Littérature

La littérature au plus près des sensations – sur Le Palais des Orties de Marie Nimier

Journaliste

Dans son nouveau roman, centré sur une famille d’agriculteurs à la fois banale et singulière, Marie Nimier décèle ce que cache une vie sans histoire tout en prenant soin de ne pas tout dire, tout en faisant apparaître, en creux, les failles de ses personnages : elle suggère – en vertu d’une écriture qui passe bien plus par la sensation que par la réflexion et qui laisse au lecteur une grande liberté d’interprétation. À lui de mettre au jour les significations enfouies dans le texte.

C’est une vieille ferme dans un paysage verdoyant mais sans grande personnalité. Ici habite un couple de (relativement) jeunes agriculteurs, Nora et Simon, avec leurs enfants ados, Anaïs et Léo. Ils mènent une vie sans histoires, construite à la campagne sur un joli projet : cultiver des orties bio dont on fait du pesto. L’apparition de Frederica va bousculer leur existence.

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Car il s’agit bien d’une apparition dans tous les sens du terme. La jeune fille au profil d’étudiante baba cool surgit un beau jour sur la route qui mène à la ferme. C’est une bénévole qui doit venir passer l’été auprès de Nora et Simon pour les aider aux travaux des champs. Une « woofeuse », du nom d’une association militante qui permet à des volontaires de vivre quelques semaines au contact d’agriculteurs innovants, sans recevoir de salaire mais contre le gîte et le couvert. Nora et Simon avaient organisé la venue de Frederica chez eux, mais ils ne l’attendaient pas si tôt (elle arrive avec un jour d’avance), et pas comme ça. Dès les premières phrases du roman, on devine que cette Frederica va semer le chaos à la ferme bio. Tentatrice, séductrice, Frederica bousculera le quotidien tranquille du couple, et même celui de la famille entière, transformant les équilibres. Elle va aussi révéler les personnages à eux-mêmes.

Ce qui frappe d’abord dans ce nouveau livre de Marie Nimier, c’est sa construction ingénieuse, car il est pratiquement conçu comme un roman à suspense, dans la pure tradition du genre. On sait dès le premier paragraphe que quelque chose d’inattendu va se passer, mais on ne sait pas exactement quoi.

« Une jeune fille se tient au milieu du chemin.
Une jeune fille, noyée dans le vert cru des champs d’ortie.
Une jeune fille au teint mat venue d’on ne sait où, lunettes de soleil, sac à dos, turban bigarré recouvrant ses cheveux. Blouson et short en jean délavé, sans ourlet le short, un peu court pour la saison, découvrant des jambes nues… »

Et plus loin, cette réflexion prémonitoire de Nora :

« Qu’elle s’en aille, je me dis. Trop belle pour travailler dans les orties ».

Et Marie Nimier tisse sa toile et nous ligote dans son récit.

C’est ce que cache une vie sans histoire qui est ici observé.

Voilà plus de trente ans que Marie Nimier écrit. Des romans, de l’autobiographie, de l’autofiction, des pièces de théâtre, des chansons, des albums pour enfants. Son œuvre romanesque se distingue par une grande maîtrise, une virtuosité dans la structure narrative, une capacité à échafauder des romans déconcertants qui échappent souvent aux classifications.

Le Palais des Orties est un texte qui peut se lire à plusieurs niveaux. Au-delà du suspense, au-delà de la description des bouleversements intimes qui vont transformer Nora, il propose une plongée dans un milieu social peu mis en scène en littérature, auquel Nimier sait conférer une vraie complexité. La famille d’agriculteurs est dépeinte à la fois dans sa banalité et dans sa singularité.

L’autrice évite les clichés et sait mettre en valeur la spécificité de chaque personnage, regarder de l’intérieur la petite classe moyenne qu’elle explore. Soit Nora, Simon et leurs deux enfants. Anaïs, 17 ans, est interne au lycée agricole, Noé, 13 ans, fréquente le collège. Nora et Simon ont hérité de la ferme des parents de Simon. Ce ne sont donc pas des néo-ruraux, mais de nouveaux ruraux, c’est à dire des gens du cru, qui héritent de la ferme parentale mais ne travaillent pas comme la génération précédente. Ils ne sont pas dans la reproduction mais dans la rupture, pour autant ils n’ont pas les habitudes de vie d’anciens citadins, en résumé, ce ne sont ni des bobos ni des paysans traditionnels. Surtout, ils n’ont pas d’argent, et pour eux la ferme est moins un choix qu’un gagne-pain qu’ils tentent d’optimiser – avec plus ou moins d’à propos.

Ce sont leurs enfants, ainsi que Frederica, qui les poussent à aller plus loin que prévu. Frederica est donc une woofeuse, du nom d’une association, WWOOF, réseau international de fermes bio créé en 1971. Le terme est déjà étonnant, comme un surgissement de l’international dans la vie calme d’une ferme française, d’une pratique hors des habitudes puisque Frederica n’est ni stagiaire ni employée. C’est Anaïs qui a poussé ses parents à utiliser ce système.

Nora est l’unique narratrice du roman. Nous observons Frederica par son regard, tour à tour méfiant et séduit. Elle raconte, après coup, le bouleversement que la présence de cette inconnue a provoqué dans sa vie et dans son couple. Elle va parfois aussi confier quelques bribes de son propre passé, de ce qu’était l’enfance et l’adolescence de Simon, de ce qu’a été leur vie du temps où leurs enfants étaient petits. Mais ce sont des détails fragmentaires, disséminés dans le texte, qui éclairent certaines choses, en laissent d’autres dans l’ombre.

Au fond, comme dans le livre précédent de Nimier, Les confidences, c’est ce que cache une vie sans histoire qui est ici observé. La romancière sait mettre à jour les failles qui traversent un individu, et suggérer ce qui se cache dans le passé d’un personnage. Sa maîtrise lui permet d’enchâsser souvenirs et présent, de faire surgir de courtes scènes d’enfance dans la mémoire de Nora, comme par inadvertance. Marie Nimier prend toujours soin de ne pas tout dire de ses personnages, on suppose pourtant des souffrances enfouies. Là encore, elle privilégie la complexité, car Nora et Simon n’ont pas la même histoire familiale, ce qui provoque des incompréhensions, et pourtant ils sont liés par les épreuves qu’ils ont traversées chacun à leur manière. Elle propose ainsi une très belle description du couple vu comme un voyage au long cours, une équipée.

Force est de constater, grâce à ce livre, que Nimier entretient un compagnonnage spécial avec ses personnages. Certains semblent réapparaître d’un roman à l’autre. Pas seulement parce que, par exemple, des problématiques et des motifs se croisent entre La Reine du silence, Les confidences et Le Palais des Orties, comme si telle ou telle souffrance d’enfance était examinée sous des jours différents selon le personnage dans lequel elle s’incarne. Mais surtout parce que Frederica nous arrive tout droit d’un livre précédent, La plage, dans lequel elle était encore enfant. Et dans le très drôle texte autofictionnel Photo photo, publié il y a dix ans, Frederika, cette fois-ci orthographié avec un « k », était le prénom d’un des personnages principaux, qui n’était autre qu’une sosie de l’autrice.

Cette sorte de jeu de piste dans lequel nous invite Marie Nimier à travers ses textes pourrait même être l’essence même de son travail. Un travail multiforme, poétique et ludique, poignant souvent, où avec une extrême habileté elle tourne toujours autour d’un même gouffre : la relation au père.

L’autrice de La Reine du silence est la fille du romancier Roger Nimier, mort en 1962, alors que Marie Nimier était toute petite. Le titre du livre qui lui a valu le Médicis en 2004 est d’ailleurs un surnom qu’il lui avait donné.

Le propos de Nimier semble souvent construit autour de cela : l’absence, la perte, le manque. Par des chemins parfois inattendus. Ainsi dans son très beau texte précédent, Les confidences, créé à partir de secrets intimes que l’autrice avait patiemment recueillis auprès d’anonymes lors d’une résidence dans une ville de province. Un travail magnifique, émouvant et juste, mais où à la fin Nimier se mettait en scène, attendant seule ces inconnus dans une pièce vide, et expliquait : « Qu’est-ce qu’on peut bien attendre au mois de novembre, loin de chez soi, dans une pièce nue, sur un parquet flottant ? Un ami peut-être. Quelqu’un que l’on a perdu de vue. Un inconnu. Ou un père, pourquoi pas. Un papa. Je n’avais pas prévu d’écrire ce genre de choses, ce n’est ni le moment ni l’endroit, mais c’est bien ce qui m’était apparu ce matin-là : celui qu’on attend, les yeux fermés, c’est celui qui ne viendra pas. Celui qui manque, qui a toujours manqué. Celui qu’on a perdu, mais pas seulement de vue. Perdu tout court. Celui dont on aimerait partager ne serait-ce qu’un secret. Est-ce trop demander ? Un secret, partager un secret avec son papa, pour en finir avec le silence ». Moment important donc où la perte du père n’était pas seulement un sujet, mais l’élément central de la construction même d’un texte.

Ici, ce thème est un arrière-plan, et l’élément qui relie Frederica et Nora. Toutes deux ont eu une relation compliquée avec leur père, et se reconnaissent sœurs en souffrance dès leurs premiers échanges. « Quand Fred parlait de ses parents, je comprenais pourquoi nous nous entendons si bien. Nous portions la même histoire, celle de ces enfants qu’on a laissés pleurer et dont le cuir ne s’est pas endurci ». C’est un élément constitutif de leur personnalité qui les fait se comprendre sans mots. Le sentiment de perte qui unit deux femmes était déjà présent dans Les inséparables, roman qui mettait en scène une amitié d’enfance disparue. Là aussi, ce qui reliait les deux protagonistes c’était « des pères naturels absents ». Mais cette thématique n’est pas isolée dans le livre, elle est au centre d’un réseau.

Là réside l’étrange sensualité d’un texte où beaucoup de choses passent par la sensation plutôt que par la réflexion.

Car Nimier établit tout un système de correspondances, d’échos et de résonances entre les différents motifs qui composent son texte. Ainsi l’ortie, plante sauvage que Nora et Simon ont réussi a domestiquer, plante urticante qui peut se révéler bienfaitrice, peut être vue comme une représentation végétale de Frederica. Derrière une apparente légèreté, Nimier élabore un travail méticuleux, où chaque mot peut être compris de différentes manières, cache une autre information que lui-même. Ainsi les toutes premières phrases du livre :

« Il faut imaginer une campagne modeste, légèrement défigurée, sans exagération. Au fond de la vallée, notre vallée, s’élèvent des bâtiments entourés d’orties. Il ne s’agit pas d’une ferme abandonnée. Les orties, c’est nous qui les avons plantées.
Les orties, c’était mon idée ».

Ici sont concentrées toutes les thématiques abordées dans le roman : les choses qui ne sont pas ce qu’elles semblent être, la notion d’appartenance et de territoire, le « nous » qui définit le couple, la place de Nora à l’intérieur de ce couple, l’isolement, et ce magnifique « il faut imaginer » qui débute le livre, comme un écho à un antique « il était une fois ».

Mais le plus important est sans doute la charge sensuelle de l’écriture de Nimier dans ce livre. Pas seulement par ce que le désir, le plaisir, la jouissance, y occupent une grande place. Ce n’est pas la première fois chez Nimier, et on se souvient particulièrement de son surprenant Je suis un homme. Ici, la sexualité et l’amour lient les trois personnages, et Nimier explore la mémoire du corps : celle d’une étreinte, mais aussi celle du travail dans les courbatures, ou celle de la douleur par la peau qui se hérisse à l’approche d’une feuille d’ortie. Là réside l’étrange sensualité d’un texte où beaucoup de choses passent par la sensation plutôt que par la réflexion, comme si les personnages percevaient une situation avant de la comprendre.

La sexualité, le sang, la sueur, les odeurs se répondent sans cesse, comme une mise à l’épreuve des corps. Le plaisir comme la douleur ne sont pas isolés mais considérés ensemble dans une même expérience de la vie, et au sang d’une blessure chez Simon répond le sang menstruel de Nora. Aussi, chaque scène renvoie à une autre, et permet de raconter autre chose, comme si chacune possédait un double-fond. Nimier suggère, par association d’idées, et laisse à ses lecteurs et lectrices la liberté de chercher des significations cachées à ce qu’elle met sous leurs yeux. La thématique de la rencontre, amoureuse, sexuelle, renvoie à d’autres thématiques. La rencontre entre Nora et Frederica fait écho à d’autres rencontres, ou à d’autres affrontements.

Car tout ici est une confrontation. Entre les générations, entre urbains et ruraux, entre ailleurs et ici, entre dedans et dehors. Là encore, les orties concentrent un faisceau de sens. Elles se déploient dans le jardin du voisin, qui se plaint d’envahissement, tout comme les villageois qui s’offusquent de la présence de Frederica, une fille à la peau sombre. Ailleurs ce sont des corneilles qui s’installent et qu’on décide d’abattre, mais aussi des barbelés que la famille entière s’applique à arracher. Il est au fond toujours question de frontières dans ce texte, frontières physiques ou intimes ou frontières du couple, qu’on peut choisir de repousser.

Marie Nimier. Le Palais des Orties, Gallimard, août 2020, 272 pages.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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