarations formelles. On a d’une part un comique carnavalesque : il est plus facile pour une femme de renoncer à la contraception en cachette que pour un homme de berner sa femme sur cette question. Et d’autre part quelques questions en creux : et si c’était une femme qui désirait un enfant « toute seule » ou qui avortait « dans le dos » du père sans l’avertir ? Les situations ne sont évidemment pas sur le même plan, puisqu’il y a, aux yeux de la société et de la loi, dissymétrie du corps et des affects. Les rapports entre les genres, les complications du désir et du dépit, le marivaudage avec son renversement du faux en vrai, sont une partie essentielle du cinéma de Letourneur, que l’on retrouve entre autres dans les très beaux moyens métrages Manue Bolonaise (2005) et Roc & Canyon (2007). Mais on l’oublie quelque peu parce que l’aspect « bande de filles entre elles » triomphe dans des longs comme La vie au Ranch (2010) ou Les coquillettes de Locarno (2013).

Donc Fred « fait la femme » : il va suivre les cours d’accouchement sans Claire, connaît une sorte de grossesse nerveuse, jusqu’au malaise, puis élèvera seul l’enfant après l’accouchement. Avant cela, il s’occupait de Claire comme d’une enfant : lui préparait à manger, faisait sonner une alarme chaque jour à l’heure de sa pilule pour la lui donner, etc. , en plus d’être son manager et de prendre toute charge mentale possible et imaginable sur lui. Letourneur réussit avec ce personnage un mélange où la sympathie le dispute à la répulsion, un enfer pavé de bonnes intentions, un vieux bébé à l’égoïsme hurleur, dont la mécanique amibienne interdit de le juger moralement. Claire, on l’a dit, est plus mystérieuse : si la suractivité de Fred ne peut que susciter un trop-plein d’explications, la passivité est à l’inverse toujours insondable. Pour les amateurs de réalisme psychologique, on pourrait dire : Claire est une « nobod » ou une « nolife », polarisée sur la seule pratique de son piano. Et certes, on en connaît, dans la vie réelle, des musiciens qui semblent flotter au-dessus de leur corps, qui perdent leurs papiers, leurs lunettes et leur smartphone tous les mois, qui se trompent sans cesse de métro, oublient tout sauf de pratiquer chaque jour leur instrument. Une approche plus efficace consiste cependant à replacer Claire dans la lignée des héroïnes de Sophie Letourneur, et dans le système esthétique de cette dernière.

Letourneur franchit un palier concernant l’enregistrement du réel et sa collision avec la fiction.

Concernant l’esthétique, on sait que, depuis ses débuts, la réalisatrice pratique une forme de technique de doublage qui est aussi une doublure du réel — comme quand on dit « se faire doubler » : 1) elle enregistre des dialogues à la volée, auprès d’ami.e.s, de groupes d’inconnu.e.s puis 2) demande à ses comédien.ne.s de les redire exactement et 3) utilise pour ce faire une post-synchronisation ostentatoire, mise à nu en tant qu’artifice. C’était le cas de La Vie au ranch (2009) avec un climax pour Le marin masqué (2011), qui mêle plusieurs strates de narration avec les mêmes voix d’actrices à un niveau sonore toujours constant, si bien que récit et discours (sans aucun intérêt ni l’un ni l’autre, entre crêpes et amourettes ratées) s’emboutissent allègrement. Peut-être y a-t-il là deux recherches complémentaires : d’abord, une tentative de rendre « l’infra-ordinaire » de la vie humaine via un enregistrement de la banalité et du « mal-entendu », cocasse à force d’ineptie.

L’autre recherche est celle d’un régime de véridicité, que Jean Eustache a déjà essayé avec Une sale histoire (1977), où un récit exactement redit atteint à une vraisemblance supérieure à celle du récit documenté. On se rappelle que Michaël Lonsdale y raconte devant un parterre de femmes l’histoire d’un ami voyeur qui avait pris l’habitude, à la faveur d’un défaut dans la porte des toilettes de certains bars parisiens, d’observer les femmes « par le trou ». Mais la deuxième partie du film nous apprenait que la première était une fiction et qu’on assistait désormais à un documentaire, c’est-à-dire à la scène qui avait servi de base à la performance de Lonsdale : on retrouvait « l’inventeur » de l’anecdote, Jean-Noël Picq, disant le texte original – mais en moins bien. Moralité : la fable est plus « vraie » que l’Histoire, comme le notait Aristote. Ce système de doublage/doublure perdure dans Gaby, Baby Doll (2014) avec un effet de réverbération presque systématiquement ajouté aux voix en extérieur – contre l’usage cinématographique réaliste – et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’en passant au cinéma « bankable » d’Enorme, avec deux stars, la technique de la post-synchronisation atteint sa limite en devenant métaphore : l’héroïne est quasi-muette, doublée en permanence par son mari.

Concernant l’enregistrement du réel et sa collision avec la fiction, Letourneur a dans le même temps franchi un palier : elle a documenté certains dialogues (à la maternité en particulier) puis a fait donner la réplique à ses acteurs in absentia, réalisant là encore un presque interdit frankensteinien : filmer champ et contre-champ de façon indépendante. Par ce biais, elle retrouve un peu de l’idiotie morettienne : celle d’un personnage en scaphandre, ethnologue dans sa bulle, qui communique de travers avec l’extérieur, tout en observant le milieu dans lequel il évolue.

Imiter, répéter : n’est-ce pas une forme d’interprétation ?

Ce qui nous amène à replacer Claire Girard dans la lignée de ses prédécesseuses du point de vue « psychologique ». C’est en revoyant Gaby, Baby Doll qu’on a une intuition. Claire n’est-elle pas un avatar de Gaby ? Cette dernière souffre apparemment d’une sorte de dépression ou du moins de névrose fatigante, puisque son psychiatre lui a prêté sa maison de campagne afin qu’elle aille s’y reposer. Gaby n’a guère d’autre ambition que de dormir. Las, elle ne peut pratiquer cette activité passive et passionnante qu’accompagnée (elle souffre d’angoisses), ce qui lui fait ramener successivement chez elle tous les hommes du village, avec lesquels elle refuse de coucher : elle souhaite simplement qu’on veille sur son sommeil. On pourrait dire : c’est donc une sorte de bébé. Son psychiatre lui enjoint de devenir « autonome ». Mais pour l’instant c’est raté : ce que traduit la fatigue de Gaby, c’est plutôt un repli, une séparation (pour reprendre l’analyse de Handke) d’avec le monde. Mais sûrement pas une autonomie, qui est littéralement une « règle pour soi-même ». En remontant plus loin, on se rappellerait le côté « patate de canapé » des filles de Letourneur, laquelle, jouant dans Le marin masqué, y déclare aussi qu’elle a « pris trois lexo ». Eloge de la mollesse et de « la tête dans le vide ».

Claire pourrait donc simplement être une héroïne letourneurienne : anxieuse, anomique, fatiguée, réfugiée – ici dans la « répétition » à tous les sens du terme. Gaby montre une forme plus directe de cette névrose itérative : quand elle sort de sa passivité en rencontrant un homme qui lui plaît et qui l’emmène en promenade, elle ne comprend d’abord la possibilité de l’action que comme une forme de mimétisme : « il faut ramasser des fleurs ? » demande-t-elle après qu’elle l’a vu en cueillir une. Imiter, répéter : n’est-ce pas cependant une forme d’interprétation ? Une des choses curieuses qu’on ne peut s’empêcher de remarquer dans le cinéma de Letourneur c’est, d’une certaine façon, l’absence de sexe issu du désir. Dans Enorme, la sexualité de Fred et Claire est donnée pour hygiénique, utilitaire : elle sert à se détendre. Dans Gaby, elle est refusée ou immotivée (à tous les hommes qu’elle ramène pour la “veiller”, le personnage se refuse bien légitimement, sauf à un, sans qu’on sache pourquoi celui-là). Dans l’ensemble, peu de « scènes de sexe ». Quant au désir, s’il n’apparaît pas nul, il est comme empêtré. On a dit l’intérêt de la réalisatrice pour la question du dépit et le marivaudage : « je sais jamais ce qui est la réalité, ce qui est vrai ou pas vrai » déclare Gaby. Pour le savoir, il faut une épreuve. Tout se passe comme si la relation des genres était cette épreuve. Le désir chez Letourneur s’arrête souvent au bavardage infini sur l’interprétation des signes : on dirait un désir barthésien, acédique.

De ce point de vue, il est évident que l’interprétation des signes est aussi le travail continu de l’effacement des différences entre documentaire et fiction (« ce qui est vrai ou pas vrai »). Enorme quitte tout à fait le domaine du renversement et de la farce dans la dernière partie, celle de l’accouchement, où le.la spectat.eu.r.ice se surprend à pousser et suer en même temps que la protagoniste tant on n’avait jamais montré le « travail » de la parturition comme cela. Le film accouche, dans son moment le plus duplice, doublé, de sa vérité la plus sensible, de son autonomie plutôt que de celle de son héroïne (dont on ne saura rien).

Si bien qu’on dirait volontiers, pour parodier Duras dans C’est tout (1999) :

– Qu’est-ce qu’elle fait Letourneur ?

– Elle fait le cinéma.

Énorme de Sophie Letourneur, en salles


Éric Loret

Critique, Journaliste

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