Voyage dans le temps immobile – à propos d’Un détail mineur d’Adania Shibli
Après avoir publié des nouvelles, Adania Shibli a fait paraître depuis le début des années 2000 trois romans, tous traduits en français chez Actes Sud : Reflets sur un mur blanc, Nous sommes tous à égale distance de l’amour, et celui qui paraît ces jours-ci, Un détail mineur. Trois romans en presque vingt ans, de la part d’une auteure dont le premier opus a d’emblée été couronné par le prix du roman palestinien de la fondation Qattan, on jugera sans doute que c’est peu. Qu’à cela ne tienne. La littérature n’est pas une course de vitesse, contrairement à ce que pourrait laisser penser un certain état de l’édition en France.
Adania Shibli a pris son temps d’autant qu’elle n’a cessé d’être en proie à cette question difficile, en particulier pour Un détail mineur qui a demandé douze ans de gestation : quelle littérature est possible quand la Palestine traverse une période sombre, notamment dans les années qui ont suivi le déclenchement de la seconde Intifada ? Quel sens garde alors la pratique de la littérature ? Qu’écrire et quelle forme donner à cette écriture ?
Un détail mineur est une réponse donnée à ces questions. Une réponse ajustée, méticuleusement construite et d’une pertinence cristalline. Où l’auteure a établi une distance par rapport aux faits contemporains à l’écriture de son roman, en même temps qu’elle a insufflé une violence froide et radicale. La forme pour laquelle elle a opté, autant dans la construction que dans le style, y est pour beaucoup.
Adania Shibli affectionne les structures narratives éclatées. C’était déjà le cas de son livre précédent, Nous sommes tous à égale distance de l’amour, qui se divisait en nouvelles autour d’un axe commun. Ici, le roman se présente sous forme d’un diptyque. La première partie se déroule en 1949, un an après la déclaration de l’État d’Israël tandis que la guerre contre les forces arabes est en train de s’achever. Dans le Néguev, le sud du pays constitué essentiellement de déserts, là où se déroule l’action de cette première partie, les troupes israéliennes continuent de traquer les Arabes.
Le texte commence avec l’installation du camp d’une de ces troupes, menée par un officier. Dans un premier temps, l’intrigue se résume à des missions de reconnaissance, auxquelles l’officier participe lui-même. « Parvenus à la ligne d’armistice [avec l’Egypte], ils inspectèrent la bande frontalière sans repérer la moindre tentative d’infiltration. Le soleil commençait à se rapprocher de l’horizon et tous étaient accablés de chaleur et de poussière ; il donna l’ordre au chauffeur de rentrer au camp. Les rapports avaient beau signaler des mouvements dans la région, ils n’avaient pas croisé âme qui vive au cours de cette patrouille ». Seule péripétie imprévue : l’officier est victime d’une piqûre d’animal durant son sommeil, qui va lui occasionner des troubles physiques, convulsions, état fébrile, vertiges.
Enfin les soldats israéliens trouvent ce qu’ils cherchent : près d’une source, des Bédouins. Ils les tuent avant d’avoir constaté qu’ils étaient sans armes. Seule survivante, une jeune fille, qui est ramenée au camp. On peut deviner les mauvais traitements à venir – et c’est effectivement ce qui va arriver. Mais selon un récit bien spécifique, qui reste extérieur à elle, à ses émotions et à ses pensées.
Elle est l’objet d’une profonde humiliation, forcée de se laver, dénudée, devant tout le peloton, aspergée d’eau froide par un tuyau d’arrosage tenu par l’officier. Ceci n’est pas anodin de la part d’un homme qui paraît obsédé par la propreté. L’auteure multiplie les scènes où l’officier se lave au moyen d’une bassine, procédant de façon rituelle, presque comme s’il s’agissait d’ablutions. L’acte de purification n’est pas loin, tandis que l’officier soigne en même temps sa blessure provoquée par la piqûre, qui, elle, s’infecte.
La jeune fille subit aussi un viol, ou plus exactement un viol collectif, mais à l’abri des regards et à tour de rôle. Celui que commet l’officier, ayant fait ordonner que le lit de la jeune fille soit, cette nuit-là, placé sous sa tente, est le seul auquel on assiste. Étrange scène où le corps du soldat soumet celui de la jeune fille tout en étant en prise à des spasmes fiévreux. Adania Shibli décrit les faits de façon organique, quasi clinique. Enfin, quelques pages plus loin, la Bédouine est arbitrairement exécutée.
Le second volet du diptyque nous met en présence d’une Palestinienne d’aujourd’hui dont nous allons, cette fois-ci, connaître les pensées intimes : elle en est la narratrice – alors que l’histoire précédente était racontée à la troisième personne. Ce qui la touche dans l’épisode de 1949, qu’elle découvre dans un article de journal, n’est pas dû au fait qu’il serait extraordinaire. Au contraire, elle souligne son caractère courant. Elle dit : « Il n’y avait rien d’extraordinaire dans le corps du sujet, en comparaison avec ce que l’on peut vivre au quotidien dans un endroit où règne le tumulte de l’occupation et où le meurtre est monnaie courante […] D’ailleurs, cela n’arrive pas seulement en contexte de guerre, mais aussi dans la vie quotidienne : les meurtres, les viols, et parfois les deux en même temps. » Son intérêt tient à ce qui donne le titre du livre, Un détail mineur.
Ce détail, c’est la date du meurtre de la jeune fille : le 13 août 1949, c’est-à-dire vingt-cinq ans jour pour jour avant sa propre naissance. Remarquons au passage qu’Adania Shibli est née en 1974. Il y a comme une transmission personnelle à travers le temps, qui exige l’implication, l’intervention de la narratrice, y compris contre son gré. Elle n’aura de cesse de « rétablir la vérité ». Cet article l’ignore « parce qu’il passe sous silence la version de la jeune fille. »
On imagine dès lors la narratrice – dénuée de nom, de même que la jeune fille et l’officier – se lancer dans une contre-enquête, se rendre sur place pour recueillir témoignages et documents afin d’éclairer d’une autre lumière ce qui s’est passé, et finir par établir une version alternative. Le roman prendrait de cette manière une tournure classique. Même si c’est bien le souhait – ou le rêve – de la narratrice, il ne peut en aller tout à fait ainsi. Ce serait possible si les citoyens vivant dans cette région avaient tous les mêmes droits. Mais elle est palestinienne. Quantité de choses lui sont interdites. Ne serait-ce que de se rendre de Ramallah, où elle habite, jusque dans le Néguev, qui se situe dans une zone à laquelle sa carte verte (délivrée par l’Autorité palestinienne) ne lui donne pas accès. La narratrice va devoir ruser, ce qui la met d’emblée dans l’illégalité.
On est embarqué dans un road-movie entravé, avançant au ralenti.
Ce second volet ne s’ouvre pas pour rien sur des considérations fantasmatiques sur le dépassement des frontières et la transgression des limites. Dans un entretien accordé cet été au festival d’Edimbourg, Andania Shibli traçait avec ironie une correspondance entre la situation des Palestiniens et le confinement : « J’ai les anticorps contre le mouvement, déclarait-elle. Je suis immunisée. »
Le chemin de cette contre-enquête s’annonce donc pavé d’embûches. L’expression n’a rien d’une image. Une fois montée dans sa voiture louée – non à son nom, elle n’en a pas le droit – la narratrice, de check-points en murs de « sécurité » coupant abruptement les routes, va suivre un parcours labyrinthique. On est embarqué dans un road-movie entravé, avançant au ralenti.
Les paysages que l’on traverse, une fois dans le Néguev, ressemblent à ceux que photographie Ahlam Shibli, une homonyme, artiste palestinienne, qui s’est notamment penchée sur le sort des Bédouins restés sur place dans une attitude de défi alors que l’État d’Israël souhaitait les déplacer. Résultat : ils occupent des zones non reconnues sur les cartes ; ils sont officiellement inexistants. La narratrice s’est d’ailleurs munie de cartes d’origines différentes pour se repérer dans ces régions palimpsestes : l’une est israélienne, l’autre figure la Palestine en 1948 avec tous ses villages pour beaucoup aujourd’hui disparus.
Tant bien que mal, la narratrice parvient tout de même à rallier l’un de ses objectifs : le centre des archives de l’armée israélienne situé dans la colonie de Nirim, c’est-à-dire non loin de l’endroit du camp de 1949. Mais la déception l’emporte, les documents qu’elle consulte ne lui apprennent rien. Le vieux maître des lieux, à qui elle a menti sur son véritable objet de recherche, se rappelle bien d’un meurtre de Bédouine commis à l’époque. « Et là il m’explique que lorsque les Arabes ont des doutes sur le comportement d’une fille, ils la tuent, puis la jettent dans un puits. Il dit à quel point cela le désole, que de telles pratiques soient en usage par chez eux. »
D’une certaine façon, à ce stade, la narratrice pourrait se dire la même chose que Roquentin, le héros de La Nausée : « La vraie nature du présent se dévoilait : il était ce qui existe, et tout ce qui n’était pas présent n’existait pas. Le passé n’existait pas. Pas du tout. » En réalité, la dimension déceptive de sa contre-enquête, fondée idéalement sur des indices objectifs, fait partie intégrante de l’économie du récit. Au gré de ce qui ressemble à un changement progressif de focale, des sensations ou des faits et gestes, qui semblaient seconds ou circonstanciels, passent au premier plan. Ce sont eux qui deviennent signifiants, d’autant qu’ils entrent en résonance avec des éléments du premier volet.
Sans doute ces quelques lignes, au début de cette seconde partie, sur un sujet a priori fort éloigné – la façon de regarder un tableau — livrent une piste quant à la façon de lire le roman : « Certains sont d’avis que se concentrer sur les détails les plus mineurs – comme cette poussière sur le bureau ou les crottes de mouche sur le tableau – est le seul moyen d’accéder à la vérité, voire la preuve ultime de cette dernière. Il y a même des experts en art qui le prétendent. Certes, ils ne disent pas littéralement qu’il convient de remarquer les crottes de mouche sur le tableau, mais ils suggèrent de se concentrer sur ses détails les moins substantiels – non le contraire –, par exemple pour vérifier qu’une œuvre est authentique. »
Ainsi, la narratrice ne cesse d’être en proie à la peur, voire à la panique, qui provoque des tremblements de tout son corps. Voire plus : « Le tumulte de mon cœur manque affoler les oiseaux tellement il palpite à l’instant où l’homme ouvre la porte. » On peut penser à ce que devait éprouver la jeune Bédouine capturée. Mais la correspondance est plus grande encore avec l’officier secoué par des fièvres. À ceci près que la narratrice est terrorisée face à un occupant identifié, qui, si ses subterfuges pour mener à bien sa contre-enquête étaient découverts, la punirait. Lui a été piqué par un animal dont il n’a pas retrouvé trace dans sa tente, bien qu’il l’inspecte dans tous ses recoins à plusieurs reprises. On peut y lire la métaphore du maître des lieux empoisonné par la présence insaisissable de celui qu’il doit chasser.
D’autres gestes de la narratrice, des plus quotidiens, renvoient à l’histoire précédente : quand elle s’enduit d’une couche de mousse de savon sous la douche ; quand elle se renverse de l’essence sur elle et que cette odeur ne la quitte plus – les soldats israéliens avaient inondé les cheveux de la jeune Palestinienne pour éliminer ses poux ; quand elle néglige de s’alimenter…
Le diptyque imaginé par Adania Shibli se révèle être construit en miroir. Mais un miroir sélectif, qui réfléchit l’essentiel de manière furtive, souterraine, impressionniste. Les deux histoires s’éclairent l’une l’autre avec leurs ombres et leurs non-dits, sachant que dans ces régions la pleine et éclatante lumière suscitent des mirages – le mot ouvre et referme à peu de chose près le roman. Adania Shibli a répondu là de façon subtile et puissante aux questions littéraires et politiques qu’elle s’est posée. Un détail mineur a la force de l’inéluctable.
Adania Shibli, Un détail mineur, traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, « Sindbad », Actes Sud, novembre 2020, 126 p.