Le réel, c’est maintenant – à propos de Médecine générale d’Olivier Cadiot

Critique

Pour appâter le lecteur, on pourrait dire que le nouveau récit d’Olivier Cadiot, avec son trio de personnages cloîtrés dans une vieille maison, est le premier grand roman sur le confinement. Certes. Mais il s’agit ici de lutter contre une maladie mystérieuse. En effet, de quoi, comment, pourquoi les trois personnages sont-ils malades, ce n’est pas clair, même si l’on comprend que c’est la maladie de la vie. Quel remède face à cela ? Une médecine générale, au sens de « purification générale » ?

« On va tout reprendre à zéro. » C’est donc un livre d’Olivier Cadiot. Si l’on avait le courage, on lirait La Reprise de Kierkegaard pour voir si ça colle, mais on ne croit pas… Réconciliation protestante, pasteurisée ? On va commencer par la conciliation, déjà, « conjointer » comme dit le demi-frère mort du narrateur, qui est aussi un frère demi-mort. En plus, ce n’est pas Kierkegaard qu’on lit dans ce livre, mais Flaubert, Bouvard et Pécuchet, « assez ennuyeux », mais « pas si mal » en fait : «  ce sont des gens, il y a un siècle et demi, qui font la même chose que nous, sauf qu’ils étaient cultivés et bêtes, tâchons, puisque nous sommes ignorants, d’être un peu intelligents.  » Des personnages de Médecine générale, il est écrit qu’ils sont «  désastrés  ».

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Bon alors, c’est quoi le début de cet article (habité par la vitesse Cadiot, difficile de ne pas mimer l’artiste, même mal, un peu comme on ne raconte pas une chanson, mais on la re-chante, et tant pis si c’est faux) ? L’écriture de Cadiot est telle qu’il est difficile de ne pas se l’incorporer (ou alors on reste à côté), de ne pas se laisser ventriloquer. Les lectures à voix haute sont donc importantes : on acquiert un rythme et des inflexions à écouter Cadiot lire, ou bien son double, l’acteur Laurent Poitrenaux, on apprend à placer le point d’ironie au bon endroit, à dédoubler ou confondre les voix. Pour les novices, écouter les textes de Cadiot restitue leur dimension proprement orale, incarnée, extrudée par un réseau de synapses et de muscles au pas de charge[1].

On peut dire l’ambiance. Un peu Grand Meaulnes, avec une mystérieuse maison d’enfance. C’est dans le Sud-Ouest et le principe serait de rendre compte d’une impossibilité à « comprendre », à prendre ensemble tous les éléments d’un récit. Donc une impossibilité à faire « roman », même si c’est, pour la première fois depuis qu’Olivier Cadiot publie, inscrit sur la couverture (mais pas sur la page de titre, faut pas exagérer non plus). « On n’y comprend rien » déclare plusieurs fois le narrateur. Vers la fin, ça se précise : « Ne rien comprendre à rien. Ne rien comprendre au ciel et ne rien comprendre à ce qu’on faisait sur Terre. Ni sur la Terre ni comme au ciel. L’ignorance, voilà mon syndrome. » Mais enfin, ça, c’est le passé. Pour l’avenir, il y en a encore un peu, du possible est ouvert, ce n’est pas un roman triste : muni d’encyclopédies démodées, « on peut tout devenir sur un lopin de terre » – comme Bouvard et Pécuchet, donc.

Et puis il y a de vrais morceaux de roman dedans, en particulier de superbes descriptions sensorielles. Ainsi : « On aurait dit que ce bâtiment avait attrapé une maladie : bordure de ciment noirâtre, longues traînées noires sur les façades – jus de feuilles pourries teinté au marron d’Inde débordant des gouttières. »

Il faudrait mettre des notes de bas de page avec plein de citations, à prendre au degré d’autoréférence que l’on souhaite : « Je suis si malin quelquefois, c’est comme ça que j’écrirai de si bons livres. Je ne ferai pas l’erreur de tout raconter. » (p. 108) « J’avais noté quelque part cette phrase étrange venue d’un rêve : s’approcher à pas de loup de son propre conte. C’était fait. » (p. 182)

On pourrait vous appâter en disant aussi : avec ses personnages enfermés qui cherchent à s’occuper, c’est le premier grand roman sur le confinement.

Qu’est-ce qui va vous plaire dans Médecine générale ? Comme on ne sait pas qui vous êtes, c’est un peu compliqué. Si vous êtes lecteur de Cadiot, vous serez un peu surpris au début d’avoir trois personnages qui dialoguent mais heureux à la fin, on en reparle plus tard. Si c’est votre première fois avec lui, vous allez pouvoir vous entendre au moins sur deux points : on n’y comprend rien à la vie, donc, et « on est tous sacrément en deuil », d’une façon ou d’une autre – en plus ça s’est amélioré avec la Covid. Mais ça élimine néanmoins du lectorat deux parties de l’humanité : celle qui fonctionne au déni et celle qui a tout compris, des gens très bien par ailleurs (« On devrait écrire Attention voisin méchant. Ce serait plus dissuasif »).

On pourrait vous appâter en disant aussi : avec ses personnages enfermés qui cherchent à s’occuper, c’est le premier grand roman sur le confinement. Jusque là chez Cadiot, on n’avait pas souvenir d’une telle invasion de vie matérielle. Il y avait bien des sandwiches mais c’était un prétexte pour parler du Lord éponyme. Forme de bienséance classique : on ne parle pas de soi, pas de l’ig-noble (la bouffe, le sexe, le corps en général). Alors que là, à force d’être cloîtré, on dirait que l’auteur a regardé les mêmes émissions sur Internet que nous, suivi les mêmes infos en boucle, que le monde s’est infiltré à force d’être interdit.

Il y a le TGV soi-disant cool avec la musique de chiottes obligatoire au bar et « la tête du chef un peu étoilé qui a conçu cette chose molle en photo sur l’emballage » des plats ; le dentiste qui ne reçoit pas avant 2023, sinon appelez le 15 ou tentez l’immolation devant son cabinet ; l’antibiotique qui faisait les dents jaunes dans les années 1960 et le garagiste qui vous arnaque ; le bricolage qui prend sa source dans les magazines Science & Vie ou Rock & Folk et le narrateur qui monte une radio matinale par où entrent les échos de l’actualité, dont Matej Mohorič et le fipronil.

Pendant longtemps, chez Cadiot, une sorte de Robinson revenait de son île. Ethnographe ingénu, il menait une enquête existentielle sur notre monde, il était « en stage », finissait ouvert à toutes les voix, dispersé à tous les vents. Il y avait en même temps des éléments autobiographiques (la mort d’un frère, les chambres d’enfant,…) tissés dans la tapisserie.

Peut-être qu’à force de parcourir Lire Olivier Cadiot (Presses du Réel, 2020), l’écrivain s’est dit : ils sont fatigants tous ces gens à me mettre en rondelles et à m’assaisonner à Deleuze, à faire ma biographie. Résultat : on a ici « gildeuleuse » et « Höl***lin » en mode gag, une featurette de Gilbert Simondon et cette déclaration ultime d’un personnage : « Ce matin, j’ai relu les promenades en forêt de Heidegger. J’adore. » Et pour l’autobiographie, c’est la toute première phrase du roman, aussi comique qu’horrifiante : « Pendant que je roulais avec le corps de mon frère, en train de se décomposer légèrement, tous deux trimbalés sur l’autoroute, j’écoutais l’Incarnatus est de la plus belle des messes de Haydn. »

Si l’on lit un peu vite, « je roulais avec le corps de mon frère » est vraiment bien trouvé, car on dirait que le narrateur roule en étant dans le corps de son frère et pas forcément qu’il le transporte, tant on devient pour ses parents un peu son propre frère quand celui-ci meurt – sans qu’on sache exactement si l’on s’est dédoublé ou si l’autre est rentré dans l’un (ou l’œuf, gémellité rétrospective obligatoire). La nature (parentale) a horreur du vide. Dans tous les cas, on finit nécessairement en demi-frère, ayant perdu l’autre moitié.

Si l’on vous dit ça, c’est pour en revenir à la question du « roman ». Il y a trois personnages. Pour le mettre à plat : après avoir enterré son demi-frère, le narrateur retrouve Mathilde, une vieille amie de lycée qui lui propose de se rendre dans sa maison de famille. Dans le train, ils rencontrent Pierre, dont on ignore si c’est un enfant ou un petit adulte. Un trio se forme. Ils réparent la maison, veulent construire une abbaye, deux années passent, ils s’ennuient ferme. Lors de leurs sorties, ils rencontrent des gens du pays, de « drôles de caractères » pour reprendre le titre d’une partie. Le narrateur organise des activités, en particulier confession le matin au jardin et discussions encyclopédiques (tendance Bouvard et Pécuchet, donc) le soir à la veillée : « Fallait qu’on s’éduque ».

Sauf que le statut fictionnel de Mathilde et de Pierre est des plus ambigus. Un peu sans doute à l’image du narrateur avec le corps de son frère ou de ce M. Bourru croisé vers la fin du voyage : « — Mais je croyais qu’il était mort. — Il était peut-être seulement dans le coma. Il est frais comme un gardon. » Mathilde ressemble en effet étonnamment aux Robinsons des premiers livres de Cadiot : elle a « disparu trois décennies dans la jungle » et, parfois, lui échappe un accord au masculin quand elle parle d’elle, comme une trace de son ancien avatar (« comment comprendre ça tout seul », p. 180). Quant à Pierre, il part en sucette au fur et à mesure que le texte avance, devenant à force de poser des questions une espèce d’intelligence artificielle répétitive et inutile : « On pouvait le programmer avec ce qu’on voulait et si on voulait voir le père Goriot ou le cousin Pons à notre table il suffisait de lui faire lire le livre correspondant de Balzac en accéléré. En une nuit, notre surdoué avait tout compris de l’intérieur. »

Pierre et Mathilde seraient-ils des sortes d’hologrammes à la Blade Runner 2049 ? À moins que ce ne soit le narrateur, le faux ami, car dans un chapitre, le point de vue tourne et Mathilde prend la parole : « Ce qui n’arrange rien c’est que je suis en basse technologie, à côté de ces deux maniaques. Ils veulent avoir accès à tout. Ils sont pareils, des tyrans, l’un par pureté idiote, l’autre par malfaisance cruelle. Ils sont outillés et possessifs. Ça me dégoûte. » Mais la suite de son monologue intérieur n’est guère rassurant quant à sa propre « humanité » : « Je veux réparer et comprendre. Je vais appliquer mon programme animiste. Je suis formée pour ça. »

De quoi, comment, pourquoi sont-ils malades, ce n’est pas clair, même si l’on a compris que c’est la maladie de la vie.

Ce qui est sûr, c’est que les recherches de Mathilde-Robinson dans Médecine générale ressemblent pas mal à ce qu’on imagine de la pièce inédite Sœurs et frères (1988) de Cadiot, ainsi décrite par l’auteur : « le panorama complet d’une vie de Famille. Une recherche exténuante de papiers Disparus. Des lectures de livres édifiants sur la Vie quotidienne. Les Manies de chacun montées en épingle. La description exhaustive d’un Arbre généalogique. Des exercices vocaux accompagnés de Musique. Une atmosphère étouffante obligeant à des divertissements. L’inventaire en direct d’une Bibliothèque en désordre. Des apparitions émouvantes d’êtres ou de situations Imprévus. »

Ce qui est certain en plus, c’est que le narrateur devient de plus en plus rageux – on n’irait pas jusqu’à « malfaisance cruelle » – et qu’on rigole franchement quand il commence à inventer de sérieux sévices en mode survivaliste : « On n’est pas dangereux », dit Pierre, « On va le devenir, on va le devenir, un peu de patience. » rétorque-t-il.

Note de bas de page : « Il y a toujours du ressentiment dans les romans. Quelquefois c’est bien dissimulé il y a de la maladie dans les livres, ça sert à ça. Non ? » (p. 134)

Donc ils sont malades, c’est écrit 37 fois dans le livre, mais ça se termine par « on n’est pas malades. » De quoi, comment, pourquoi sont-ils malades, ce n’est pas clair, même si l’on a compris que c’est la maladie de la vie : « Une catastrophe interminable. Sans dénouement. Ça doit être ça, ma maladie. Une non-fin durable ? Un rien qui s’éternise. »

Ou alors, comme l’indique la note ci-dessus, une bonne grosse maladie psychanalytique et familiale, transmise de névrosées en inquiets et vice-versa, la chute non pas de la maison Usher, mais, s’intitule une des parties, « de l’Empire féodal ». Car la maison elle-même, demeure bourgeoise, présente « un schéma très clair de la lutte des classes inscrit dans l’architecture de A à Z » : « la radio qui traînait dans la salle à manger était reliée par un fil à un petit haut-parleur pour que la cuisinière puisse s’instruire » et « à l’endroit même où est assise la propriétaire, dans un fauteuil écarlate, se trouvait le lavabo de la bonne du troisième avec de la glace dedans un matin de février 1910. »

Note de bas de page : « Il faut prendre médecine. » (p. 354). Dans le CNRTL : « P. méton., vieilli. Remède, médicament oral ; en partic., purge. » D’où : médecine générale, purification générale ?

Dernier point dans cette recension nécessairement incomplète et par morceaux : Médecine générale a failli être le tome III d’Histoire de la littérature récente. Restait en effet en suspens la question du réel, de la demande actuelle de « littérature du réel », sous forme d’enquête narrative, mais qui serait une non-fiction, du vrai en béton, débarrassé de l’interprétation et de la critique. Il y a une réponse assez satisfaisante vers la fin, en forme de slogan hollandiste :

« — Le réel, c’est quand ? C’est maintenant ?
— Oui, c’est tout ce qui arrive.
— Tout ? Mais à qui ? C’est le réel, là ? Ce bruit de colombe et le craquement de cette branche.
— Oui.
— Ça fait un siècle que cette pierre se prépare au ralenti à se desceller de cet angle de mur. Le réel, ce sont les préparatifs de l’accident ? Ou le moment où la pierre tombe ?
— Les deux, mon général.
— Tout ce qui arrive partout tout le temps.
— Mais le Moyen Âge, c’est réel aussi ?
— Le jour où Henri II a vu un cygne orange dans les douves de Fontainebleau, au moment pile où quelqu’un a claqué une porte derrière lui et un orage a éclaté, avec des troupes de paysans qui se cachent sous des meules de foin pour échapper à la grêle. C’est réel. C’est tout ce qui arrive. Et tout arrive.
— Ça fait une grosse liste, quand même. »

Olivier Cadiot, Médecine générale, P.O.L, janvier 2021, 400 pages.


[1] La lecture de Médecine générale sera diffusée en trois épisodes sur le site du Centre Pompidou, Jeudi 21 janvier à 18 h.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Rayonnages

Littérature

Notes

[1] La lecture de Médecine générale sera diffusée en trois épisodes sur le site du Centre Pompidou, Jeudi 21 janvier à 18 h.