Littérature

« J’aurais voulu être un.e artiste » – sur Térébenthine de Carole Fives

Critique

Tableau du sexisme et du snobisme régnant dans un certain milieu de l’art contemporain, Térébenthine de Carol Fives invite le lecteur à un « pas de côté » et à méditer un double effacement : celui de la femme et celui de la peinture. Grâce au dialogue, omniprésent, l’autrice croque les personnages par leurs manières de parler, par le fil de leur pensée : à y regarder de plus près, c’est plutôt du dessin que de la peinture. Simples coups de crayon, allant du tendre à la caricature en passant par la colère ou le flottement.

Tableau tout en dialogues du sexisme et du snobisme régnant dans un certain milieu de l’art contemporain, Térébenthine poursuit la tâche que semble s’être fixée l’écrivaine de revendiquer la liberté et le « pas de côté », le décentrement du regard genré contre son renversement et le militantisme identitaire. Elle traque en particulier les alliances objectives entre demi-habiles, dont la seule arme est l’intimidation intellectuelle.

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Marlene Dumas, Shigeko Kubota, Agnes Martin, Annette Messager, Miss. Tic, Yoko Ono, Orlan, Gina Pane, Niki de Saint Phalle, Cindy Sherman… Nous sommes il y a seize ans, dans une École des Beaux-Arts du Nord de la France. Ces quelques noms sont ceux d’artistes oubliées du cours de monsieur Urius, professeur d’histoire de l’art. Quand une élève, Lucie, pointe l’absence des femmes dans son corpus d’œuvres, Urius déclare benoîtement avoir construit celui-ci « en ne retenant que les jalons essentiels » – comme par hasard exclusivement produits par des hommes. Il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour qu’il prétende qu’il n’y a pas de « grand.e » artiste au féminin.

S’en suit une dispute entre élèves : ceux qui sont contre ce qu’on appelle alors la « discrimination positive » (« on ne va pas programmer des femmes juste parce que ce sont des femmes, ce serait complètement stupide »), ceux.elles qui voudraient qu’on relativise cette histoire mâle et blanche, qu’on sache d’où ça parle (comme on disait encore trente ans plus tôt) et enfin ceux.elles qui s’en fichent et attendent simplement que le cours continue. Décontenancé par la remarque, Urius propose à Lucie de présenter un exposé sur les femmes artistes la semaine suivante, avant de reprendre son laïus sur Yves Klein et ses Anthropométries, concluant en toute ignominie : « la présence des femmes [y] est cette fois plus prégnante, pour le plus grand bonheur de votre collègue Lucie ».

Ce qui suppose probablement à la fois un abandon de la notion d’« art » et une révision des méthodes en histoire de l’art, de la littérature, du cinéma, etc.

On pourrait coller ici le célèbre tract des Guerrilla Girls de 1988. Deux des Avantages d’être une artiste femme sur lesquels ironise le texte accompagnent à point Térébenthine : « Être sûre que, quel que soit le genre d’art que vous produisiez, il sera étiqueté féminin » et « Apparaître dans les versions révisées de l’histoire de l’art ». Contre cette seconde « fatalité », la solution, ce n’est évidemment pas de faire de la place aux femmes dans le corpus d’Urius, mais de virer ce dernier, brûler les histoires fondées sur les hiérarchies et laisser s’exprimer des récits différents, par-delà le binarisme de l’opposition genrée.

Ce qui suppose probablement à la fois un abandon de la notion d’« art » et une révision des méthodes en histoire de l’art, de la littérature, du cinéma, etc. en leur appliquant par exemple le pragmatisme de l’École des Annales, laquelle n’a pas attendu la rengaine de la « non linéarité » pour en donner les bases épistémologiques : c’était il y a un siècle. Donc non pas des « versions révisées de l’histoire de l’art » mais, plus ou moins, une révision de l’histoire comme version de l’art.

L’autre citation, concernant l’étiquetage genré, renvoie à la même scène déjà citée du roman : après avoir dénoncé le manque de femmes dans l’histoire récitée par Urius, Lucie s’attaque aux stéréotypes dans lesquels se cantonnent certaines artistes femmes, voire certaines se déclarant féministes : « Retournez à vos broderies porno ou à vos vidéos sur la mode, la boulimie ! Désolée, mais on a peut-être autre chose à dire… » Il ne s’agit pas de renverser le regard, mais bien de le décentrer.

Dans son précédent roman, Tenir jusqu’à l’aube, Carole Fives mettait en scène une femme qui ne se résout pas au contrôle économique et psychologique que la société exerce sur les mères célibataires. Dans celui d’avant, Une femme au téléphone, c’était une mère qui soûle sa fille via un combiné : double portrait en creux de figures un peu sonnées. Et encore avant, C’est dimanche et je n’y suis pour rien, le deuil insistant d’une femme qui part à la recherche de son premier amour, mort quelques lustres plus tôt. Dans tous les cas, une forme d’attachement difficultueux, une culpabilité qui empêche d’avancer, et des personnages refusant de se comporter « comme il faut ». On trouve de-ci de-là des bribes autofictives : la formation de Carole Fives en arts plastiques, qu’elle a pratiqués et enseignés, sa mère, son fils, le Nord…

Récemment, l’auteure indiquait sur Facebook : « Il y a trois ans, en août 2017, mon prof de peinture aux Beaux-arts se pendait devant une de ses toiles. Sa femme était retrouvée morte à ses côtés. Comme tout leur entourage, j’ai cherché à comprendre ce qui s’était passé. Puis j’ai renoncé. C’est alors qu’a pu débuter l’écriture de Térébenthine… » Cet enseignant, Iskander Nougmanov dit Déric, devient dans la fiction Luc Chancy. Et aussi un condisciple de la narratrice. Changement d’échelle. Il peint des îles, des étendues d’eau, des sortes de rave parties à « la palette fauve, d’un expressionnisme sous acide ». On apprend son suicide à la deuxième page, avant un immense flash-back.

Certains ont supposé que Natacha Nougmanov ne s’était peut-être pas abolie comme son mari, mais avait été victime d’un féminicide conjugal.

Contre cette coercition aussi molle que pernicieuse, la peinture est ici symbole de « résistance » et de liberté absolue.

Si elle ne creuse pas cette hypothèse, Carole Fives n’en nourrit pas moins son roman puisque celui-ci traite d’un double effacement : celui de la femme et celui de la peinture, pointé dès la première page (oubli des peintures figuratives de Duchamp et oubli que l’urinoir Fountain pourrait être d’Elsa von Freytag-Loringhoven). Si la femme manque à l’enseignement de l’histoire de l’art, la peinture est quant à elle bannie de l’enseignement pratique. D’où le titre : Térébenthine, car les malheureux étudiants qui osent encore faire des figures, et qui plus est sur une toile, sont désignés par leur odeur de solvant, et relégués dans les caves de l’école d’art. La mode à l’époque est à la vidéo, à l’installation, à l’art conceptuel. Le prof de peinture, dépressif, n’a pas été remplacé, et pour apprendre le dessin, c’est en cours du soir à l’extérieur que cela se passe. Luc, Lucie et la narratrice forment ainsi un trio pestiféré à l’huile, dont le livre suit les dépits amoureux et créatifs.

Un des sommets de la satire est atteint quand la narratrice délaisse duplicement la peinture pour une parodie d’installationnisme : il faut bien passer en deuxième année. « Il s’agit de poupées gonflables chaussées de lunettes, lisant Emmanuel Kant. Critique de la faculté de juger, plus précisément ». Elle expose les mannequins de sex-shop sur des chaises bistrot autour d’une table et « rhabillées pour l’occasion […]. Les enseignants n’en reviennent pas. Quelle bonne surprise ! En voilà une force de proposition ! Qui questionne la sculpture, le masculin/féminin, c’est vraiment passionnant. Et quel en est le titre ? Poupées regonflées, tout simplement ! Tu rassures les enseignants, non, non, ce n’est pas une œuvre féministe, il ne s’agit pas de libérer la femme mais simplement de rhabiller les poupées gonflables. Tout le monde se réjouit de voir que tu es enfin passée à des pratiques plus réfléchies que la peinture ».

Il ne faudrait évidemment pas croire que Térébenthine se moque de l’art contemporain ni même de ses modes. C’est plutôt après les demi-habiles que Carole Fives en a, et l’intimidation intellectuelle qu’il.elle.s font régner. Contre cette coercition aussi molle que pernicieuse, la peinture est ici symbole de « résistance » et de liberté absolue.

Et puisque meurtre de la femme et de la peinture sont liés, il n’est pas innocent (alliance objective) que l’écrivaine ait fait incarner la haine du pinceau dans un personnage féminin, celui de Véra Mornay (on appréciera l’onomastique, entre mort-né et la pauvre Molnár), terreur enseignante de l’école qui jouit d’une « petite renommée » et semble n’avoir d’autre but que de « briser » les aspirant.e.s-artistes en désignant leurs travaux comme des « merdes » ou, pire, en leur conseillant d’aller plutôt voir du côté des « arts appliqués ». Car Véra Mornay est une caricature de snobisme, que Carole Fives a un peu animée comme l’Edna Mode de Disney – avec en bonus une clope au bec.

Mais si l’on veut savoir ce que pensent vraiment les élèves d’elle, du moins ceux qui, comme la narratrice, ne tombent pas dans les rets de sa coterie, ce n’est pas compliqué : elle « peine à exister sur la scène artistique française. La preuve, elle se voit obligée de parcourir plus de 500 kilomètres aller-retour en train de Paris chaque semaine pour venir faire la prof. »

Oui, ce genre de jugement est cruel, lecteur.ice, mais ne te suicide pas, on est tous dans le même cas, ces enfants sont bien ingrats – et puis Mallarmé était prof d’anglais, hein, allez, je te ressers un whisky ? Heureusement, Mornay, malgré son nom, participera indirectement à la renaissance de la narratrice, on ne peut en divulgâcher plus.

À côté de ce type d’abus mental, il y a pire : le harcèlement sexuel. Il est représenté par un autre « type » d’enseignant, Jean-Pascal Lequenne, théoricien et universitaire. La narratrice en a hérité comme tuteur pour son mémoire de troisième année. Assez vite, le « chercheur » quinquagénaire délaisse l’esthétique pour l’intime : « Jean-Pascal et toi, vous allez parler cul désormais. À chaque fois que tu le croiseras, il te demandera comme un signe de connivence si tu es toujours amoureuse, si ça se passe toujours bien avec Daniel, et à chaque fois, il te redira à quel point entre sa femme et lui c’est l’enfer. » Le tout généralement accompagné d’une main sur le genou. Jusqu’à une tentative de viol, après la soutenance, et le dépôt de plainte au poste de police. Là, on considère la narratrice presque comme la coupable, parce qu’elle a « accepté de [se] faire raccompagner par un conducteur ivre » et qu’elle a légèrement blessé Lequenne en se défendant : « Si je comprends bien, c’est lui qui a des séquelles, pas vous ? »

Ici, on est frappé par l’omniprésence du dialogue, qui permet de croquer les personnages par leurs manières de parler, par le fil de leur pensée.

Si elle repose sur une « technique mixte », comme elle l’écrit elle-même, l’efficacité des romans de Carole Fives tient à un genre plus facile à repérer sans doute qu’à mettre en œuvre : l’adresse. Dans Une femme au téléphone, le principe était poussé à bout, puisqu’on n’entendait que le discours d’une mère s’adressant à sa fille, sans aucune réponse de cette dernière. Ici, on est frappé par l’omniprésence du dialogue, qui permet de croquer les personnages par leurs manières de parler, le fil de leur pensée : c’est plutôt du dessin que de la peinture. Simplicité redoutable, à registre variable, du tendre à la caricature en passant par la colère ou le flottement. Comme au théâtre (ou au cinéma), les personnages s’adressent les uns aux autres et, du même coup, aussi à nous. Et la narratrice se parle à la deuxième personne du singulier, nous incluant plus encore dans ces moments de vieille adolescence qu’elle met en scène.

Car Térébenthine est aussi un formidable tableau de la jeunesse et de ce moment plein d’élan où tout le monde se croit (et se trouve) artiste : « Tu filmes tes amants endormis, tes amants habillés en femmes, tes amies habillées en hommes, tu filmes vos soirées dans les escaliers des Beaux-Arts. Tu filmes tout ce que tu vois, puis tu visionnes, tu coupes, tu choisis. Tu emportes ta caméra dans les bars, en soirée, en discothèque. Tu filmes les corps dansants, les corps s’enlaçant, les corps fuyants. Tu apprends la lumière, le cadrage, tu aiguises ton regard. Il n’y a rien à dire, tant à montrer. »

Être Rimbaud à dix-sept ans c’est facile ; le plus dur est de le rester. Variante : « Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet » (Cocteau). La dernière partie du roman, située dans « l’après » Beaux-Arts, déc(h)ante ce bouillon de culture estudiantin. Moins exalté, il fait la part du malheur et du bonheur, trie les choses de la vie. Luc se suicide dans sa recherche obsessionnelle du sens (« Si j’avais su, j’aurais raté ma vie plus tôt ») et la narratrice devient – ce n’est pas une surprise, mais on avait entre temps perdu de vue la part autofictive du roman – écrivaine.

Carol Fives, Térébenthine, Gallimard, août 2020, 176 pages.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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