Rediffusion

Éloge de la porosité – à propos de Saturne de Sarah Chiche

Critique

Avec Saturne, le tour de force de Sarah Chiche n’est évidemment pas de raconter l’histoire de ses parents et grands-parents à partir de documents ou de récits, ce qui serait commun, mais de la revivre, de l’écrire comme une métempsycose, de l’autre côté du miroir. Elle ne la redit pas, elle l’in-vente au sens littéral : elle la rencontre. Elle devient ses géniteurs. Rediffusion du 31 août 2020.

Proposition : Saturne est un roman à propos de courges ou de feu.

Exemples : « À la cuisine, des citrouilles au ventre orangé et des tomates dodues mijotent dans une marmite. » (p. 69) « Les glycines fleurissent. Le soleil les brûle. Elles flétrissent, se recroquevillent et tombent. L’été s’avance. Dans les rues de Bab-el-Oued, on se met à suspendre des Algériens à des cordes à linge. On les imbibe d’essence pour les transformer en torches. » (p. 60)

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À la rigueur, on pourrait s’en tenir au titre, Saturne : c’est l’histoire d’un père qui mange ses enfants, et de la vie qui dévore son avenir. « On m’a raconté qu’un héritier déçu à la lecture d’un testament l’avait arraché des mains du notaire pour l’avaler, toute la famille se ruant sur lui à grands cris » (p. 155).

Comme pour les Enténébrés, le précédent roman de Sarah Chiche (Seuil, 2019), on a le sentiment que Saturne ne raconte pas exactement ce qu’il dit « officiellement », mais qu’il s’écrit à côté de lui-même, entre ses propres lignes. Non par erreur, bien sûr, mais exprès. Une vieille ritournelle critique prétend parfois qu’un·e écrivain·e ou artiste a « manqué » son sujet et sa cible, comme si le·la lecteur·ice ou le·la spectateur·ice était mieux informé que l’artiste de ce que celui-ci ou celle-ci pourrait avoir « voulu dire ». On connaît la réponse de Valéry à cette ânerie : « Je n’ai pas voulu dire mais voulu faire et […] c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit ». Renversons la ritournelle critique : il n’y a pas d’œuvre d’art sans manquement au « sujet » – tant la fidélité, comme l’identité, est une chose ennuyeuse.

Les brefs extraits cités plus haut invitent à penser que la beauté de Saturne réside dans la syllepse. Dans une certaine vitesse de flux et reflux : fleurir et brûler… tomber puis s’avancer… avant que l’horreur ne s’étale, dans l’indifférence de l’anonymat, avec une lenteur plombée cette fois, une détermination sourde : « On se met à suspend


Éric Loret

Critique, Journaliste