Hommage

Le second rôle fait priorité – Michael Lonsdale (1931-2020)

Critique

Théâtre, cinéma, radio, télévision, dans chacune des situations générées par les centaines d’histoires auxquelles il a participé Michael Lonsdale, mort à Paris ce 21 septembre, aura apporté quelque chose de personnel – relevant de sa création à lui, de ses façons et non-façons à lui – une certaine manière de ne pas. Plutôt qu’un collectionneur de seconds rôles, il était un puissant créateur qui ajoutait quelque chose à la création des autres dans un périmètre qu’il délimitait clairement.

Né à Paris le 24 mai 1931 d’une passion fulgurante qui fera de sa mère une fugitive et de lui-même un enfant caché, Michael Lonsdale est décédé dans la même ville le 21 septembre 2020. Éduqué dans une sorte de frottement naturel des cultures et des cultes, il a grandi entre l’Europe du Nord et le Nord de l’Afrique, entre la langue dite maternelle (l’anglais, qui est la langue du père) et la « langue apprise » (le français, qui est celle de la mère), dans une forme de liberté qui le rendra étranger partout. La silhouette nonchalante et dégingandée de Michael Lonsdale, son filet de voix qui portait fort et loin pourtant, sa diction décalée de tous les usages, sont l’identité physique de cette étrangeté : l’entre-deux était son territoire.

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Entre Snobs (Jean-Pierre Mocky, 1961) et La Question humaine (Nicolas Klotz, 2007), Hibernatus (Edouard Molinaro, 1969) et India Song (Marguerite Duras, 1974), Baisers volés (François Truffaut, 1968) et Moonraker (Lewis Gilbert, 1979), ou encore L’Eveillé du pont de l’Alma (Raoul Ruiz, 1984) et Le Nom de la rose (Jean-Jacques Annaud, 1986), il est sans doute un peu délicat de chercher une règle ou une norme aux contributions de Michael Lonsdale au cinéma. Cette sélection fait apparaître ce que les médias appellent volontiers l’éclectisme d’un artiste dont la silhouette est familière non pas d’un public, ou du grand public, mais de tous les publics.

Au début des années 2010, le succès du film de Xavier Beauvois (Des hommes et des dieux, 2010), qui lui valut le César du meilleur second rôle en 2011, a rassemblé ces différents publics pour pousser vers une reconnaissance unanime un très grand acteur qui se mettait fort peu en scène dans les médias, et dont on mesurait peut-être encore mal l’importance dans l’histoire du théâtre et du cinéma. De fait, on ne sait pas forcément que Michael Lonsdale a travaillé au cinéma pour les plus grands réalisateurs (Marcel Carné, Marguerite Duras, Jean Eustache, Milos Forman, Joseph Losey, Manoel de Oliveira, Alain Resnais, Jacques Rivette, Raoul Ruiz, Claude Sautet, Steven Spielberg, François Truffaut, Orson Welles, Fred Zinnemann, etc.) et au théâtre pour les plus grands metteurs en scène (Jean Anouilh, Jean-Louis Barrault, Samuel Beckett, Peter Brook, Claude Régy, Jean-Marie Serreau, Laurent Terzieff notamment), tout en multipliant les lectures publiques, les enregistrements (pour la radio, livres audio, etc.), les dramatiques radiophoniques ou télévisées,  avant de s’adonner lui-même à la mise en scène…

Radio, théâtre, cinéma, télévision : récusant l’hypothèse de l’éclectisme d’un acteur-caméléon, capable de s’adapter à n’importe quel univers, et n’importe quelle façon de faire, il peut être utile d’inverser ici le rapport entre créateur et créature, auteur et personnage, réalisateur et acteur, directeur et interprète, en suggérant que, dans chacune des situations générées par les centaines d’histoires auxquelles il a participé, Michael Lonsdale apportait quelque chose de personnel – relevant de sa création à lui, de ses façons et non-façons à lui – une certaine manière de ne pas. Plutôt qu’un collectionneur de seconds rôles, Michael Lonsdale était un puissant créateur qui ajoutait quelque chose à la création des autres dans un périmètre qu’il délimitait clairement : refusant la récitation parascolaire des classiques en alexandrins, s’écarter des académies pour « faire le travail de [s]on époque ».[1]

Le moins que l’on puisse dire est que son époque l’a bien utilisé pour avancer.

À considérer l’ensemble de son parcours, on peut donc être frappé par le nomadisme de cet artiste passant comme si de rien n’était d’une discipline à l’autre, mais aussi d’un public à l’autre, entre culture populaire et recherches d’avant-garde – même s’il rejetait le terme, lui préférant celui d’ « originalité » : ce n’est pas le même personnage, mais c’est le même acteur qui foudroie K. à la fin du Procès d’Orson Welles (1962) depuis sa chaire de la Gare d’Orsay et qui, transformé en archange Gabriel, téléphone à Dieu dans Ma vie est un enfer de Josiane Balasko (1991), ou devenu moine à Tibéhirine, improvise devant une jeune fille dans Des Hommes et des dieux une conception de l’amour qui ne se limite pas aux relations entre deux personnes, et qui n’était pas du tout prévue dans le scénario…

Ces rapprochements nous suggèrent qu’au-delà d’un éclectisme en effet surprenant, s’actionne la plasticité d’une façon d’être et d’une façon de faire – qui le rendent capable de donner contenance à des personnages aussi disparates et improbables que Charles Dufaut (pour Jean-Pierre Mocky dans Snobs !), H. (pour Samuel Beckett dans Comédie), Monsieur Tabard (pour François Truffaut dans Baisers volés) ou le vice-consul de France à Lahore (pour Marguerite Duras dans India Song)… Avec la même exactitude irrécusable il impose l’évidence que son rôle, quel qu’il soit, il n’appartenait à personne de l’interpréter à sa place, et moins encore de le supprimer : second rôle fait priorité.

Marguerite Duras définissait, par le détour d’une image, l’énigmatique présence au théâtre de Madeleine Renaud : « pour régner sur ce sol-là » disait-elle, l’actrice entrait en scène comme en écartant une foule « pour faire son passage à elle ».[2] Pareillement, la présence de Michael Lonsdale s’impose d’abord par une économie corporelle singulière – un mélange de grâce, de lenteur et d’autorité qui lui donne cet air de ne pas être là tout à fait comme les autres, bien présent mais moins pressé, et tout à fait à l’écart, tout de suite, de tous les types et stéréotypes. Ensuite, on peut remarquer que cette présence s’exerce d’une manière intensive (être là) et extensive (durer dans la fiction) : son apparition suffit à donner à une scène sa couleur, qui tend à se propager pour modifier la luminosité du récit dans son ensemble, quelle que soit l’importance de son rôle.

Sans en avoir nécessairement analysé la formule, les spectateurs d’India Song, Moonraker, ou Baisers volés auront forcément profité de cette alchimie : les anomalies de son jeu, sans doute déterminées par un rapport particulier à l’improvisation, participent toujours d’une forme de justesse ou de vérité – au lieu de le faire dériver vers la pose, l’artifice ou l’affectation qui assèchent parfois le cinéma d’auteur. Sur la fin de son parcours, on pourrait énumérer quelques noms nouveaux. Bruno Podalydès (Le Mystère de la chambre jaune, 2003) ou Sophie Fillières (Gentille, 2006), Nicolas Klotz (La Question humaine, 2007), ou Xavier Beauvois (Des hommes et des dieux, 2010), Léa Fazer (Maestro, 2014) ou Bouli Lanners (Les premiers, les derniers, 2015) montrent qu’une nouvelle génération de cinéastes avait bien identifié le pouvoir exorbitant d’un acteur discret : quelques syllabes ou silences suffisaient à Michael Lonsdale pour faire pencher l’axe des pôles, et modifier l’ordre du monde.

On peut comprendre qu’India Song (1975) soit en quelque sorte le « rôle de sa vie ».

Sans du tout se vanter de ce pouvoir, Michael Lonsdale l’attribuait à sa formation au côté de Tania Balachova – dont la méthode s’inspirait de Constantin Stanislavski et de Charles Dullin. Ce qu’il guettait dans le travail, c’était le seuil où précisément les préparatifs et les répétitions s’effacent en faveur de l’improvisation : non pas une spontanéité innocente, mais une ignorance acquise – ancrée dans un corps tranquille et conscient de sa force, conduisant au geste juste, et par contrecoup au dérèglement des codes de genres et des grilles d’interprétation. C’est pourquoi parmi les jalons importants de sa carrière, il signalait volontiers ses collaborations avec des auteurs comme Marguerite Duras, Claude Régy, Jean Eustache, Jacques Rivette, mais aussi François Truffaut, ou plus récemment Xavier Beauvois. C’est également le moment du « lâcher prise » qui faisait son admiration pour certains grands maîtres en peinture : il évoquait dans ces termes l’évolution du Titien, de William Turner, de Georges Rouault – et de Pierre Bonnard surtout dont il est facile de rapprocher sa propre production picturale, intense, lumineuse, et sans égards pour les modes et les genres.

Très pauvre en nostalgie ou ressentiment, Michael Lonsdale évoquait cependant un regret : dans l’adaptation cinématographique de Bartleby, où Maurice Ronet lui avait confié en 1976 le rôle du directeur de l’étude notariale, il aurait préféré interpréter le personnage de Bartleby lui-même – le copiste dont l’action principale était de refuser l’action, en répondant, à chaque directive, par cette phrase incomplète : « J’aimerais autant pas ».[3]

On peut comprendre qu’India Song (1975) soit en quelque sorte le « rôle de sa vie ». Interprétant le vice-consul de France à Lahore, en disgrâce à Calcutta pour avoir tiré sur la misère dans les jardins de Shalimar, Jean-Marc de H. tombe amoureux de la femme de l’ambassadeur de France, Anne-Marie Stretter : entre eux s’accompliront une danse, deux discussions, et « pour que quelque chose ait eu lieu entre nous », un hurlement que l’on ne verra pas – puisqu’il est poussé hors-champ – et qui restera sans suite.  Outre le fait que l’histoire du vice-consul et d’Anne-Marie Stretter se superposait idéalement à celle de Michael Lonsdale et Delphine Seyrig, le rôle impliquait une combinaison très particulière d’absence et de présence, de violence et de douceur, de respect de l’étiquette et de transgression. Marguerite Duras avait fait travailler Michael Lonsdale jusqu’à l’effacement de la psychologie, jusqu’à l’oubli de la personne, exigeant que, dans la rumeur homogène de l’ambassade de France à Calcutta, sa voix à lui « sonne faux » : c’était bien, dans un autre sens, le rôle de sa vie en effet.

Le lieu de vie de Michael Lonsdale était en quelque sorte le creuset de son œuvre : atelier de peinture, bibliothèque, mais aussi lieu de tournage (le déjeuner chez les Tabard dans Baisers volés) et de répétition, il occupait depuis l’après-guerre un grand appartement place Vauban. Au fil des années, la raideur bourgeoise de l’architecture et des agencements intérieurs s’était dégradée, défigurée par la montée progressive des livres, documents, scénarios, photos de tournages et de plateaux. Suivant des méthodes de rangement et de stockage difficiles à comprendre, ces documents s’amoncelaient un peu partout sous la forme de piles tremblantes et d’entassements informels – qui, adossés à des falaises de livres et de manuscrits, ont fini par redessiner tout à fait la géographie d’une sorte nouvelle d’appartement témoin. Dans ce désordre soigné, la mémoire facétieuse et les petits pas circonspects de Michael Lonsdale parvenaient toujours, miraculeusement, à se frayer un passage – « ça y est, j’ai commencé à ranger », répétait-il depuis presque vingt ans. Au milieu de ce labyrinthe bordé d’histoires, de mots et d’images, on ne pouvait s’empêcher de penser que la vie de Michael Lonsdale était faite de la vie des autres : devenue la vie des autres.

NDLR : Jean Cléder a publié en 2012 un livre d’entretiens avec Michael Lonsdale aux éditions François Bourin


[1] . Voir sur ce point : Michael Lonsdale, entretiens avec Jean Cléder, Paris, Éditions François Bourin, 2012, p. 61 et suivantes. Sauf précision, les expressions entre guillemets sont empruntées à ce livre.

[2]. Marguerite Duras explique cela dans le très beau film de Michelle Porte : Savannah Bay, c’est toi (1982). In extenso : « Dès qu’elle sort du rideau, elle marche dans une foule, un rapport de force s’établit dès qu’elle apparaît . Et je vois chez Madeleine une sorte de capacité d’écrasement, d’écartement de la foule pour faire son passage à elle : c’est ce que j’appelle la présence, qui est une notion effectivement très mystérieuse. »

[3] . « I would prefer not to » dans le texte de Hermann Melville (1853).

Jean Cléder

Critique, Maître de conférences en littérature générale et comparée à l'Université Rennes 2

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Notes

[1] . Voir sur ce point : Michael Lonsdale, entretiens avec Jean Cléder, Paris, Éditions François Bourin, 2012, p. 61 et suivantes. Sauf précision, les expressions entre guillemets sont empruntées à ce livre.

[2]. Marguerite Duras explique cela dans le très beau film de Michelle Porte : Savannah Bay, c’est toi (1982). In extenso : « Dès qu’elle sort du rideau, elle marche dans une foule, un rapport de force s’établit dès qu’elle apparaît . Et je vois chez Madeleine une sorte de capacité d’écrasement, d’écartement de la foule pour faire son passage à elle : c’est ce que j’appelle la présence, qui est une notion effectivement très mystérieuse. »

[3] . « I would prefer not to » dans le texte de Hermann Melville (1853).