Littérature

Un conte de Noël – sur Ce genre de petites choses de Claire Keegan

Critique Littéraire

Ce genre de petites choses de Claire Keegan est un conte de Noël, soit un texte réaliste qui se déroule à New Ross (Irlande) en fin d’année 1985, mais dont la portée morale le place au-dessus de la mêlée, hors du temps. Bill Furlong, le héros, est un homme qui transporte un lourd chagrin et un passé pesant. Il en a développé une répulsion devant ce qui est indigne et injuste, or il va devoir choisir entre la dignité et l’indifférence, entre héberger ou non une jeune-fille retenue prisonnière dans le couvent auquel il livre le bois.

Ce n’est pas rien, ces petites choses. C’est une grande respiration que l’on prend pour ne pas pleurer devant les autres, l’intuition qui nous traverse l’esprit, dans un doux moment, « que rien ne se reproduirait jamais ; à chacun était donné des jours et des occasions qui ne se présenteraient pas une seconde fois. » ; ce sont les choses que l’on dit et que l’on fait, celles que l’on ne dit pas et que l’on ne fait pas, et « qui, quand on les totalisait représentaient une vie. » Merveilleux et bref roman de l’Irlandaise Claire Keegan, née en 1968, Ce genre de petites choses enregistre ces frictions qui ouvrent des abymes et attisent la solitude.

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Personne ne peut partager le fardeau qui pèse dans ces moments-là sur nos épaules ou notre tête. Le poids parfois destructeur de ces « petites choses » tient à leur fugacité et à leur nébulosité. Elles sont d’autant plus douloureuses qu’elles sont incommunicables. C’est un cercle vicieux. Leurs jaillissements et leurs conséquences nous sont montrés, dans ce livre, du seul point de vue de Bill Furlong. On est en 1985 dans la ville de New Ross, en Irlande. Les gens émigrent aux États-Unis, le chômage frappe fort, le chantier naval a fermé, la misère se voit dans la rue. C’est le pays de la pluie et de la bière brune.

Le roman commence en octobre. Noël, cette fête qui « révélait toujours et le meilleur et le pire chez les gens », approche et se prépare. Un épicéa se dresse sur la place centrale. Ce genre de petites choses est un conte de Noël. C’est un texte réaliste, des dates y figurent mais sa portée morale le place au-dessus de la mêlée, hors du temps. On songe, en le lisant, aux nouvelles de Tchekhov et aux romans d’Aharon Appelfeld. Il y a aussi quelque chose des Misérables de Victor Hugo dans les personnages masculins de l’auteure, tous textes confondus.

Les hommes qu’invente Claire Keegan sont bons. Ce sont des sauveurs d’enfants, comme Jean Valjean. Éditée en France par Sabine Wespieser, Claire Keegan est traduite livre après livre par Jacqueline Odin, qui restitue la retenue de son écriture, l’extrême finesse et l’élégance de ses remarques psychologiques. Sont déjà parus L’Antarctique et À travers les champs bleus, des recueils de nouvelles, et Les trois lumières, un roman aussi beau et poignant que Ce genre de petites choses, qui est un succès de librairie. Tiré à sa sortie, le 5 novembre, à 8 000 exemplaires, il l’est aujourd’hui à 20 000. Comme Les trois lumières, Ce genre de petites choses a une fin ouverte. Au lecteur d’imaginer le pire ou le meilleur.

Claire Keegan s’inspire d’un scandale réel qui a secoué l’Irlande, celui des blanchisseries des sœurs Magdalen.

Bill Furlong, né en 1947, est le propriétaire du dépôt de charbon et de bois de New Ross. Avec sa femme, Eileen, ils ont cinq filles qui montrent « des dispositions » en classe. Le couple vit dans l’harmonie, et modestement, même si la toute petite entreprise de Furlong ne connaît pas la crise. Cet homme transporte un chagrin et un passé, davantage que d’autres êtres : il n’a jamais su qui était son père et sa mère fut mise à la porte par ses parents lorsqu’elle tomba enceinte, à quinze ans. Elle était domestique chez une certaine Mrs. Wilson, « la veuve protestante qui habitait la maison de maître à l’extérieur de la ville. Elle n’avait pas d’enfant à elle. Elle paraissait assez peu se soucier des jugements des autres, mais menait sa propre existence avec modération, vivant de la pension qu’elle recevait du fait que son mari avait été tué à la guerre. »

Non seulement Mrs. Wilson n’a pas renvoyé de chez elle la mère de Bill, mais celui-ci fut élevé chez elle. L’honorable Mrs. Wilson, décédée lorsque s’ouvre le livre, a tout de la grande dame. C’est une femme de devoir, insensible aux commérages et sûre d’elle. C’est à cause, ou grâce à Madame Wilson que William (dont « Bill » est l’abréviation) s’appelle William. C’est en effet un « prénom protestant par excellence », précise en note la traductrice du roman. Les mauvaises langues disent que la veuve a pris soin de l’enfant parce qu’il a été « engendré » par l’un des siens, c’est-à-dire par un protestant. On n’en sait rien, Bill ignore tout de son père.

Malgré la bienveillance de Mrs. Wilson, Furlong a grandi en éprouvant la différence entre lui et les autres enfants. Il sentait particulièrement ce décalage à Noël, justement, puisqu’il n’obtenait pas les cadeaux qu’il désirait. Mrs. Wilson avait néanmoins pour lui de la bonté. Elle lui disait, à propos de ses excellents résultats scolaires : « Tu es un honneur pour toi-même. » Mais elle voyait en lui le fils d’une domestique. Furlong était aussi souvent l’objet de moqueries de la part des autres enfants. Au lieu d’en concevoir de l’amertume, il a développé en devenant adulte une répulsion devant ce qui est indigne et injuste.

C’est pourquoi il ne supporte pas de trouver une très jeune fille, pieds nus, sale, vêtue de haillons, retenue prisonnière dans le local à charbon du couvent auquel il livre le bois. Le bruit court que les sœurs exploitent ces filles, souvent mères, pour des travaux de blanchisserie. Claire Keegan s’inspire ici d’un scandale réel qui a secoué l’Irlande, celui des blanchisseries des sœurs Magdalen. Des filles tombées enceintes très jeunes furent chassées de chez elles, séparées de leur bébé qui était jeté aux fosses communes ou placé. Elles travaillaient comme esclaves pour les religieuses. La dernière blanchisserie de ce type a fermé ses portes en 1996.

Sauver cette enfant, la prendre chez lui et assurer son éducation devient l’obsession de Furlong. Mais il doit passer outre plusieurs obstacles, à commencer par la résistance de sa propre femme. Elle sait que la tranquillité de leur famille perdure grâce à leur « attitude discrète ». S’en prendre aux religieuses en sortant l’enfant de cet enfer remuerait des eaux sales : « Ce ne sont pas mes oignons, mais vous savez certainement que ces religieuses ont des intérêts partout. », dit à Bill Furlong une commerçante à laquelle il parle de ces filles recluses, un secret de Polichinelle.

Les sœurs ont aidé tout le monde à New Ross, elles seront défendues si elles sont attaquées par Furlong. Réponse de Furlong à cette commerçante : « Assurément elles n’ont que le pouvoir que nous leur donnons, n’est-ce pas, Mrs. Kehoe ? » Quant à Eileen, elle reproche à son mari d’avoir « le cœur tendre », et ajoute une mauvaise pique : « Écoute, il y a des filles qui s’attirent des ennuis ; tu le sais, ça. » C’est bien sûr à la mère de Furlong qu’elle fait allusion. Alors, « une petite chose dure se forma alors dans la gorge de Furlong, qu’il essaya mais se sentit incapable d’avaler. Finalement, il ne put ni la chasser ni trouver susceptibles d’atténuer ce qui avait surgi entre eux. » Ce couple solide jusque-là se ressoudera-t-il, ou ces mots sonnent-ils le début de sa fin, le coup d’envoi de son délitement ?

La précarité de chaque condition, surtout si elle est heureuse, habite Ce genre de petites choses.

Ce genre de petites choses est un roman sur la domination : « Il s’agissait d’apprendre à doser et à équilibrer les concessions mutuelles d’une manière qui vous permettait de vous entendre avec les autres aussi bien qu’avec les vôtres. » Les rapports de force de tous ordres sont concernés : ceux qui opposent les commerçants, ou les croyances religieuses. Mais sont privilégiés les rapports de force qui traversent la famille et le couple.

Furlong s’est forgé une intelligence de la domination dans l’enfance. Elevé auprès de Mrs. Wilson, il a appris à distinguer les coups qu’il faut savoir accepter de ceux qui sont inacceptables. Il est davantage sensible à la souffrance des autres que son épouse – mais peut-être sommes-nous injuste, puisque le point de vue d’Eileen n’est pas donné. Bill Furlong a aussi acquis, en fréquentant Mrs. Wilson, un goût esthétique qui manque à Eileen, Claire Keegan le note de façon subtile : Bill sent sa supériorité quand il regarde « les bibelots qu’elle aimait collectionner mais qu’il trouvait médiocres d’une certaine manière, ayant grandi dans une maison ornée d’objets plus beaux, plus simples. Le fait que ceux-ci ne lui aient pas appartenu n’avait jamais semblé important. »

Eileen ne veut pas que son mari se mêle de la maltraitance de ces enfants. Cela ne le regarde pas, ces pauvres filles ne sont pas les leurs. Furlong hésite. C’est un homme qui vit sur le fil du rasoir. Il sait, avant même de pénétrer dans le local à charbon du couvent, que « ce serait la chose la plus facile au monde de tout perdre. » Il se sait en sursis. « L’inquiétude continuelle » est sa compagne de tous les instants.

Il est par exemple soucieux en remarquant que l’une de ses filles craint un homme déguisé en père Noël : « Il ne put s’empêcher de se demander si elle serait assez vaillante ou armée pour ce que le monde lui réserverait. » La précarité de chaque condition, surtout si elle est heureuse, habite Ce genre de petites choses, et les autres textes de Claire Keegan aussi, d’ailleurs. C’est un autre point avec les romans d’Appelfeld. La Shoah n’est pas en toile de fond, mais la bonté vacillante des gens, si.

Claire Keegan prête souvent aux femmes un savoir que l’autre sexe n’a pas. Ce sont les personnages masculins qui énoncent ces comparaisons bien qu’elles ne leur soient pas favorables : « Il était facile de comprendre pourquoi les femmes craignaient les hommes avec leur force physique, leur concupiscence et leurs pouvoirs dans la société, mais les femmes, avec leurs fines intuitions, étaient beaucoup plus profondes : elles pouvaient prédire ce qui allait arriver longtemps à l’avance, en rêver au cours de la nuit, et lire dans vos pensées. » Furlong doit faire un choix entre la dignité, qui consisterait à prendre la fille chez lui, ou l’indifférence, plus raisonnable, que conseille Eileen.

Une rivière coule dans Ce genre de petites choses, la Barrow, « une rivière à saumons et au courant fort ». L’une des filles du couvent veut s’y noyer et supplie Furlong de l’y conduire. Lui-même y aperçoit son reflet de temps en temps. Il n’aime pas s’y regarder, par hantise d’y reconnaître « la part ordinaire de lui-même » avec laquelle il romprait en emportant la fillette loin des religieuses.

 

Claire Keegan, Ce genre de petites choses, traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, Editions Sabine Wespieser, novembre 2020, 118 pages.


Virginie Bloch-Lainé

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