Littérature

Un siècle à toute vitesse – à propos de Centre épique de Jean-Michel Espitallier

Chercheur en littérature et sciences sociales

Ce n’est pas l’histoire d’un centre hippique, non, mais bien d’un « centre épique » : à partir d’images d’archive, Jean-Michel Espitallier parcourt à très vive allure un siècle d’histoire, de la Grande Guerre à aujourd’hui, dans un poème-récit totalement à rebours du roman national et de la Grande Histoire. Résumés lapidaires pleins de désinvolture, analyses socio-politiques subversives, comique excentrique voire extravagant : autant de moyens de démystifier les mythes de la modernité.

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Voici l’histoire, non pas d’un centre hippique mais d’un Centre épique, dont le point de départ est une résidence d’écrivain dans l’agence Ciclic Centre-Val de Loire (agence régionale pour le livre, l’image et la culture numérique) : à partir d’archives en noir et blanc puis en couleur, 30 photogrammes et 105 films amateurs qui, selon le directeur de Ciclic Philippe Germain, constituent une partie du « patrimoine mémoriel de la région » (Avant-propos), à toute vitesse (en 91 pages exactement, visuels inclus) – histoire de nous donner le tournis et de ridiculiser les homoncules modernes –, Jean-Michel Espitallier nous plonge dans cet épicentre épique qu’est la camera obscura de l’histoire sociale, là où se fabriquent rétrospectivement les films de guerre, les légendes nationales et locales, la mythologie du Progrès.

« Quand les choses ont disparu, il faut les dire. […]
Les livres sont pleins de mots en l’absence des choses.
De grands coffres à jouets dont on aurait perdu les clefs.
J’écris pour retrouver ces clefs. J’écris pour retrouver les jouets
disparus de mon coffre à jouets. »

Un précipité kaléidoscopique
d’histoire contemporaine

Centre épique s’inscrit en droite ligne des livres dans lesquels Jean-Michel Espitallier interroge les flux de la mémoire collective : dans Syd Barrett, le rock et autres trucs (Philippe Rey, 2009 ; rééd. Le Mot et le Reste, 2017) et Cow-boy [1] (Inculte, 2020), par exemple, il s’intéresse au processus de mythologisation du rock comme de l’Amérique (pour cette dernière, au travers de la mythobiographie familiale autour de la figure grand-paternelle). Dans France romans (Argol, 2016), à l’histoire de France – la grande Histoire – l’écrivain préfère le romanesque hexagonal : chaque lieu a son/ses histoire(s), est l’agent catalyseur des micro-récits qui nous entourent – nous traversent. Défilent ainsi la France et ses terroirs, avec faits divers, bons mots et curiosités diverses…

Mais aussi une irremplaçable poésie du nom / du lieu et un comique irrésistible (humour, parodies, incongruités, jeux de mots, etc.). Montage critique (liste, et même liste de listes), ce guide est un document poétique, au sens où l’entend Franck Leibovici : une technologie intellectuelle qui procède au redécoupage modélisé et hétérogène du réel médiatiquement uniformisé (réalité spectaculaire uniforme) : sans doute pas loin de l’œuvre de pure exemplification, tant le lissage des matériaux originels est réussi.

Pour ce qui est de Centre épique, la rapide traversée du siècle repose sur des documents variés : scènes de la vie quotidienne – familiale ou locale –, festivités diverses, chantiers… visites officielles dans la région (Herriot en 1935, Pétain en 1942, le roi du Cambodge en 1950, De Gaulle en 1959)… Événements historiques et sociopolitiques : Première Guerre mondiale (retour des poilus), Seconde Guerre mondiale (mobilisation – exode – Occupation – Résistance – Libération), guerres coloniales, grèves de 1995-96… Si la phase de recherche est régie par un double mouvement centripète et centrifuge (sélection des archives en fonction de la Grande Histoire ou, inversement, documentation historique pour contextualiser les films découverts), la phase de rédaction, quant à elle, vise à faire du continu avec du discontinu, intégrant ainsi dans le flux narratif le choix d’images plus ou moins anecdotiques.

Quoique le texte soit exempt de références à l’histoire ou à la sociologie, c’est bel et bien la démarche herméneutique des sciences humaines qui lui sert de modèle ici : en marge ou en vis-à-vis, les codes QR ou les photogrammes lui confèrent vie et profondeur spatio-temporelle, tout en offrant aux lecteurs les justificatifs nécessaires au cours d’une lecture qui se révèle à la fois livresque et numérique. Défilent ainsi d’autres mondes – d’autres us et coutumes –, d’autres univers technologiques (car c’est aussi dans une histoire des formes visuelles que nous sommes plongés).

Cela dit, se différenciant de l’historien, l’écrivain ne se pique nullement d’objectivité mais affiche sa préférence pour l’histoire sociale : il passe rapidement sur les hoquets de l’histoire événementielle pour s’attarder sur la tension entre tradition et modernité dans la vie des habitants du Centre-Val de Loire comme de tous les Français. D’où ce type de raccourci saisissant : « […] Verdun, donc, chemin des Dames, cote 304, Mort-Homme, Douaumont, Marne, bois Belleau, bois de la Gruerie, Ypres, Somme, Éparges, fort de Vaux […]. / Et pourtant tout d’un coup c’est fini […] »… Et ce genre de formule lapidaire et désinvolte : « On connaît l’histoire » (p. 30) ; « Après survient l’histoire Pétain que tout le monde connaît, comme ça je n’ai pas à la raconter » (p. 32) ; « Les Trente glorieuses, on connaît le refrain… » (p. 44), etc.

Si l’on jette maintenant un œil sur le découpage du texte en huit périodes, on peut mesurer la vitesse narrative et mieux comprendre ce qui actionne la machinerie : escamotée en cinq pages et demie, la Grande Guerre (contexte général et mots d’ordre, sommaire des plus sommaires et focus sur le retour des poilus) fait rapidement place à l’entre-deux guerres, tableau général des années de moins en moins insouciantes dans lequel prédomine le discours indirect libre du « on » (11,5 pages) ; la petite douzaine de pages sur la Seconde Guerre mondiale se concentre sur l’aspect idéologique et la fabrique de l’épique, mais le temps fort c’est l’après-guerre avec ses vingt-sept pages et ses quarante codes QR qui mettent en valeur un rebond de la modernité enclenchant les « Trente glorieuses » ; les périodes suivantes, structurées par décennies, sont passées en revue sur un tempo de plus en plus soutenu – allegro, puis presto (si les folles années du rock ont droit à douze pages, les autres décennies, jusqu’à la première du XXIe siècle, n’en comportent que sept ou huit, avec au passage un clin d’œil à la revue Java de la bande à Espitallier en pleine évocation d’une fin de siècle commémorative)… Les raisons en sont données à la page 93 : « pénurie d’archives » (« On dirait que la mémoire est restée collée dans les machines numériques, vaporisée directement dans les nuages ») ; manque de recul historique (« À partir de quand le passé n’est-il plus le passé ? À quel moment les évènements basculent dans l’histoire ? »).

Un mémoriel collectif ou une contre-histoire contemporaine

Ainsi défilent les années, un peu à la façon des Mémoires du dehors qu’a publiés Annie Ernaux en 2008 sous le titre Les Années précisément, dont le projet est explicité dans L’Atelier noir (Les Busclats, 2011) : « Quel que soit le projet, faire sentir le passage du temps, présence de l’Histoire, des changements du mode de vie […] » ; « faire une quête de l’histoire petite dans la grande » ; « tracer un passage dans un temps déterminé »… Ce n’est pas un hasard si l’un des derniers mots du texte, via la citation de Proust, est justement « les années » : « […] le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années (Marcel Proust, Du côté de chez Swann) ».

Aux antipodes de la Recherche proustienne, dans laquelle le temps retrouvé est un temps essentialisé, comme Annie Ernaux Jean-Michel Espitallier met en évidence « l’éternelle impermanence des hommes, des lieux, des choses », « le silence des images mouvantes de ce qui radicalement exista et de ce qui ne reviendra radicalement plus » – le nevermore, la fugacité d’un passé qu’on ne saurait restaurer.

C’est dire la portée générale, voire universelle, d’une geste écrite à la troisième personne, mais aussi et surtout – comme chez Ernaux – du point de vue d’un « on » tantôt inclusif et tantôt exclusif : il s’agit avant tout de restituer un vécu collectif indistinct fait d’événements sociopolitiques, sportifs et culturels, mais également de chansons (on a même droit à une playlist des années 70 !), de films, d’émissions de télévision…

L’étude des prises de position propres à la voix auctoriale comme de l’intertexte, quelle qu’en soit sa nature (savant ou populaire) ou ses formes (textuel/discursif, allusif/citationnel/référentiel), révèle que nous avons affaire à une contre-histoire contemporaine nourrie par les pensées critiques, anticapitalistes notamment : « Le capitalisme aime la guerre, c’est un peu son assurance sur investissements. Opération pénible, la guerre, quand elle se termine, ouvre des marchés. Et le marché est la nouvelle divinité laïque avec dedans des coups tordus aux quatre coins de la planète » (p. 39) ; « Il faudrait fermer les écoles de commerce, mettre hors-la-loi le marketing, ces incubateurs à crétins découvreurs de fil à couper l’eau tiède et conséquemment décerveleurs en chef, appauvrisseurs de tout le monde et dont les inventions géniales salopent tout jusqu’au pôle Nord » (p. 42)… Tout aussi satiriques, les passages contre la société du spectacle, dont voici un exemple : « Ah, le foot, ce médicament collectif, ce passe-temps pour sociétés qui n’ont plus le temps, cette passion pour un monde sans passions » (p. 27)…

Mais surtout la mécanique spitalienne rend compte avec acuité de l’(in)distinction engendrée par la société de consommation : « Et bientôt, certains […] se mettent à surtout ne pas vouloir ressembler aux autres. Lesquels finiront par être de plus en plus nombreux à ne pas vouloir ressembler à d’autres autres, et pour cette raison ressembleront toujours plus à ceux qui ne veulent pas ressembler aux autres et donc, ne ressemblant pas aux autres qui de plus en plus ressemblent à ceux qui ne veulent pas ressembler aux autres dans leur volonté affichée de ne pas leur ressembler, finiront par se ressembler en tant que ne ressemblant pas aux autres » (p. 78-79). Ad libitum, ad absurdum. Infinie, la spirale spitalienne nous plonge dans un monde paradoxal où l’individualisme absorbe toute individualité.

Un autre agencement répétitif traduit parfaitement la misère symbolique que connaissent les désindividus ultramodernes : « L’ancien enfant peut désormais s’acheter le drône qui fait des photos du jardin à 50 m du sol. C’est génial, mais, au fond, ça ne chassera pas son ennui. Demain, il s’achètera le sous-marin de poche qui inspecte les canalisations des waters avec retransmission 3D sur l’écran plat du salon. C’est génial mais ça ne chassera pas son ennui » […] (p. 99)… Dans l’optique de Bernard Stiegler, la « déséconomie libidinale consumériste », qui a annihilé les mécanismes d’idéalisation et d’identification pour orienter la libido des consommateurs vers les objets consommés, vient parachever la désintégration du narcissisme primordial : athymique, l’homoncule contemporain contemple le vide de notre société automatique.

Par ailleurs, la spatialisation du temps (son découpage en strates) permet des va-et-vient dont le premier effet est la mise en perspective critique. Dans les exemples suivants, les anticipations – parfois au moyen d’une certaine dramatisation – invitent le lecteur à une réflexion relativiste : des années 1920, on se trouve projeté un quart de siècle plus loin, lorsque « les plus pauvres qui ne peuvent se payer la maison se paieront l’automobile pour se faire croire qu’ils sont devenus un peu propriétaires, un peu prolétaires-propriétaires », et même au siècle suivant, dans lequel « le couscous sera le plat préféré des Français » (p. 18-19) ; « Question jeux, question grand cirque, question grand cirque des jeux, question grand jeu pour les champions, ça va venir quand la télévision s’élèvera en batterie dans les familles, au tournant des années soixante » (p. 27)… Dans ce dernier passage, on y retrouve la mécanique spitalienne qui donne le tournis par des tourbillons lexicaux.

Parfois, la prolepse revêt un accent tragique : « Regardez-les courir en s’amusant, joyeux comme des colliers de grelots, ces petits enfants dont il ne doit pas rester grand monde aujourd’hui ! Ils courent ! Encore une grosse dizaine d’années et ils entreront tête baissée dans une nouvelle guerre » (p. 20). Signalons enfin un type singulier d’anticipation, par emboîtements lexicaux successifs et répétitifs – délimités par des parenthèses et générés par compression temporelle : « […] et bientôt on se met à organiser un peu partout, entre amis (on dira bientôt copains ((on dira bientôt potes)), des soirées (on dira bientôt surprises-parties ((on dira bientôt surboums (((on dira bientôt surpats ((((on dira bientôt fêtes (((((on dira bientôt teufs))))), très agréables (on dira bientôt vachement bats ((on dira bientôt super cool (((on dira bientôt de folie ((((on dira bientôt chanmées)))), […] » (p. 66)…

Le parallèle avec Les Années d’Annie Ernaux s’arrête là : outre que les deux projets n’ont pas la même ampleur, celui de Jean-Michel Espitallier, tout aussi critique qu’il soit, est néanmoins un peu plus poétique que politique. La puissance politique/poétique des Années, ce « roman total » que l’écrivaine nomme « autobiographie impersonnelle », tient à l’annexion du temps objectif dans la vision subjective du monde inhérente à une mémoire collective reconstruite élément par élément, que l’auteure invite ses lecteurs à se réapproprier, tant est précieux ce nous qui fait de tous un tout, c’est-à-dire une communauté solidaire, et non une simple collection de consommateurs solitaires : les mutations individuelles et collectives sont traduites par le glissando continuel des imparfaits qui participent à un mouvement de ritournellisation.

Dans Centre épique, au contraire, ni imparfait, ni nous ni je autobiographique (excepté pour évoquer un souvenir familial), mais un je discursif : les scènes, les sommaires et les panoramiques n’existent que par le sujet qui narre, commente et analyse ; d’où le présent de narration et la présence de nombreux déictiques. Le dispositif de lecture global est autre, on l’a vu, comme la posture du narrateur/observateur : le lecteur, et pas n’importe lequel non plus – politiquement situé à gauche –, est irrésistiblement embarqué, mais autrement que dans Les Années. Ce qu’il nous faut préciser pour terminer.

Un récit excentrique

En fait, c’est dans l’excentricité narrative qu’il faut avant tout aller chercher la spécificité de Centre épique. À épopée décalée, narration excentrée, comme on a déjà pu s’en apercevoir ci-dessus : si la voix du narrateur n’est pas dans le ton, c’est qu’elle est loin de prétendre maîtriser le discours savant ; au contraire, la posture est désinvolte et la langue souvent oralisée. Le processus de distanciation et de relativisation est un peu différent de celui adopté dans Cow-boy, l’essentiel demeurant d’exhiber la machinerie moderne : « Bande-son : Blitzkrieg Bop » ; « Voici le film : De Gaulle, Jean Moulin, Vercors, Les Glières, sabotages […] »…

Le burlesque, la satire et l’humour (noir) ont pour cible première la guerre, à commencer par la Grande, occasionnée par des « pelotes de rancunes » et présentée comme « une chamaillerie à grande échelle », avec au passage une ritournelle antimilitariste : « comme la chose militaire est bête comme ses pieds, on quitte la guerre, chose extrêmement militaire, pour venir défiler en choses extrêmement militaires au son des musiques extrêmement ridicules de fanfares très militaires […] »… L’univers de Ionesco n’est pas loin.

Dégonfler les idéalismes et faire tomber de leurs piédestaux les statues en imperator, telle est la visée de cette écriture qui emprunte des voies de traverse pour nous donner à appréhender notre histoire autrement – jusqu’à l’extravagance. À cet égard, le traitement de la seconde guerre mondiale est très révélateur. Tout d’abord, une ouverture farcesque qui s’offre la fantaisie d’un savoureux anachronisme : « Et donc comme en 14, on mobilise, on bouge et on avance, et puis on fuit, on recule, on piétine, et tout le monde fait des détours, bref, voici la République en marche ! » (p. 30). Entre ensuite en action une autre arme stylistique, à l’encontre de tout ce petit monde collabo, la réduction synecdochique : « il y a de la casquette électorale et du béret de travers façon Joseph Darnand, il y a du casque léger, du costume large et du chapeau d’élégantes » (p. 34).

La parodie permet de tourner en dérision une phrase scélérate de Giraudoux en une seule incise : « “Le pays ne sera sauvé que provisoirement par les seules frontières armées ; il ne peut l’être définitivement que par la race française [NDLA : on dirait qu’il parle de vaches] […]” » (p. 35). Plus généralement, l’ironie se fait mordante pour fustiger « la crasseuse imagination des hommes de profits », qui iront de prodige en prodige après la bombe atomique. Le jeu de massacre n’épargne pas la figure du Général : « Inoxydable mythe français, façon Napoléon avec l’électricité et le tout-à-l’égout » (p. 42)… C’est que Centre épique n’a de cesse de saper les fondements de « la grande usine à fabriquer de la mythologie et fournisseurs d’images en Technicolor » (p. 38), et toutes épinaleries : la Résistance (« Belles histoires, roman national surexposé »), la Libération, le retour des Héros…

« Le passé fait toujours retour. C’est même pour ça qu’on enregistre le présent – qu’on l’enregistre pour plus tard »… Ainsi, pauvres de nous, nous avons l’esprit épique, mais toute épopée n’existe que par et dans l’illusion rétrospective. Grands enfants que nous sommes, nous avons besoin de notre coffre à jouets imaginaire pour garder le sourire.

Jean-Michel Espitallier, Centre épique, éditions de l’Attente, octobre 2020, 100 pages.


[1] Cf. mon compte rendu paru sur Libr-critique.

Fabrice Thumerel

Chercheur en littérature et sciences sociales, Critique fondateur de libr-critique.com

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Notes

[1] Cf. mon compte rendu paru sur Libr-critique.