Prendre la fiction au sérieux – sur Les personnages rêvent aussi de Françoise Lavocat
Quel lecteur n’a jamais oublié, ne fût-ce qu’un instant, que le personnage dont il dévore les aventures n’existe que dans les pages de son livre ? Quel lecteur n’a jamais souhaité continuer à vivre, ne serait-ce que quelques heures, avec Sancho Panza, Werther, Mme de Merteuil, Mrs Dalloway, Albertine, Solal, Bartlebooth ou Raskolnikov, une fois le livre refermé ? Quel lecteur n’a pas désiré, un jour, forcer les portes d’une fiction ou en exfiltrer l’un de ses personnages préférés ? Qui ne s’est pas demandé à quoi pouvait bien ressembler la femme de Colombo ?
Ces questions, qu’on aurait vite fait de tenir pour anodines, naïves ou enfantines, sont en réalité on ne peut plus révélatrices de notre rapport, souvent passionné, aux fictions. Elles font symptôme quant à notre désir de combler les lacunes d’un univers qui, par nature, est incomplet. Si, dans le monde réel, découvrir le visage de la femme d’un inspecteur n’est pas tout à fait impossible à partir du moment où l’on s’en donne les moyens, c’est une autre paire de manches dans le monde de la fiction. Car vous aurez beau faire, vous ne ferez pas sortir Mme Colombo d’une loge où elle ne se trouve pas – à moins, bien sûr, de réaliser vous-même une série qui lui soit consacrée, comme certains s’y sont essayés.
Toutefois, celui qui souhaite connaître les proportions exactes des ingrédients de la potion magique de Panoramix, la recette du doubitchou du Père Noël est une ordure, des madeleines de tante Léonie ou de la pièce montée de Madame Bovary n’est pas qu’un individu rongé par la curiosité – ou la gourmandise ; il est celui qui exacerbe l’attitude fondamentale de tout lecteur : prendre, d’une manière ou d’une autre, la fiction au sérieux.
Tel est le pari du récent livre de Françoise Lavocat dont le beau titre, Les personnages rêvent aussi, donne immédiatement un aperçu de son ambitieux programme : prendre les personnages au sérieux tout en leur gardant leur statut de personnage. Car si ces êtres de papier rêvent aussi, ce n’est pas qu’ils sont comme les êtres humains, c’est qu’ils ont une vie propre, qui a ses règles, et que Françoise Lavocat a décidé d’explorer. Pour ce faire, la forme choisie fait sens : Les personnages rêvent aussi se présente comme un « conte philosophique », un genre aujourd’hui passé de mode mais qui avait prospéré au XVIIIe siècle, en particulier sous la plume de Voltaire avec, entre autres, Candide, Zadig ou Micromégas. Mais l’auteure nous prouve que ce genre n’a rien de désuet. Entre essai et fiction, ce texte hybride ressuscite le plus grand nombre possible de personnages pour les réunir, dans un climat merveilleux, à Shadavar, la planète Fiction.
Ces personnages s’efforcent de comprendre ce que signifie pour eux, et indirectement pour nous, le fait qu’ils soient des individus de papier.
Le lecteur pourra ainsi se délecter de rencontres autant improbables que savoureuses, entre la Caecilia de La Rose pourpre du Caire, Han Solo, Corto Maltese, Mr Pickwick, Lady Macbeth, Hermione Granger, et même Chloé Delaume. À suivre leurs conversations animées, on se souvient de ces sujets de dissertation qui ne sont plus aujourd’hui de mise et qui invitaient à imaginer ce genre de discussions. Perec, dans La Vie mode d’emploi, en donne un aperçu malicieux quand, dans la salle d’attente du docteur Dinteville, il nous montre un professeur de français qui s’apprête à corriger des copies répondant à l’intitulé suivant : « Dans les Enfers, Raskolnikov rencontre Meursault (« L’Étranger »). Imaginez leur dialogue en prenant vos exemples dans l’œuvre des deux auteurs. » Françoise Lavocat ne se l’est pas fait dire deux fois.
C’est ainsi aux personnages eux-mêmes qu’elle confie la mission d’interroger leur propre condition, à savoir la fiction. Au gré de péripéties et de dialogues, voire de débats, ces personnages s’efforcent de comprendre ce que signifie pour eux, et indirectement pour nous, le fait qu’ils soient des individus de papier. C’est pourquoi ces créatures fictionnelles, qu’elles proviennent de romans, pièces de théâtre, opéras, films, chansons ou poèmes, mènent une existence qui est tout sauf paisible.
En effet, si personne ne travaille sur Shadavar, cette planète presque utopique est néanmoins troublée par des tensions et des procès qui mettent en lumière la complexité de nos propres relations avec la fiction. Les personnages ont à défendre leur existence fictive, sans cesse remaniée par les nouvelles inventions des humains à leur sujet. C’est par exemple ce qui arrive à la Caecilia de La Rose pourpre du Caire qui connaîtra bien des déboires à la suite d’une fanfiction écrite à son sujet… Les personnages luttent dès lors pour maintenir la spécificité de leur mode de vie, pour protéger la précieuse frontière qui les sépare du réel et qui, si elle venait à disparaître, signerait la fin de leur existence et de leur planète. Aussi a-t-on par exemple créé un étrange appareil, le chiméramètre, destiné à mesurer le degré de fictionnalité de tout nouvel individu qui souhaiterait obtenir une autorisation de séjour à Shadavar…
Il faut dire que vivre de la sorte, entouré de créatures fictionnelles, pose évidemment des problèmes de frontière : peut-on par exemple mettre sur le même plan les avatars des jeux vidéo et les protagonistes ? Comment considérer les personnages historiques comme Napoléon ? Ceux de Tolstoï, Rostand, Dumas sont-ils identiques, superposables, complémentaires ? Don Quichotte est-il le même quand il apparaît dans une autre fiction que celle de Cervantès ?
Cet essai-fiction est un carrefour de fictions, de suites, de possibles ou d’expansions d’autres univers fictionnels et de vies de personnages.
Françoise Lavocat nous rappelle à ce sujet une situation assez exceptionnelle : après la première partie du roman de Cervantès, qui annonçait une suite sans la donner à lire, un certain Alonso Fernández de Avellaneda n’a pas attendu que Cervantès la rédige et l’a devancé en publiant la sienne. C’est peut-être pour riposter que Cervantès a finalement écrit lui-même sa deuxième partie, dans laquelle il fait dénoncer par ses personnages la suite d’Avellaneda qui les met en scène. Sherlock Holmes, de son côté, a suscité d’innombrables suites et versions, qui instaurent dans notre esprit une image pour le moins composite du célèbre détective. Sans parler évidemment de James Bond, qui existe aussi bien dans les romans de Ian Flemming que dans d’innombrables textes et films…
Ces phénomènes de réapparition de personnages, de prolongements d’intrigues, de partages d’univers fictionnels, qu’on range sous l’étiquette de transfictionnalité, transgressent volontiers la frontière ontologique qui sépare l’être humain du personnage de fiction. Si bien que, non contente de les passer au peigne fin, Françoise Lavocat les mobilise pour écrire Les personnages rêvent aussi. Son essai-fiction est aussi et surtout un essai-transfiction qui ne se cantonne pas à prolonger une ou deux fictions, mais qui a délibérément choisi d’être un carrefour de fictions, de suites, de possibles ou d’expansions d’autres univers fictionnels et de vies de personnages qui continuent leur existence à Shadavar.
Vivre avec Sancho Panza, Werther, Mme de Merteuil, Mrs Dalloway, Albertine, Solal, Bartlebooth ou Raskolnikov donc ? Pourquoi pas, après tout. Car Les personnages rêvent aussi met ses pas dans ceux de tous ceux qui ont pris la fiction au sérieux. On se souvient par exemple que, dans Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature et Carnet d’adresses de quelques personnages fictifs de la littérature, Didier Blonde avait recensé, le plus sérieusement du monde, les adresses de nombreux personnages comme s’ils avaient vécu parmi nous. Dans Prière d’achever, John Connolly avait pour sa part inventé une bibliothèque fantôme qui servait de refuge aux personnages de fiction condamnés à rejouer sans cesse leurs derniers instants.
Françoise Lavocat, à son tour, se soucie de la vie des êtres de fiction et, pour cela, les dote d’un pays imaginaire qui les accueille. Mais, à la différence de la plupart de ses prédécesseurs, elle le fait armée des outils de la théorie littéraire, mobilisant une salutaire distance critique qui lui permet de regarder d’un œil neuf ce que notre relation aux personnages de fiction dit de la littérature mais aussi et surtout ce qu’elle dit de nous.
Françoise Lavocat, Les personnages rêvent aussi, Hermann, « Fictions pensantes », juin 2020, 278 pages.