Cinéma

Cinéma : commerce et confinement

Réalisateur et écrivain

Emmanuel Macron a annoncé le 24 novembre la réouverture des salles de cinéma, sous conditions, le 15 décembre. Mais le confinement aura bouleversé la place du spectateur en empêchant l’accès aux salles obscures. Les films visionnés sur des écrans de secours, bien plus petits que ceux des salles, ont vu leur impact considérablement affaibli. Le « regard-collectionneur » s’est ainsi substitué au « regard-spectateur » : nous sommes priés de collectionner les films que multiplient les maîtres des réseaux, Netflix, Amazon et Cie, et peu leur importe que nous n’en tirions rien de mieux qu’une curiosité satisfaite.

Avant la mise à disposition d’un vaccin, proche nous l’espérons, les confinements imposés en réponse à la pandémie empêchent l’exercice du cinéma en salle et bouleversent, du coup, la « place du spectateur ». Les festivals de cinéma, hauts lieux d’une cinéphilie ouverte, se sont résolus, à l’exception de Cannes, à passer en ligne, à aligner, donc, les films sur des écrans – télévisions, ordinateurs, téléphones portables – bien plus petits que ceux des salles. La question de la taille de l’écran est décisive : dans les salles de cinéma, il est plus grand que celles et ceux qui le regardent, ailleurs, non. La numérisation des films a certes permis de réduire considérablement la machinerie des projections sur grands écrans, dans de « vraies salles » – mais c’est précisément le problème en temps de confinement.

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Passant au « petit » écran, il est clair qu’on rapproche le cinéma des films et séries télévisés. Et si l’on en croit les avertissements de tous les festivals de cinéma (fiction et documentaire), ce passage est douloureux. On regrette, on se plaint, mais on migre quand même. Il y va du maintien du nom du festival, de sa notoriété, de sa nécessité, enjeux de taille, qu’il faut sauver en ces temps mauvais, fût-ce au détriment de ce qui s’appelle « cinéma » et qui suppose un regard-spectateur engagé.

Même dans un festival, qui est d’abord exposition des films choisis, il est possible que spectatrices et spectateurs rencontrent – pour de vrai, dans des projections en salle – des films qui les touchent, qui les changent, qui leur font voir le monde et leurs contemporains autrement. Sinon, pourquoi le cinéma ? Paillettes et tapis rouges ou pas, ce sont les films qui peuvent changer celles et ceux qui les regardent.

Il est à redouter que les migrations du cinéma hors des salles n’annulent l’intensification des vies filmées qui a lieu sur ces écrans plus grands que nous.

La taille réduite des écrans de secours (« faute de mieux »), les rendant maniables et portables, affaiblit ou même annule leur impact. L’écart de proportion entre taille de l’écran et taille de celles et ceux qui le regardent change radicalement le fonctionnement du film : plus grand que moi, l’écran me déborde, il m’aspire dans les images, il rend difficile une prise de distance, il me ramène aux limites de l’enfance. Plus petit, c’est un accessoire qui peut être oublié dans un coin de salon.

Ces écrans de secours – logés dans des sites et situations banals et déjà adonnés à d’autres activités (bureaux, domiciles, aéroports, etc.), dans des espaces souvent plus éclairés que les salles –, ne sont plus en mesure de suspendre le monde pendant le temps du cinéma. Pas plus qu’ils ne peuvent nous donner accès à cette part invisible du cinéma, le hors-champ – sinistrement meublé, hors des salles, des décors du quotidien. Autant de réductions qui nous maintiennent dans la vie ordinaire… et pour cela nous n’avons pas besoin du cinéma.

La série non-encore finie des confinements nous aura poussés à consommer un ersatz de cinéma, un semblant, qui abuse du nom de « cinéma », avec la complicité des sites de diffusion télévisuelle ravis de l’aubaine, des « commerciaux » prêts à vendre l’âme du cinéma pour une poignée de dollars, des festivals de cinéma eux-mêmes acceptant, larme à l’œil, de bazarder le cinéma pour maintenir leurs programmes à l’affiche.

Mais aucun film, combinaison d’écran et de rêve, ne se ramène à son affiche. Aucun film ne peut s’abstraire des conditions de projection établies dès 1895 (première projection Lumière). La délocalisation du cinéma est cohérente avec la numérisation des films. On ne pouvait pas, il y a dix ans, transporter un projeteur de cinéma 35 mm dans une salle de classe ou un bar. Un lecteur de fichiers tient sous le bras, et l’écran transporté est évidemment petit modèle.

Ce vampirisme du grand par le petit et de l’original par le simulacre, risque, hélas, de durer assez longtemps pour nous déshabituer des salles de cinéma. Le spectateur, la spectatrice sont des êtres transitoires. Ils n’existent que dans le temps de la séance et par elle. Ils sont modelés par les conditions matérielles de la projection. S’installant dans une salle de cinéma, ils entrent dans un autre monde où l’on se plie à un rituel à peu près immuable.

Mais quand les films ne sont plus visibles dans les salles de cinéma et qu’il faut par la force des choses — pour satisfaire notre insatiable curiosité ou distraire notre ennui — les transporter sur des écrans de salon ou de poche, une mutation s’opère : nous n’allons plus pouvoir nous laisser envahir par le film, nous laisser déborder et transir — pour emprunter la formule célèbre de Proust sur la littérature, qui me semble concerner une certaine part du cinéma : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue… ».

Il est à redouter que les migrations du cinéma hors des salles n’annulent l’intensification des vies filmées qui a lieu sur ces écrans plus grands que nous. En idéalistes, nous avons pu croire que les œuvres de l’art se présentaient à nous sans être affectées – sans que notre relation avec elles soit affectée – par les conditions de leur réception.

Carlo Ginzburg remarquait comment le livre imprimé, quels que soient ses modes d’impression ou de publication, conservait même écriture et mêmes effets de forme et de sens, alors que ce n’est pas le cas des dessins, peintures et autres illustrations, dépendant des matières : grammage du papier, toiles, encres, sensibilités à la lumière, outils de l’artiste ou de l’artisan, supports… Et, dans le cas des objets temporels, musiques, films, installations, leurs effets ne prennent réalité et substance artistique que dans un passage obligé par les contingences des écoutes et visions ; par la présence, donc, d’un être sensible, voyant et entendant ; par, en somme, les écarts des spécificités subjectives.

Le film « qui nous arrive » (Robert Kramer) est déterminé par l’ensemble des circonstances de son arrivée, infiniment aléatoires. Le rôle décisif des machines dans la réalisation et la projection d’un film en renforce paradoxalement la dimension imaginaire : le spectateur aura sa propre vision – singulière, inéchangeable – de ce qui se joue sur l’écran. Seul au milieu des autres, chaque spectateur (se) fait son film.

La dimension auratique de la rencontre d’un film et d’un sujet, tient à ce que chaque vision est, pour chacun-chacune d’entre nous, une première fois, unique, irrépétable. Quoi qu’il en soit de l’uniformité (relative) des copies et du rôle majeur des machines, il n’y a pas de film qui ne dépende de sa réception.

Que nous disent les plus beaux dessins s’ils sont confinés dans un carton ? Les plus beaux films, s’ils nous attendent sur les étagères d’une cinémathèque ou les sites d’un serveur ? Nous sommes de fait les éveilleurs des beautés – les révélateurs – bien que nous soyons toujours dépendants d’une « pensée magique » qui veut que les œuvres aient une existence indépendamment de la relation à nos sens, nos corps, nos sentiments.

Les tailles des écrans aident pour beaucoup à l’établissement du regard-spectateur dans la durée d’un long-métrage.

Les tailles des écrans aident pour beaucoup à l’établissement du regard-spectateur dans la durée d’un long-métrage. Le temps ne passe pas de la même façon sur grand ou moins grand écran. Entrer dans un film, s’y impliquer en tant que sujet (plus ou moins voyeur) demande de perdre l’exacte conscience des bords de l’image, de ne plus voir les valeurs de cadre : être « dans » un film, c’est dénier le fait qu’il est cadré (par une machine).

Mais la première condition de cette implication est tout simplement la faculté de croire. Rien ne se passe si l’on n’y croit pas. Le grand écran facilite cette croyance. Nous sommes tous (plus ou moins) des êtres de « croyance », pour autant que nous sommes des êtres parlants. Mais il semble bien que l’une des fonctions du cinéma soit de réactiver et réveiller les occasions de croyance dans un temps où elles sont minorées, rejetées, voire ridiculisées (les petits malins : fiers de croire qu’ils ne croient pas) ; et où le doute systématique et radical (les fake news) s’est substitué à la persistante interrogation sur le « vrai » et le « faux » qui définit la place du spectateur. Entre-deux. Rêve et réalité. (C’est ce que font depuis longtemps les représentations, jouer de la réversibilité, de l’incertitude, du flou, jusqu’au comique – Billy Wilder).

Ce qui passe sur l’écran, nous n’en sommes pas vraiment « sûrs ». Le doute se renouvelle et reste doute. Les fanatismes n’en veulent rien savoir : croire, pour eux, c’est être dans l’absolu et non le relatif. Mais au cinéma, comme au théâtre, en peinture, etc., croire c’est douter. Douter, c’est entrer dans le film. Au prix d’une telle implication seulement, le film nous parle et nous l’entendons, il devient nôtre.

Autrement, quoi que nous voulions, nous papillonnons. L’attention est une exception et il faut la puissance d’une construction narrative ou dramatique, la découverte d’un ailleurs dans les images et par les sons, la fascination exercée par les corps et décors filmés pour nous retenir dans le film. Le regard est distrait. Le regard-spectateur le serait un peu moins puisque le grand écran se prête par ses dimensions à une exploration qui ne franchisse pas les limites du cadre.

L’écran des télévisions et des ordinateurs, lui, est inclus dans un champ visuel qui l’excède, et dès lors comment n’être pas tenté de sortir du cadre, du film, pour aller voir ce qu’il y a « autour » ? La curiosité toujours nous tenaille, mais autour des écrans moins grands que moi, il y a un décor, des meubles, tout un bric-à-brac familier guère propice au trouble subjectif – ce trouble des places, des convictions, des identités, même, que tente de produire le cinéma qui veut jouer plus qu’un rôle platement distractif.

La machine cinématographique – caméras, projecteurs, écrans, nuit autour des regards-spectateur – joue avec un certain frisson d’inconnu, crée un désir de découvertes. On peut « entrer dans le film », oublier ses voisins, la salle tout entière, son propre corps, le monde d’où l’on vient, les disciplines subies, les obligations sociales… pour se livrer aux contraintes librement consenties de la vision des films, qui sera dès lors moins aliénante que libératrice.
Ce couple liberté/contrainte est exactement ce qui est en jeu dans la puissance du cinéma. Que l’on affaiblisse les contraintes, par exemple celle qui veut que spectatrice et spectateur ne marchent ni ne parlent pendant la projection, et la relation cinématographique en cours casse.

Il est vrai que le marché, notre commune condition forcée, n’a que faire des hésitations, des flottements, des troubles subjectifs. Le regard-collectionneur lui convient mieux que le regard-spectateur. Tout est à consommer. Nous sommes priés de collectionner les films sur les écrans (réduits) que multiplient les maîtres des réseaux, Netflix, Amazon et Cie. Peu leur importe que nous n’en tirions rien de mieux qu’une curiosité satisfaite.


Jean-Louis Comolli

Réalisateur et écrivain

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