Méthodologie de surface – à propos de l’exposition « La Vie des tables » au Crédac
Un drôle d’objet traîne sur le plateau dédié à la présentation du travail de Thomas Teurlai dans l’exposition « La Vie des tables »[1] à Ivry-sur-Seine. Il s’agit d’une œuvre réalisée pendant le confinement au sein de l’atelier collectif du Wonder installé à Nanterre. P.A.P.R (Powered Air Purifying Respirator) réunit pêle-mêle un Baise en ville composé entre autres d’un ventilateur, d’un thermos et d’une batterie au lithium, d’un Bâton de peste sous-titré « prothèse auto-désinfectante » ou encore d’un Piège à rat, qui associe une sangle à cliquet et une mâchoire de chien en fonte d’aluminium.
Cet improbable assemblage illustre avec brio l’étonnante entreprise du Crédac en cette rentrée artistique. Elle annonce le projet mené par son équipe dans le bâtiment de la Manufacture des Œillets : des « sculptures d’usage » qui racontent notre traversée récente, dans une période à sa manière survivaliste.
Pensée comme une réponse à l’incertitude de notre temps, « La Vie des tables » réunit une cinquantaine d’artistes et propose à chacun de présenter, comme bon lui semble, une table de travail : « l’endroit où les intuitions prennent forme ». Festival des tables au temps du Covid, il s’agit par là de réunir une famille d’artistes, de pensée mais aussi ceux qui font la recherche sur l’art au temps présent avec ses incertitudes, ses peurs et ses incompréhensions. Le fait est que la récente période nous a moins amenés à questionner l’art que l’habitat et ses moyens de production, le rapport à notre confort au travail. C’est le sujet de cette exposition : les tables, le travail, l’intérieur, le domestique et notre sentiment à son égard.
Une autre manière de parler du « comment habiter » et du « comment produire ». Organisée en partenariat avec le Festival d’Automne 2020, La Vie des tables tend à reconfigurer les manières de faire qui nous ont accompagnées durant ces derniers mois. En cela, la démarche curatoriale de l’équipe du Crédac se résume en un triple énoncé : penser la table d’abord comme lieu de travail, cet espace qui est parfois le seul lieu que l’artiste peut occuper et où il peut travailler ; ensuite comme refuge, cet espace de l’échange et du partage ; et enfin comme établi, là où l’artiste producteur est amené à décliner une pensée, une approche.
Les voyages immobiles et les plaisirs solitaires
Dans Chez soi, publié en 2015, Mona Cholet nous invite à penser l’espace domestique comme un espace de singularisation, comme un lieu d’appropriation politique qui questionne « la racine de l’introspection », affirmant un modèle de construction de soi avec ses objets, son mobilier. En cela, la table que nous avons regardée, qui nous a construits pendant les longues semaines du confinement devient ici table d’opération, socle, table à langer mais aussi table de cuisine. Pour Flora Bouteille, cet espace est la table de montage : en effet, l’ensemble d’œuvres intitulé De fausses armes dans la vie, de vraies armes dans les images (2020) construit un univers cinématographique en attente d’activation. Il se fait le lieu de la réalisation et de l’enchainement entre un pistolet, une image, un livre et une photo. Ainsi, se réaliser chez soi, dans son espace domestique, telle est la piste lancée par l’artiste, toujours dans la perspective d’échapper aux injonctions sociales. Le domicile devient un lieu de déresponsabilisation, de recueillement et d’introspection.
L’exposition « La Vie des tables » évoque la précarité des artistes, qui touche particulièrement les femmes et les jeunes avec un possible cumul. En citant en ouverture de son projet Get the message, a decay of art for social change (Dutton, 1984) de l’activiste Lucy Lippard, Claire le Restif, directrice du Crédac, nous rappelle que le confinement fut, comme pour tout secteur professionnel, un miroir grossissant des inégalités de genre et de classes sociales. L’œuvre de Clovis Maillet et Louise Hervé, comme d’autres, s’inscrit dans cette perspective d’un féminisme matérialiste et les artistes de mettre en scène un voyage immobile sous les traits d’un rendez-vous manqué avec la Biennale de Busan en Corée du Sud. Elles exposent la maquette Un verre d’eau (2020) une exposition minuscule, domestique et protocolaire réalisée en préparation de son installation. L’œuvre scrute et décrit les agissements d’une communauté de plongeuses coréennes (les Haenyeo) dans un aller-retour avec la France et son improbable pendant vendéen. Un verre d’eau est une maquette réalisée à la maison, dans la cuisine, en famille, via Zoom, entre l’ailleurs et le chez soi.
Une autre production « maison » se trouve sur la table de Jean-Charles de Quillacq : Boyself (la collaboration). L’œuvre est réalisée à partir d’un kit de fabrication de godemichets sur mesure qu’il applique de manière quotidienne sur sa verge et dont quelques dizaines d’épreuves sont présentées ici. L’artiste nous expose un angle mort de l’autarcie du confinement, la masturbation et le moulage devenant « les documents d’une sexualité recluse ». Il n’a rien produit d’autre durant la période de confinement, un temps de séparation physique qui n’a pas fermé sa petite entreprise.
Une communauté artistique
« La Vie des tables » se présente à nous comme l’exposition d’une scène. Celle-ci est montrée dans l’espace affectif d’un lieu et en tension avec la force prospective d’une direction artistique comme avec les artistes qu’elle accompagne. En cela, la liste des auteurs participants nous permet de ressentir l’intensité de cette communauté française et parisienne dans sa dimension notamment intergénérationnelle, et cela en dialogue avec quelques artistes européens. Ceux qui participent à l’exposition sont pour la plupart des artistes confirmés, habitués à parcourir l’Europe et le monde pour participer aux grands rendez-vous de l’art qui se font aujourd’hui « d’avant ». Ainsi, il y a dans « La Vie des tables » le limon d’une communauté artistique politisée unie par un questionnement radical sur le « comment produire aujourd’hui ». Il s’agit également d’une communauté que l’on peut qualifier d’affective, portée par certaines galeries et certain.e.s commissaires d’exposition, et qui illustre bien la place centrale qu’occupe aujourd’hui ces paysages artistiques français.
Les démarches artistiques en présence jouent sur une variation autour des « arts de la table », sur une posture diablement française. Comme vu en introduction, les œuvres appartiennent aussi à cet interstice du printemps dernier et comme l’explique la commissaire de l’exposition : « Ce projet s’adapte ainsi à la réalité. Il s’accommode des contraintes liées aux distances et il actualise par nécessité et par jeu le mail art. (…) Ce “mouvement” a annoncé la notion d’attitude comme objet, idée fondatrice de l’art contemporain des années 1970 et qui reste aujourd’hui un enjeu valide. » Cet avant-propos éclairant de Claire Le Restif témoigne des transformations sociales comme de la frontière ténue entre le dedans et le dehors. Elle se construit également en miroir des pratiques domestiques des réseaux sociaux et de retrouver, dès lors, la signification de l’isolement elle-même centrale dans la pratique artistique.
Des œuvres matrices
En se soumettant à l’exercice contraignant d’une présentation codée, les artistes feignent de revenir à la « table de recherche » du diplôme de l’étudiant aux Beaux-Arts. « Je suppose que j’aime regarder des choses comme ça quand je vais dans l’atelier d’un artiste, ou même dans un atelier de mécanique. Quand vous arrivez et que vous voyez un peu les outils, ou que vous voyez les restes de quelque chose. Ils sont donc la preuve d’un processus et, pour une grande partie de mon travail, c’est cela, montrer la preuve d’un processus. J’espère qu’un artiste viendra et verra que j’ai essayé de faire quelque chose qui n’a pas bien marché. » C’est par ces mots que l’artiste mexicain Gabriel Orozco présente ses Working Tables (2000-2005), œuvre absente de l’exposition du Crédac mais au rôle matriciel dans la mesure où elle accompagne visuellement certains artistes et influence en filigrane les créateurs de l’exposition.
Second ensemble programmatique : le travail de l’artiste Hugues Reip, à l’origine des réflexions de la commissaire. Sur la table en formica qui présente un extrait de 0,25 (1990-91), une vingtaine de sculptures de quelques centimètres qui font pour la plupart référence à des moments de l’histoire de l’art moderne ou qui semblent l’évoquer. Entre glanage et jeu des techniques mixtes de la modernité, il rend ici hommage aux avant-gardes, en quelque sorte « servis sur un plateau » à la manière d’une bataille de petits soldats du mercredi après-midi.
Mi-schlag mi-swag
Il y a de fait dans cette mise en valeur de la table de travail une question sur la présentation de l’œuvre comme élément démystificateur, mis au seuil de son lieu de production, que rendrait transparente sa condition de réalisation, sa « cuisine » et qui participe d’une certaine manière du capitalisme tardif dans lequel le champ est soudainement inversé et traversé par une forme de production industrielle dont les tables ici en enfilade seraient l’image. On y retrouve alors le parti pris « matérialiste » qui répond à celui d’un artiste-producteur idéal dans une société largement multiculturelle, point de rencontre des auteurs créatifs et impliqués dans leur époque.
Que pouvons-nous lire dans le regroupement de ces œuvres et dans ces démarches plastiques ? Il y a un mouvement vers toujours plus d’abstraction, une position singulière du domicile où celui-ci pourrait rejoindre un état de nature, où les sols, murs et plafonds reviennent à leur état de matière organique. Faire le ménage chez soi, n’est-ce pas lutter contre cette part de désordre sans laquelle pourtant on n’habiterait pas vraiment un lieu ? Néanmoins, cette lecture domestique de l’exposition si elle s’inscrit dans l’actualité de la création et dans une nécessité de son interprétation semble nous enfermer dans une lecture contextuelle. Comme l’explique la directrice du Crédac, « Je souhaiterais que nous puissions regarder cette exposition dans quelques années hors de son contexte sanitaire et des quelques mois qui ont précédé. Qu’elle parvienne à avoir en quelques sorte une autonomie extraite de sa réaction au confinement et de la nécessité redistributive à laquelle nous faisons face ».
L’exposition « La Vie des tables » a lieu au Centre d’art contemporain d’Ivry, le Crédac, du 20 septembre au 13 décembre 2020.