Que projeter en temps de crise ? – sur Des bombes et des hommes d’Estelle Dumas, Julie Ricossé et Loïc Godart
La bande dessinée Des bombes et des hommes, écrite par Estelle Dumas, dessinée par Julie Ricossé et Loïc Godart, m’est parvenue au moment précis où la fermeture des librairies faisait l’objet d’une vive contestation. Aux stocks à prévoir en matière de denrées alimentaires, de farine et de papier toilette, s’est ajouté pour beaucoup celui des lectures : des provisions de livres, ultimes précipitations dans les librairies.
Dans le cadre de ce reconfinement national, les livres n’ont pas fait partie de la liste des biens essentiels et indispensables. Pour ne pas évoquer tous les enjeux soulevés à cette occasion par des voix diverses, enjeux culturels, politiques, sociaux, économiques – s’il sert de les séparer par des virgules –, je me bornerai à dire la sensation étrange que j’ai eue à recevoir ce livre comme s’il était venu me chercher et s’inviter chez moi, pour se joindre au reste de mon stock, au reste de ma petite bibliothèque. Étrange car au fond, au plaisir que j’ai toujours eu à recevoir des livres, il s’est ajouté pour la première fois le sentiment nouveau et rassurant d’éloigner un peu plus une crainte de manquer.
Étrange aussi parce que le livre ne s’est pas simplement glissé dans ma boîte aux lettres, mais plus significativement dans ma vie, au milieu de mes préoccupations les plus actuelles, avec cette façon envahissante et magique qu’ont les œuvres de résonner avec le quotidien, sans qu’on s’y attende forcément. Au milieu de mes activités, de la polémique qui faisait rage sur différents médias, car Des bombes et des hommes parle très justement de personnes confinées : des personnes qui manquent de tous les biens essentiels, qui sont prises dans la rudesse de la guerre, la rudesse de l’hiver, mais se battent – c’est bien le cœur du récit – pour maintenir les lieux culturels désertés en organisant des projections de films.
Il y a pourtant quelque chose de dérisoire dans cette analogie : la bande dessinée témoigne d’une expérience incommensurable à la mienne, autrement plus difficile. Largement inspirée de l’expérience vécue par Estelle Dumas en 1995 à Sarajevo, elle raconte comment Isabelle, une jeune Française, rejoint une association humanitaire au cœur de la guerre de Yougoslavie et participe à des convois de ravitaillement des populations assiégées. Chargée de la gestion des stocks de nourriture acheminés dans l’enclave bosniaque de Gorazde, sous le siège depuis trois ans, elle entend le besoin, curieusement essentiel sous les bombes, qu’ont les habitants de faire revivre le centre culturel de leur ville.
Inutile de préciser qu’un confinement sanitaire n’a rien à voir avec un état de siège : la rupture de stock de paquet de farine au supermarché, un jour dans la semaine, n’est pas une situation de famine généralisée ; le virus n’est pas non plus un sniper qui nous viserait de l’immeuble d’en face. J’ai la chance de pouvoir sortir pour courir, et non de devoir courir pour sortir sans me faire abattre de l’autre bout de la rue. Je n’ai en réalité fait ni stock de nourriture ni stock de livres puisque ma bibliothèque, même sommaire, excède déjà mes tranquilles et modestes capacités de lecture pour le temps du reconfinement (même reconduit). Dans la bande dessinée à l’inverse, les bibliothèques sont vidées : les livres n’ont pas passé l’hiver puisqu’ils ont brûlé pour chauffer les corps dénutris et leurs maisons délabrées par les bombes.
Je me suis souvenue d’une vague anecdote que l’on m’avait dite un jour à propos du siège de Sarajevo et de l’envoi de livres aux assiégés – mais pas de n’importe quels livres : des Pléiades, non pour le luxe de l’édition, mais parce que le papier bible est un mauvais combustible, que seules les éditions de la Pléiade survivraient avec celles et ceux qui ne mourraient pas de cette guerre. Il s’agissait d’un autre récit de la culture, de vivres spirituels en temps de guerre ; s’il m’avait beaucoup frappée à l’époque où je l’avais entendu, je n’ai jamais pu faire confirmer ce témoignage, resté comme un conte dans ma tête.
La somme des petites histoires : où le témoignage se fait conte
De même, l’histoire d’Isabelle est ce conte issu du témoignage d’Estelle Dumas, qui a participé à cette mission humanitaire ainsi qu’au tour imprévu qu’elle a pris à Gorazde. Si, de façon transparente, l’autrice choisit de restituer certains faits en fin d’ouvrage, de départager le vrai et le faux en pointant les libertés qu’elle a prises dans l’écriture de son expérience, le geste de mise en fiction demeure essentiel. La forme de la bande dessinée, ou plus précisément une telle forme de bande dessinée, par son esthétique grand public, son format et son rythme accessible, sont autant de façon de s’éloigner de la visée documentaire ; ce n’est pas non plus un reportage dont la sobriété et le minimalisme formel seraient entièrement subordonné au primat de l’histoire – l’histoire vraie. Non, le récit cultive au contraire une dimension romanesque, une économie narrative efficace, abordable et prenante, qui n’est livrée au lecteur qu’au terme d’une réécriture sélective, et réorganisée de l’expérience de la guerre.
Puisqu’il ne s’agit pas de taire ou minimiser la violence de celle-ci, il faut comprendre autrement le parti pris de n’aborder la brutalité du conflit qu’à travers les fragments de vie d’une poignée de personnages. Le choix est celui des petites histoires, dont la somme est donnée non pour mieux comprendre le grand récit historique qui les trame, mais pour accéder à cet endroit où le témoignage rejoint justement le conte : une narration singulière, propre à la réflexion, à l’enseignement, et surtout au souvenir – un moment qui un jour, effleure quelque chose d’assez intemporel ou universel, pour ne jamais quitter tout à fait le présent : celui d’un rêve, d’un film, d’un cinéma que les bombes ne peuvent pas détruire.
Une telle forme de bande dessinée permet au témoignage et à l’expérience vécue de s’installer et de se cultiver à un endroit d’ordinaire réservé au divertissement, celui des productions grand public dont il faut à présent considérer le régime de consommation, puisqu’il résonne sans conteste avec la question, centrale dans l’ouvrage, des autres biens de consommation, de première nécessité : les vivres et le vivre.
Quelques formes sont évoquées au fil de l’histoire : une exposition de photo, un concert de rock, les livres des bibliothèques, et enfin, comme horizon ultime, la projection de cinéma. À l’évidence des sourires dessinés sur les visages de personnages, il existe une forme de hiérarchie d’importance de ces différents faits culturels : lorsque le livre survit mal et que les bibliothèques maigrissent avec les corps, tout ce qui est de l’ordre de la réunion autour d’une œuvre (le concert, l’exposition, la projection de cinéma), c’est-à-dire de l’événement culturel, prend une importance démesurée pour les populations en guerre.
C’est précisément ici que se joue le conte – l’histoire en commun qui n’est pas simplement l’Histoire écrasant indifféremment chacun, mais celle où les corps se rejoignent dans une projection commune.
Ces moments d’épiphanie répondent au constat, en ligne de basse continue de l’œuvre, que cette guerre est une question de séparation entre les corps, de fragmentation des espaces de vie, et d’enfermement, de mise à mort et d’isolement par des frontières dressées. Les premières pages posent ce constat en procédant à des présentations respectives et séparées de la poignée de personnages au centre de la bande dessinée : le montage cut et enchaîné qui les montre successivement est aussi une façon de les isoler d’emblée.
La guerre fragmente de fait les vies, met à mal le tissu relationnel et social à tout niveau. L’exemple le plus flagrant est à ce titre celui de Dzevad, tantôt armé de sa guitare sur scène, tantôt sur le front avec une mitraillette. Sa petite amie est serbe, lui est bosniaque comme sa sœur faite prisonnière par les Serbes, bosniaque comme ses parents qui lui reprochent violemment sa relation amoureuse. La famille vole en éclat avec la guerre, ainsi que celle de cet autre homme, soupant seul à la maison parce que sa femme effarée par le bruit constant des bombes au-dessus de leurs têtes reste amorphe, couchée dans la remise.
Le motif se répète, se décline : sa forme la plus douce est sans doute l’incompréhension entre la jeune Française et son grand-père, quand celui-ci lui parle de l’exposition Braque à Paris, et qu’entre les balles elle entend que l’on braque quelqu’un. Les bombes et les balles s’immiscent entre les fils, les filles, les frères et sœurs, les parents, explosent les familles avant les corps.
Du désir à la réalisation, une histoire de cinéma
Ainsi transposée dans une situation d’une violence terrible, la fonction structurante des événements culturels au sein des sociétés se révèle justement essentielle pour survivre à la crise.
Des bombes et des hommes, dont le découpage en case et les bords des pages accentue l’impression de séparation, réserve son plus grand dessin à la salle de cinéma – c’est dans ce lieu fermé que s’ouvre réellement l’espace, le champ des possibles qui est de l’ordre de la projection. À cet égard, cet espace-là – la salle de cinéma, donnée comme le cœur de ce motif récurrent de la bande dessinée qu’est le « centre culturel », seul lieu de festivité possible – est le pendant inverse de l’abri anti-bombardement dans lequel nous découvrons pour la première fois les habitants de la ville assiégée.
Malgré les bombes, et sous leurs explosions, il est donc incontestablement essentiel aux yeux des habitants de Gorazde de ne pas fermer le cinéma du centre culturel, de continuer de projeter les films, de continuer de se rassembler pour les voir, rire et pleurer à leur rythme et non plus au rythme d’un quotidien bouleversé. Et cela non pour faire fi du danger, ni par inconscience, mais parce que ce quotidien privé de vie culturelle ne vaudrait pas forcément qu’on se batte pour sa survie.
Peu importe le film, à vrai dire : nous ne sommes pas dans le cas où la culture joue ce rôle politique d’engagement ou de désengagement idéologique – il est par ailleurs hors de question de parler d’une culture dont l’exigence opérerait une autre séparation, sociale par exemple, au sein de la communauté spectatrice. Nous sommes bien plus dans le James Bond et le divertissement grand public que dans le film d’auteur. Oui, c’est bien à la célébration tendre et paradoxale du divertissement que touche Des bombes et des hommes : au-delà de l’œuvre d’art, l’événement culturel – plus vital encore au cœur de la crise – est le seul moment possible d’un rassemblement des corps, des affects et des désirs ; le divertissement est cet accès immédiat à une convergence des yeux vers un même rêve. La projection de ce rêve fend la réalité à l’endroit de l’écran de cinéma, et le divertissement se donne là comme une forme de conversion à l’essentiel.
Estelle Dumas n’insiste pas simplement sur le besoin de culture comme corpus d’œuvres, de livres et de films, mais plutôt sur les façons de pratiquer, fréquenter, mettre en événement la culture dans le quotidien des sociétés. Le centre culturel est cet espace dédié où la culture peut facilement s’incarner dans un moment de réunion des corps, et prendre la forme d’un événement social accessible à chacun.
Dès lors, la projection compte finalement plus que l’œuvre cinématographique : elle est performative, elle fait société chaque fois qu’elle a lieu, réalise une communauté de désir et de regard, une communauté du corps avant la seule communauté de la référence culturelle. L’enjeu du cinéma fait en conséquence l’objet d’une métaphore simple mais persistante dans laquelle le mot de « rêve » se substitue à celui de projection : Isabelle comprend que les habitants ont besoin de rêver – de se projeter dans des désirs et des affects qui sont d’un autre ordre que celui de la réalité. Le cinéma, par le lieu clos de la salle et la temporalité bouclée (et mise en boucle, puisqu’il n’y a qu’un nombre limité de bobines à faire tourner encore et encore) font le lit du rêve.
Le contexte de crise peut être ainsi, à l’image d’une salle de cinéma, un espace et un moment de disponibilité : à ce qui arrive, à ce qui pourrait arriver, à toutes les craintes dans un climat général particulièrement anxiogène… mais surtout, si l’on s’en saisit comme d’un moment importun, de disponibilité à tous les désirs qui pourraient s’engouffrer dans ce renouvellement de nos dispositions.
La crise a bel et bien l’effet de faire saillir les désirs, comme si leur existence virtuelle prenait d’un coup plus d’ampleur, à mesure que vacillent les réalités installées qui jusque-là se donnaient aussi comme des obstacles à leur considération. Et s’il est un autre endroit où le témoignage d’Estelle Dumas rejoint le registre du conte, c’est bien celui où le rêve rejoint le réel, c’est-à-dire où le désir s’empare du monde pour s’y réaliser. Il y a certainement quelque chose du conte dans la rencontre intempestive des gens de Gorazde et de son cinéma, avec Estelle, une jeune femme dont le parcours est justement celui du cinéma, au milieu de la guerre, malgré elle, malgré les séparations et malgré le siège. Les habitants de Gorazde permettent à Estelle d’exaucer un désir qui lui est cher, autant qu’elle les aide à accomplir le leur : le conte est cette rencontre des désirs en intercession réciproque, qui ne se réalisent que l’un dans l’autre.
Dans sa forme, dans son amour de la projection, la bande dessinée Des bombes et des hommes tend effectivement vers le cinéma ; son récit est un scénario, son dessin proche du story-board ; son découpage par scènes, par plan est à l’évidence en grande affinité avec les techniques de montage cinématographique. Estelle Dumas, qui confirme avoir été surnommée comme son personnage Isabelle « la Betty Boop de Sarajevo », explique en fin d’ouvrage qu’il s’agissait d’une allusion à ses « tenues vestimentaires pas très réglementaires en comparaison avec celles que portaient les autres humanitaires ». De fait, sa jupe rose est l’une des seules couleurs un peu vive d’un dessin aux tons principalement sépia, aux couleurs comme asséchées par la guerre et le quotidien éreintant – une couleur qui attire l’œil et dynamise la composition des plans comme un film, pour mieux rappeler que Betty Boop n’est pas simplement une femme aux tenues vestimentaires affriolante : elle est un personnage de cinéma, une vedette de l’écran, une « star d’Hollywood ».
Dans cette histoire ou ce conte-là d’Estelle Dumas, dont le scenario pensé initialement pour le cinéma a donné lieu à une bande dessinée, il demeure quelque chose d’un désir suspendu, comme en attente d’une rencontre, peut-être celles d’une réalisation puis d’une future projection.
Estelle Dumas, Loïc Godart, Julie Ricossé, Des bombes et des hommes, Futuropolis, octobre 2020, 160 pages.