Littérature

Déclarer son nom – sur Le Neveu d’Anchise de Maryline Desbiolles

Écrivain

Vingt ans après Anchise, roman qui obtint le prix Femina en 1999, Maryline Desbiolles reprend les mêmes personnages et les mêmes lieux, qu’elle revisite par la voix d’un adolescent dans Le Neveu d’Anchise. Ce jeune homme d’aujourd’hui ne fait pas semblant de parler une langue supposée contemporaine : sa voix vient de loin, peut-être même de Virgile, pour dire au plus juste le monde où nous sommes, dans un livre qui s’affranchit du réalisme et atteint à une autre forme de vérité, terriblement littéraire et simplement belle, soucieuse tout à la fois d’ascendance et de renouveau.

On se souvient d’Anchise chez Virgile, père boiteux que son fils, fuyant Troie, emportait sur son dos avant de l’enterrer en Sicile, où l’honoreraient chaque année les fêtes funéraires décrites au chant V de l’Énéide. On se souvient aussi, peut-être, de l’Anchise de Maryline Desbiolles, héros d’un court roman couronné par le prix Femina à la toute fin d’un millénaire qui nous semble aujourd’hui étonnamment lointain… c’était en 1999 (cette année-là, Jean Echenoz recevait le prix Goncourt pour Je m’en vais, et on se rappelle, en passant, avec un peu d’émotion, le sourire de Jérôme Lindon à la réception que donnèrent les Éditions de Minuit pour fêter l’événement).

Maryline Desbiolles était alors peu connue, et son Anchise gardait de l’Italie virgilienne quelque chose d’abrasif, une identité de sud et de feu vif : elle racontait l’histoire d’un deuil impossible, celui d’un homme qui choisit de s’immoler, longtemps après le décès de sa femme, son grand amour, Blanche, sens perdu dès la jeunesse de sa vie d’apiculteur un peu à part. Anchise était un livre de paysages et de passion, ancré dans la terre presque violente de l’arrière-pays niçois, un espace aveuglé en tout cas d’une lumière crue, traversé d’éclats antiques, construit pourtant avec des mots contemporains.

Ce livre, on ne l’avait pas relu, et voilà que nous y invite quelque chose comme sa suite, on voudrait presque dire sa descendance narrative, vingt ans après : Le Neveu d’Anchise. Maryline Desbiolles y a repris des motifs et figures du roman qui l’avait fait connaître, pour interroger cet « après » : notre présent. Anchise est bien toujours mort, mais ce qui reste de sa mémoire se transforme, puisque sa maison, qui demeurait intacte, vient d’être rasée pour laisser place à une déchetterie. Le symbole peut sembler facile, mais dit avec force un certain état du monde dont le roman s’emploie à fixer le cadastre, à mesurer le désastre.

Le tableau n’est pas tendre, en effet, d’une communauté de gens modestes, dont le lien à la nature semble à demi brisé : Aubin, le petit-neveu d’Anchise, regrette les rondeurs de sa mère, abandonnées à la faveur d’une opération qui révèle le diktat d’une norme triste, imposée avec violence à ces êtres un peu perdus, parfois, mais tellement présents, qui regardent Les Feux de l’Amour et écoutent « Chérie FM », se forcent au jogging et commandent des sextoys, mais peuvent aussi s’émouvoir de la poésie de Guillaume Apollinaire. Rien n’est si simple, chez les gens simples, et si Maryline Desbiolles a d’évidentes visées démonstratives, elle voudrait éviter surtout les clichés de la fresque sociale, univoque, monochrome. L’univers qu’elle décrit est bien un monde en chute, détruit par le consumérisme sournois, mais ses personnages gardent leur couleur propre, chatoyante parfois et volontiers gueularde : ce ne sont pas de mornes victimes, et quelque chose d’une victoire, d’un héroïsme même, est possible pour eux à travers le langage.

C’est là le premier attrait de ce roman faussement réaliste, écrit dans un style qui ne l’est pas du tout. L’écrivaine ne cherche aucun mimétisme, le faux naturel de la prétendue jeunesse, ou des effets vains d’oralité. C’est pourtant un adolescent qui raconte, Aubin, au prénom lui-même inattendu, et qui donne son titre au livre : voilà donc le neveu d’Anchise, fier et fort héros-poète, épris d’un Adel de pur conte, bel adolescent arabe d’une cité voisine dont la menace semble être de simple grâce, d’évidente gentillesse, qui séduit la grand-mère et accompagne Aubin dans sa quête d’idéal. Est-il alors envisageable que Chet Baker, génie drogué d’un jazz révolu, apparaisse là, tel un ange anachronique, surgi d’une autre culture pour sauver un tout jeune homme du désespoir contemporain ? Cela n’est pas sûr, et reste de toute façon sans importance : Le Neveu d’Anchise veut toucher au mythe, et y parvient avec une sorte de candeur audacieuse, qui n’est pas sans feu et communique un espoir un peu fou, mélodie entêtante, râle d’une trompette trouvée tel un fétiche, l’instrument magique qui permettrait le passage de l’autre côté.

Le livre, ainsi, réalise dans l’emportement de sa parole le petit prodige d’une évasion.

La beauté du livre de Maryline Desbiolles tient pour beaucoup à ce principe de superposition, d’un décor et d’une langue, comme dans ces décalcomanies d’enfance où l’on collait sans grand souci d’échelle des figures humaines sur un fond de désert ou de campagne. Nous sommes au bord d’une route, plus tout à fait à la ville, pas vraiment à la campagne : dans l’espace bien réel que closent des pavillons sans envergure et ce qu’on devine de zones commerciales proliférantes, de laideurs toujours nouvelles gangrénant le paysage, que l’on soit – comme ici – sur les hauteurs de Nice ou presque partout ailleurs en France. Mais dans ce cauchemar ordinaire d’un décor sali par le présent, s’élève un air, une voix, la possibilité musicale, immémoriale, d’un chant : le fantôme très lointain de Virgile est bien là, et la présence animale, mystérieuse, magnifique, d’un chien comme sorti d’un songe dit une voie simplement poétique, l’échappée possible par la littérature même.

Le livre, ainsi, réalise dans l’emportement de sa parole le petit prodige d’une évasion, dans un élan parfois presque oraculaire : « L’origine est peut-être au-devant de nous », s’exalte Aubin, qui n’est pas avare de formules… « La trompette est notre baiser », « L’enfance ne passe pas, l’été non plus. Nous sommes au temps de l’été qui ne passe pas », « Nous ne sommes plus au temps des chiens mais au temps des agents de déchetterie », « Lorsque je frôle en courant les arbres, que ma peau s’égratigne aux écorces, je vois sur mon passage mille étincelles s’élever, je suis un porte-feu » : autant de percées de ce jeune René Char à vélo, semi-prolétaire et rêveur lyrique, d’une conviction qui nous entraîne, nous console, nous réjouit.

Peut-être trouvera-t-on un peu forcé le procédé d’une telle parole, libre mais discrètement savante, riche d’un passé très ancien…  Elle nous dit cependant quelque chose d’assez puissant sur la transmission, cette affaire sociale et littéraire, tout ensemble. « Déclarer son nom », tel était justement le titre d’un poème de Char, qui associait « l’insouciance et la douleur » et évoquait dans la roue de ses vers d’enfance un « incendie blanc », singulière prémonition du sort d’Anchise, le grand-oncle d’Aubin… Déclarer son nom : dire à la fois la filiation et sortir, pour Anchise, pour Aubin, d’une stricte détermination sociale, d’une fatalité généalogique, en s’offrant l’initiale d’un autre destin, comme une ascendance choisie.

Il y a chez Maryline Desbiolles ce désir d’affirmer, presque naïvement, la possibilité d’une fidélité qui échapperait aux codes si médiocres du temps, pour ne retenir comme héritage et reconnaissance que la beauté, une beauté très ancienne et toujours permise, qui fait se rencontrer Chet Baker et John Berger, Billie Holiday, Cheb Hasni et le souvenir d’Énée, dans l’improbable – et si vraie – conscience d’un garçon d’aujourd’hui. C’est là, dans le lieu seul d’un livre, l’espace permis de la littérature, que le réel croise ce désir d’un monde où l’on entendrait, encore, le vent dans les arbres, le souffle vivant d’un chœur possible, et où les pères seraient de préférence des oncles de fiction. Tout ne peut donc toujours finir mal… Le Neveu d’Anchise a la jeunesse d’un futur dont on rêvera, résolus.

Maryline Desbiolles, Le Neveu d’Anchise, Seuil, janvier 2021, 144 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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