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Que reste-t-il du cinétestostérone des années 80 – à propos de Top Gun

Journaliste

Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski, mais surtout de Tom Cruise et Jerry Bruckheimer, est l’un des films les plus attendus de l’après-Covid : il sera à l’affiche en juillet 2021. L’opus originel vient quant à lui de ressortir en DVD et donne l’occasion de revenir sur ce film emblématique d’un certain cinéma des années 80-90, riche en testostérone, très prisé par le grand public et parfois par la critique la plus pointue. Mais aussi de s’interroger : à quoi ressemblera ce film conçu en 2010 mais tourné dans le sillage de MeToo ? Top Gun 2 peut-il se féminiser voire devenir résolument féministe ?

L’un des films les plus attendus de l’après-Covid est Top Gun : Maverick de Joseph Kosinski, mais surtout de Tom Cruise (acteur principal et producteur) et Jerry Bruckheimer (producteur), véritables têtes pensantes du projet. Ce candidat sérieux au box-office post-Covid constituera la suite longtemps différée de Top Gun (35 ans après !), blockbuster de 1986 réalisé par Tony Scott, mais déjà avec Tom Cruise et produit par Jerry Bruckheimer et son acolyte Don Simpson (décédé entretemps).

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Le non-hasard du commerce faisant toujours bien les choses, l’opus originel ressort le 2 décembre en DVD chez Paramount, enrubanné d’un arsenal technologique et marketing en adéquation avec le virilisme militaire du film. Visez plutôt : édition collector, Blu-Rray, 4K, ultra HD, steelbook (boitier en métal), autant de missiles commerciaux dégainés par la major comme la promesse de pouvoir vivre les exploits aériens de Tom Cruise/Maverick chez soi, aussi bien voire mieux qu’en salle.

Cette double actualité donne l’occasion de revenir sur ce film emblématique d’un certain cinéma des années 80-90, riche en testostérone, très prisé par le grand public et parfois aussi par la critique la plus pointue.

Les « valeurs » animant Top Gun nouent évidemment un rapport étroit avec le masculinisme, le virilisme, le machisme.

Quand Tom Cruise apparaît dans Top Gun, on le connaît déjà pour quelques films (Outsiders de Francis Ford Coppola, Risky Business de Paul Brickman, Legend de Ridley Scott…), jeune premier des années 80 parmi d’autres. Top Gun le transforme d’un seul coup d’un seul en superstar, un statut en or massif qu’il a su préserver jusqu’à ce jour avec une certaine intelligence de carrière puisqu’il a toujours su alterner blockbusters et films d’auteurs, parfois même les deux en même temps.

S’il a collectionné les cartons au box-office et œuvré à la longévité d’une franchise telle que Mission : impossible, Cruise a aussi joué sous la direction de Martin Scorsese, Brian De Palma, Oliver Stone, Barry Levinson, Steven Spielberg, Sidney Pollack, Stanley Kubrick, Michael Mann, JJ Abrams, Ben Stiller, Doug Liman, soit la fine fleur des « A-list directors » des années 80 à aujourd’hui.

Dans Top Gun, Cruise présente tous les critères qui feront de lui une matière durable à blockbusters : un corps athlétique, quasi-graphique, un visage blanc, bien dessiné, propre sur lui, avec ce qu’il faut de malice charmeuse dans le regard pour équilibrer la dureté de sa mâchoire carrée, un jeu qui se prête aussi bien à l’action héroïque qu’à la séduction romantique… Tom Cruise incarne aussi bien le héros qui sauve l’Amérique que le gendre idéal, l’homme providentiel et le « bogoss next door ».

Top Gun a donc été crucial dans l’avènement de l’acteur, c’est le film qui a fait de Tom Cruise plus qu’un nom ou un excellent comédien : une marque, un label, une garantie de retour sur investissement pour les majors hollywoodiennes, et même un auteur si l’on suit la grille d’analyse de la politique des acteurs selon Luc Moulet.

Top Gun est aussi le fleuron de l’attelage Don Simpson-Jerry Bruckheimer, duo de producteurs qui a fait la pluie et le beau temps (surtout le beau temps) à Hollywood dans les années 80-90. À leur actif (et on peut prendre « actif » dans tous les sens du terme), des bornes clignotantes du box-office comme Flashdance, Le Flic de Beverly Hills 1 & 2, Jours de tonnerre, USS Alabama, The Rock. Après le décès de Simpson, Bruckheimer a poursuivi dans la même veine d’un cinéma bodybuildé avec Ennemis d’état, Armageddon, Pearl Harbour, Pirates des Caraïbes 1, 2, 3, 4, 5

Top Gun était la formule chimiquement pure de leur conception du cinéma-tiroir-caisse : un scénario simpliste, des personnages sans épaisseur psychologique, de la pyrotechnie visuelle, une BO gros son contenant si possible un ou deux tubes, des morceaux de bravoure conçus comme des clips, une production chatoyante outillée par une technologie de pointe.

Les productions Simpson-Bruckheimer en général, et Top Gun en particulier, étaient un peu l’équivalent filmique des 4X4 Hummer, ou du hard rock FM de la même époque démoulé par des groupes comme Van Halen, Foreigner, Boston, Bonjovi, Europe, à savoir des objets clinquants, m’as-tu-vu, dénués de finesse, de complexité et de subtilité, mais d’une redoutable efficacité alliée à une puissance de séduction superficielle.

Top Gun racontait la rivalité professionnelle et amoureuse entre deux élèves pilotes de l’US Air Force. Après diverses péripéties, ils se réconcilient en triomphant de l’ennemi commun – russe, évidemment, car en 1986 le Mur de Berlin n’est pas encore tombé. L’histoire de Top Gun est fondée sur tout ce qui fait l’armature et la mythologie des États-Unis : rivalité, compétition, action, héroïsme, victoire, le tout dans un cadre militaire symbolisant la domination géopolitique. Rappelons qu’à cette époque, l’URSS se porte mal alors que les États-Unis sont en plein retour de confiance depuis l’avènement de Ronald Reagan en 1980. Ces « valeurs » animant Top Gun nouent évidemment un rapport étroit avec le masculinisme, le virilisme, le machisme.

Top Gun incarne parfaitement la décennie 80, mais le pire de ce qu’elle proposait, esthétiquement et idéologiquement : c’est le film-emblème des années Reagan.

Le titre « Top Gun » désigne dans le film l’élite des aspirants pilotes, mais « Top Gun » peut aussi se traduire par « super flingue » ou par « super phallus ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans le film puisque Tom Cruise et Val Kilmer continuent par d’autres moyens (être le meilleur pilote, conquérir la femme) les habituels jeux de garçons qui consistent à savoir qui pisse le plus loin ou qui a la plus grosse.

Le masculinisme de Top Gun n’apparaît pas seulement dans son scénario et ses thèmes mais transpire également dans sa mise en scène, ainsi que son mode de production et de marketing. L’esprit de conquête et l’appétence pour le succès sont bien sûr monnaie courante à Hollywood (ainsi que dans la société américaine et dans l’idéologie capitaliste) mais étaient particulièrement exacerbées et assumées par Simpson et Bruckheimer : ces deux-là ne travaillaient pour l’amour de l’art mais pour le sommet du box-office et des dollars qui vont avec.

Ils incarnaient parfaitement leur époque (comme Bernard Tapie en France), ces années yuppies où l’argent et la réussite en affaires étaient les valeurs les plus hautes. Brett Easton Ellis dans American Psycho, ou Martin Scorsese dans Le Loup de Wall Street ont bien décrit cette époque de l’argent-roi, mais ils arboraient la distance critique de l’artiste, là où les businessmen Simpson et Bruckheimer y adhéraient au premier degré.

Bien que votre serviteur ne soit pas convaincu par les théories du male et du female gaze, démenties par une bonne part des grands films qui font l’histoire du cinéma, il faut bien admettre que Top Gun et la plupart des productions Simpson-Bruckheimer donnent du grain à moudre aux contemptrices et contempteurs du regard masculin et à ceux qui établissent un lien entre capitalisme et virilisme.

Dans la sphère du cinéma « sévèrement burné » de ces années-là, Simpson, Bruckheimer et leurs réalisateurs (Tony Scott, Michael Bay…) n’étaient pas les seuls. Viennent à l’esprit les Rocky, les Rambo, les Robocop, les Terminator et autres Conan, ainsi que des acteurs iconiques et très musclés comme Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger.

On peut bien sûr arguer que dans ce lot de héros ou de superhéros conçus comme des surhommes ou des hommes-machines, des films comme Robocop ou Terminator sont plus complexes, retors et critiques dans leurs scénarios que Top Gun, et que leurs réalisateurs, Paul Verhoeven et James Cameron, sont meilleurs, plus politiquement conscients, moins « dupes » de ce qu’ils filment que Tony Scott ou Michael Bay, mais il n’en demeure pas moins que tous ces films sont thématiquement et esthétiquement noués autour de figures qui ont toujours quelque chose à voir avec le pouvoir, la violence, la force, l’héroïsme et la puissance phallique, qu’ils en fassent la critique ou l’éloge.

Ironiquement, la critique la plus avancée et pointue a souvent défendu ce cinéma-là à l’époque alors que certaines de ces plumes favorables à Cruise, Stallone ou Schwarzy n’ont aujourd’hui d’yeux que pour la parité, l’inclusion et la grille d’analyse du regard féminin, à tel point qu’on ne saurait dire si cette part de la critique était trop indulgente hier ou trop dogmatique aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui comme hier, Top Gun incarne parfaitement la décennie 80, mais le pire de ce qu’elle proposait, esthétiquement et idéologiquement : c’est le film-emblème des années Reagan.

Une question demeure, et pas la moindre. À quoi ressemblera Top Gun : Maverick, film conçu en 2010 mais tourné dans le sillage de MeToo ? Un Tom Cruise vieilli prendra-t-il la pente d’un Clint Eastwood dans Impitoyable (un cowboy qui essaye de déposer les armes et d’abandonner la loi de l’Ouest) ou Gran Torino (un raciste aigri qui se déprend de ses préjugés), en mettant un frein à son héroïsme guerrier apologétique ? Ou continuera-t-il à jouer les grands garçons qui jouent à la guerre ? Bruckheimer aura-t-il toujours recours aux recettes testostéronées du blockbuster d’action qui ont fait sa fortune ? Une femme fera-t-elle jeu égal en pilotage et en bravoure avec Maverick ? Un Top Gun 2 peut-il se féminiser voire devenir résolument féministe ?

À en lire le synopsis, il semblerait que MeToo ne soit pas encore parvenu aux oreilles des « top guns » : sans doute que là-haut, dans les cockpits de combat réservés aux hommes, on n’entend pas les femmes protester.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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