Cinquante nuances de Le Carré
Un géant des lettres britanniques s’est éteint samedi dernier. Héritier de Charles Dickens et de Joseph Conrad, l’auteur de L’espion qui venait du froid (1963) a élevé un genre mineur, le roman d’espionnage, au rang d’art majeur. Mais, reprenons. Comme à chaque fois qu’un écrivain tire sa révérence, il est bon de réfléchir à la trace qu’il laisse. Aux circonstances qui ont fait de lui l’auteur qu’il est devenu. À ce qui l’aura maintenu en vie, alive and kicking, comme disent les Anglais. Le genre ne change rien à l’affaire. Pas plus que le Zeitgeist.
C’est son statut, figuré cette fois, d’agent double, qui a fait de l’ancien espion au service du Secret Intelligence Service un véritable écrivain. « Un agent double se met au service de camps apparemment antagonistes, mais il y a trahison et trahison », posait Pierre Mertens au seuil de l’étude consacrée à L’Agent double (1989). Les trahisons qu’évoque Mertens sont celles qu’il prête à Marguerite Duras, Julien Gracq, Milan Kundera, etc. Le Carré n’y figure pas, mais sa place est à leurs côtés, dès lors que tout écrivain conspire, triche, ment, trahit, pour de vrai comme pour de faux. Du reste, les faux monnayeurs que sont les romanciers finissent toujours par « épouser les deux faces d’une même… “cause” », écrit Mertens, mais on comprend « pièce ».
C’est ainsi que les écrivains qui se sont faits espions, au même titre que les espions qui sont passés, avec armes et bagages, du côté de l’écriture, ne comptent pas pour rien, en tout cas pas chez nos voisins d’en face.
Christopher Marlowe, ami et rival de Shakespeare, a espionné pour le compte de Francis Walsingham, très proche conseiller de la reine Elisabeth. Daniel Defoe, avant de s’embarquer dans la création de Robinson Crusoe, a tenu un rôle d’agent de liaison auprès du chancelier de l’Échiquier de l’époque. Au tournant du XXe siècle, Rudyard Kipling s’empare d’enjeux hautement stratégiques : au nord du sous-continent indien, là où les tensions entre Afghan