Boire et déboires – à propos de l’album Boire de Miossec
Petit message aux plus jeunes d’entre vous. Pour écouter de la musique avant le streaming, il y eut le vinyle puis le CD. Et entre les deux, on utilisa ces petits objets fragiles, saturés et salvateurs : les cassettes. La cassette fut longtemps, avant les lecteurs MP3, le format-roi de la musique en mouvement, à emporter. On se faisait des compilations calées à la seconde près (on utilisait le format 90 minutes), pour soi ou pour celles ou ceux qu’on essayait de séduire. Pour nous épauler, on envoyait au front nos chansons préférées du moment. Ça ne marchait pas souvent : on avait déjà des goûts tordus.
La cassette, pour un fan de musique, fut synonyme de liberté, d’émancipation. On pouvait voyager, se promener sans abandonner la musique à la maison. On ne remerciera jamais assez l’inventeur de l’autoradio-cassette et du Walkman pour avoir autorisé la musique de nous accompagner partout, tout le temps.
Avec une poignée de copains de classe aussi fous de musique que moi, on enregistrait ainsi chaque soir l’émission de Bernard Lenoir sur France Inter. Le lendemain, on débriefait l’émission et souvent, on séchait les derniers cours pour courir acheter un album entendu la veille. J’ai longtemps ainsi connu la voix de Bernard Lenoir sur cassette. Quand je lui ai parlé pour la première fois, son timbre n’était pas le même, moins grave, plus écrasé, moins urgent. Mon magnétophone ne tournait pas à la bonne vitesse.
Pour sa première, Miossec imposait déjà sa présence : perturbateur, provocateur, trublion. Sa cassette était un virus. On ne s’en est jamais remis.
Une vingtaine d’années plus tard, devenu journaliste, j’étais régulièrement invité dans l’indéboulonnable émission du même Bernard Lenoir. J’étais chargé de défricher la musique anglaise, d’en ramener la crème de la crème, comme disent les Britons pas trop brexités. Je venais dans son studio, en ces années 90 fertiles, avec un sac rempli de 45 tours, de CDs. Les cassettes avaient été envoyées à la casse, à la retraite. Un soir de 1994, je venais pourtant avec une cassette, dont je m’étais sérieusement amouraché. Pour preuve : je l’ai chroniquée trois fois, dévotement. Cette cassette, une fois n’est pas coutume, ne venait pas de Grande-Bretagne, mais de Bretagne. Mais le chanteur lui, était grand. Avec peu de timbre, mais beaucoup de cachet.
Pendant des mois, je devins ainsi ambassadeur, missionnaire et idolâtre de Christophe Miossec, de ses maquettes de Boire. Comme tout bon ambassadeur en mission, je me retrouvais ce soir-là au cœur d’un incident diplomatique. Alors que Miossec s’offrait en direct sa première diffusion nationale, la cassette se bloqua, cassa et provoqua à l’antenne un silence paniqué. Que je comblais d’une vanne mauvaise sur l’état des équipements de Radio France. Immédiatement, les techniciens de la noble maison ronde menacèrent d’une grève sauvage, pour protester contre la remise en cause de leurs compétences. Pour sa première, Miossec imposait déjà sa présence : perturbateur, provocateur, trublion. Sa cassette était un virus. On ne s’en est jamais remis.
Je la faisais écouter à tous ceux qui passaient par mon bureau, que je partageais avec Serge Kaganski. Un jour où, l’un et l’autre étions absorbés par les routines quotidiennes, je laissais les neuf titres de la cassette tourner toute la journée sur un magnétophone en auto-reverse. A la fin de la journée, sortant de notre coma laborieux, mon collègue me demanda : « C’est quoi cet album ? Je vais aller me l’acheter. »
Quand je finis par téléphoner à Christophe Miossec chez ses parents, pour lui proposer un concert parisien et lui raconter ma passion pour sa musique, la conversation fut douloureuse. Un vrai dialogue de timides, ponctué de rires gênés, de silences embarrassés et de références éparses. On parla de groupes anglais comme Wire, dont il admirait la rigueur glaciale, métronomique dans un format pop. On évoqua quelques écrivains du peu, du non-dit, du dépouillement, tels Henri Calet ou Emmanuel Bove. Petit à petit se dessina les raisons de ma passion : Miossec faisait comme personne avant lui – même si son ADN comprend Etienne Daho, Daniel Darc ou Alain Bashung – du rock en français d’obédience anglo-saxonne. Pas vraiment du rock, mais une musique encore plus étrangère à notre mémoire collective : du folk-rock.
Un folk-rock engagé, enragé, comme le jouent si bien quelques Américains descendus de leur montagne la bave aux lèvres et le froc sur les chevilles. « Enregistré dans une chambre » était griffonné sur la pochette fait-main de la cassette. Et elle devait en avoir vu de belles, la chambre en question, pour à ce point résonner encore de baises glorieuses, de cafards carabinés, de nuits blanches, de gueules de bois massives, de fous-rires bêtes, de triomphes dérisoires, de phrases navrantes mais aussi d’écoute frénétique de musiques. Une passion, comme un outil de travail, que Miossec n’a jamais négligés depuis ses débuts, même 25 ans plus tard.
Non, Miossec n’est pas chanteur, c’est encore mieux : il est bluesman.
Cette cassette de Miossec, c’était à la fois un appel à l’aide et une lettre d’adieux. « Vous ne savez pas ce que vous avez manqué » aurait-il pu alors ricaner en démissionnant, le sourire éternellement en coin, le regard goguenard. Il aurait même pu rajouter « Bande de connards. » Car entre Miossec et Brest, qu’il chantera merveilleusement et souvent par la suite, c’est le divorce en cette année 94. Le chanteur a vendu ses instruments comme on scie ses racines, il s’apprête à abandonner les rêves dérisoires de chanteur de charme. A quoi bon avoir tant à dire, tant à écrire, s’il n’y a personne pour comprendre, pour écouter ?
Mais il a passé trop de temps dans les rades du quartier de Recouvrance pour savoir qu’au flipper, il y a parfois le miracle de l’extra-balle. Lui qui était prêt à tout plaquer doit défaire sa valise : un éditeur et une maison de disques ont fini par écouter ses chansons râleuses, mal élevées. Ses chansons, elles ont été réveillées par deux guitares sèches, punk, fiévreuses : celles des importants Guillaume Jouan et Bruno Leroux. Et là, c’est la première fois que des industriels de la musique répondent à ses cassettes. Ça tombe bien, il n’en a plus, et pas un centime pour en dupliquer une nouvelle salve. Il aurait dû faire tilt, il gagne finalement l’extraballe. Une rallonge de vie, du rabiot pour le couillon qui fait chanteur. Et ça dure, et c’est dur : onze albums plus tard, il continue de raconter ses déboires, à défaut de boire depuis qu’une maladie l’a arraché à son addiction.
En l’associant à une scène libérée par Murat, Daho, Christophe ou Bashung, en le liant prématurément à Dominique A ou Katerine, autres novices des années 90, on a fait une erreur d’aiguillage. Miossec n’est pas chanteur : sa voix compliquée, indomptable, douloureuse ne peut pas se plier aux joliesses. Miossec chante mal, chante mâle. Il possède comme Neil Young ou Will Oldham une voix ingrate, une voix qui gratte, qui érafle. C’est la voix, lourde de conséquences, d’un homme assailli mais debout. Miossec possède l’âme d’un vieux monsieur pas sage, qui continue de maugréer en regardant passer la vie, à pleurer quand le soleil se couche. Dès cette première cassette, il raconte ce qu’il voit, ce qu’il vit. C’est France 3 Bretagne, à hauteur d’homme, en direct des trottoirs, voire des caniveaux.
Non, Miossec n’est pas chanteur, ses phrases sont trop lapidaires, trop économes de recettes, trop cruelles ; il n’est pas non plus adepte du nouveau journalisme, une tentation de jeunesse, car il ne met en scène que ses échecs, son chaos, ignore la gloriole. Non, Miossec n’est pas chanteur, c’est encore mieux : il est bluesman. Son chant vient de loin et il déchire les tripes en remontant. Il fait du blues en ignorant les légendes remontant à une rencontre fortuite avec le diable. Dans le blues le ravit l’économie de poudre aux yeux, les mots qu’il faut arracher, comme une dent pourrie. Pour faire le plus de bruit dans un rock français calibré par les radios et déguisé par les créateurs, la cassette des maquettes de Boire refuse la batterie, le larsen, l’air du temps, le rock français. C’est du blues, du folk, la musique des gens, mais en version urbaine, tendue, nerveuse, castagneuse.
A ceux qui douteraient encore de la voix de Miossec, de sa précision diabolique, proposons deux tests. Le premier consiste à tenter de percer le mystère, comme chez Eminem, du placement de la voix, de ses mots étirés, de ses accélérations, de ses effondrements. On connaît des musicologues qui ont renoncé à dénicher ici des modèles répertoriés. Le second consiste à faire chanter du Miossec à une voix strictement technique, telles que celles produites à la chaîne par la télé-réalité. Ce chant d’apparence si simple, voire simpliste se révèle infernal à suivre, tant il est instable, idiosyncratique. C’est un chant limité : impossible de l’imiter. Car à l’intérieur de ces contraintes, la petite musique de Miossec n’est jamais minimaliste : il y avait même, c’est dire, de la trompette sur la cassette. Son incompétence, ou au moins son ignorance voire son mépris des règles, en ont fait son seul interprète possible. Sauf lorsqu’il sort de lui-même, écrit pour les autres, sur-mesure : Johnny, Jane Birkin, Axelle Red… Sans ses hoquets, ses haut-le-cœur, ses postillons, ses dégringolades : Miossec redevient alors Christophe Miossec, artisan en songwriting, société secrète à responsabilité limitée.
Qui d’autres pourrait faire rouler ses mots en bouche, comme un galet rugueux : « Toute la nuit bière sur bière/A la recherche d’un animal/Qui se laisserait faire/Pour qui ce serait égal /D’avoir un homme droit et fier/Ou un qui s’étale/Et qui jure contre la terre/ Et la mer et les étoiles. » Son chant à lui, dans toute son âpreté, sa fausse hostilité, reste une muraille de granit qui protège sa musique, sa radicalité, son humilité. Chanter ainsi, comme s’il vomissait de l’acide, comme s’il défiait l’amour au bras de fer, est un métier à risques, un job intense.
Ses chansons sont lui, il est ses chansons, sans distance, sans chiqué.
Miossec a payé le prix fort, cramant sa santé, devenant parfois la caricature de lui-même exigée par sa cour (des miracles). Il perdra de vue, comme un marin imprudent ne discernant plus la côte, l’innocence de ses maquettes de Boire. Sur sa douzaine d’albums, les moments les moins attachants sont ceux où Miossec délègue, déserte ses propres chansons, écoute les autres. Comme sur Baiser en 1997. Alors que sur les maquettes de Boire, il est prêt à se battre pour elles, elles incarnent une question de vie ou de mort. Ses chansons sont lui, il est ses chansons, sans distance, sans chiqué. Elles sont tellement enlacées à son âme qu’il n’est question de les perdre de vue ne serait-ce qu’un instant.
Quand, quelques mois après avoir reçu les maquettes de Boire, Miossec m’invitait à en découvrir l’enregistrement officiel dans un luxueux studio bruxellois, je me souviens encore de la fermeté de ses avis, de son assurance, de ses certitudes. Sous ses allures chétives, indécises, fragiles, il révélait une puissance de malabar. De son passage en studio, lieu où l’on aime tant raboter les imperfections, calibrer les chansons et normaliser les excentriques, Boire sortira finalement très proche de ses esquisses. Les chansons ont résisté, insolentes déjà.
Malgré son épure, son luxe discret (violons, piano) et son absence de batterie, Boire reste un album saturé. Miossec, qui au fil des albums, laissera de plus en plus d’espace à la musique, de moins en moins de place au bavardage, veut marquer son territoire. C’est la fureur de dire : il met des mots partout, les entasse. Et pourtant, les chansons sonnent juste, jamais bourre-pif ou verbeuses. « Quand on dit qu’on est auteur en France, ça écrase tout… J’ai l’impression d’écrire des mélodies super et d’être le seul à les entendre », me dira-t-il des années plus tard. Car mélodiques, même si éclipsées sous le verbe, ses chansons le sont déjà : on a longtemps chanté sous la douche les refrains de Boire, ces « Crachons veux-tu bien » ou « Regarde un peu la France ». Souvent, la douche était froide. Mais Miossec, conscient de ses limitations jusqu’au syndrome de l’imposteur, a depuis longtemps renoncé à une carrière pop, à un tube : il sait que l’un et l’autre lui seraient fatals.
C’est Jacques Brel, sur une cassette VHS, qui l’avait poussé au micro, au stylo. Jacques Brel, qui a mené une carrière obstinée et fondamentale sans jamais faire le Jacques pour distraire les hit-parades ; Jacques Brel qui tourna dans un film baptisé L’Emmerdeur ; Jacques Brel qui enregistra persiflant des scies comme « A Jeun », « La Bière », « L’Ivrogne » ou « Les Timides » ; Jacques Brel, dont la diction pareillement singulière, peut provoquer aussi de l’urticaire. Il n’en fallait pas plus à Miossec-le-jeune pour se reconnaître dans cette grande vie. « Le jour où j’ai vu ses adieux à l’Olympia, ça a été une révélation, je me suis retrouvé les larmes aux yeux, fier comme jamais de parler français. J’aimais son côté couillon, très exposé » me disait Miossec à Brest, il y a 25 ans.
On était là pour Boire, son meilleur album, sorti en 95, avec le dernier, Les Rescapés, enregistré en 2018. Entre ces deux sommets, beaucoup de virages, de carnages, de visages. Mais une constante : Miossec reste cet homme seul, face aux vents, aux tempêtes. Qui danse sous la pluie. A la tête de sa petite entreprise de chansons malmenées, il demeure le garçon rêveur, têtu, goguenard que l’on avait découvert sur une cassette, il y a vingt-cinq ans. « Je me suis fait tout seul, et je me suis raté » ment-il sur son dernier album. Dans un film de Mocky formidable (La Cité de l’Indicible Peur), un commissaire de police à front bas crâne : « Je me suis fait tout seul, je suis un no-man’s land. » Miossec s’est fait tout seul, il est un no-man’s land. Il faudrait être si fou, il faudrait être si fort pour y vivre.