Littérature

« Écrire fonde un nouveau royaume… » – sur L’Homme aux trois lettres de Pascal Quignard

Critique littéraire

Onzième volume du « Dernier royaume », L’Homme aux trois lettres parle de littérature, épelle, décortique la notion, cherche d’où elle vient, de quoi elle se compose, où elle mène et entraîne. Non pas cette littérature enfermée dans les histoires et les généalogies, les écoles, les tendances et les genres, mais celle qui s’écrit à vif, sur le motif en quelque sorte, par fragments, essais et digressions. « La littérature, est-il affirmé, fonctionne par ricochet dans les âges. » Mais avant tout, selon Quignard, l’écrivain ne peut rester sourd aux autres voix. Une disponibilité sans limite, et même une « oisiveté étrange », sont requises.

Le lecteur de Pascal Quignard, et notamment de son vaste ensemble commencé en 2002, intitulé Dernier royaume, est soumis, invité à partager une étrange expérience. Et cela presque à chaque page, à chacun des courts chapitres thématiques qui compose les onze volumes (désormais) de cette fresque. Une désorientation, ou une initiation – les deux en réalité – mais toujours à frais nouveaux, hors de toute règle établie, selon une ligne qui se dessine à mesure.

publicité

Ici, le présent importe infiniment moins que les méandres et les strates du passé, dûment nommés le jadis, source immense, réelle et/ou rêvée, à laquelle l’écrivain ne cesse de puiser et de s’abreuver, comme à l’« insaisissable antériorité dont chacun, à chaque naissance, émerge ». C’est d’ailleurs ce brouillage, cette superposition des points cardinaux temporels et spatiaux qui fait le charme et l’incalculable intérêt de cette œuvre, désormais fort abondante dans tous les genres et directions. Dernier royaume en étant comme la dernière extension, l’éventuelle synthèse (si ce mot a, ici, un sens), déployée en multiples ramifications.

Peu d’auteurs contemporains – à mon avis aucun – peuvent revendiquer de produire un semblable effet, à la fois sur le moment et dans la durée, livre après livre, selon un plan qui se dessine à mesure. Tel volume n’est pas écrit et publié pour résoudre les questions posées par le précédent. Bien au contraire, ces questions, l’écrivain les prolonge, les amplifie, les complique, les entrelace, leur donne de nouvelles lumières, et aussi pas mal d’ombres, découvrant des angles encore inexplorés. Même si un centre, un but, une visée existent bien, mais sans définition stable ou formulable.

Et d’ailleurs, Quignard ne cherche pas à s’établir là, à l’abri de ce centre, avec ses pensées familières, ses lectures favorites. Son souci est ailleurs, toujours ailleurs. Au-dessus, ou obstinément à côté. Plus loin. On peut l’imaginer en état de rêverie permanente, non pas une rêverie laissée


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

Rayonnages

LivresLittérature