Tressage de chaos – sur En thérapie
Au lendemain des attentats du Bataclan, les psychanalystes n’entendaient parler que de ça dans le huis clos de leur cabinet. Il paraît que seuls les patients fraîchement amoureux n’y faisaient pas référence ; ils avaient la tête ailleurs, la tête dans les étoiles. Ce sont ces tueries que les scénaristes et réalisateurs Eric Toledano et Olivier Nakache ont choisies pour cadre de leur série intitulée En thérapie, composée de trente-cinq épisodes de vingt-six minutes.
Le premier épisode ramène le spectateur au 16 novembre 2015 et l’immerge dans le face-à-face (car il y a peu de divan) entre un psychiatre-psychanalyste parisien et cinq de ses patients. Le psy consulte, lui-aussi. Il confie ses doutes et ses angoisses à une consœur, qui tient le rôle de superviseur. Malgré les mots d’esprit qu’elle égrène, malgré des moments de comédie, cette remarquable série est sombre. Le climat ambiant, la sidération et la peur généralisées creusent les affres personnelles, ce qui est peu ou prou le cas en ce moment avec l’épidémie.
Dix-neuvième adaptation de la série israélienne BeTipul créée en 2005 par Hagai Levi, ce qui fait d’elle la série la plus adaptée au monde, En thérapie est la première collaboration du duo Toledano-Nakache pour la télévision. C’est bel et bien une série sur la pratique de la psychanalyse et non une énième série sur la famille ou sur le couple, dans laquelle le psychanalyste ne serait qu’un prétexte pour délier les langues.
Philippe Dayan, ce psy de fiction merveilleusement interprété par Frédéric Pierrot, n’est peut-être pas le psy dont tout le monde rêve, mais presque. Il est assez idéal. Assez bavard, ne jargonnant jamais, il sourit souvent, et avec gentillesse. Il a l’air penaud d’un ourson triste. Ses rides sont marquées, il a vécu, il sait que l’existence n’est pas un long fleuve tranquille. Les querelles intellectuelles germanopratines, il les connaît ; plus jeune, il en a fait les frais et désormais s’en tient à l’écart. Il n’a rien d’un maître à penser.
Avec Dayan, le spectateur fait une expérience qui lui est interdite dans la vraie vie : il assiste à l’analyse – ou à la psychothérapie – d’un autre que lui-même. Aucun psychanalyste sérieux ne permettrait une telle intrusion à un documentariste ou à un scénariste. Les mots et les comportements de ces patients de fiction sont crédibles et la série alimente l’imagination du spectateur, même celui auquel ce genre de cure est étranger. L’identification fonctionne, il suffit d’avoir connu des crises d’anxiété ou des crises conjugales, ce qui est à la portée de tous. Impossible, en regardant En thérapie, de ne pas songer à nos rêves, à nos amours, à nos parents, à la façon dont nous nous comportons avec nos enfants, à nos aveuglements et à nos indulgences, dont la psychanalyse nous apprend qu’ils ne sont jamais coupables.
Le psychanalyste n’est pas le flic de l’âme, et la présence d’un policier de la BRI parmi les personnages permet de vérifier que les deux professions ne mènent pas une enquête de la même manière. Évidemment, les spectateurs qui ont fréquenté le cabinet d’un psy souriront davantage que les autres en entendant un patient dire au psy : « Vous racontez n’importe quoi, hein ; c’est tout le contraire. » Et l’analyste de répondre : « Je n’ai pas le souvenir de vous avoir dit ça », ou « Vous êtes en colère, aujourd’hui ».
La série s’ouvre le lundi 16 novembre 2015 avec pour première patiente une chirurgienne de trente-trois ans, Ariane (Mélanie Thierry), qui était au bloc le soir du 13 novembre. Lui succède un flic, Adel Chibane (Reda Kateb), qui fut l’un des premiers à entrer au Bataclan. Sont évoqués les cadavres, et des blessés dignes d’une scène de guerre, à travers des dialogues qui sont loin d’être les meilleurs de la série. On les a trop souvent entendus, lus, ou prononcés. Davantage que les attentats, le grand sujet d’En thérapie c’est le manque d’amour, le grand sujet de la vie.
Même le psychanalyste traverse une tempête existentielle. Tout se délite entre lui, sa femme et ses trois enfants. Il s’en ouvre à Esther (remarquable Carole Bouquet), une psychanalyste veuve, austère et chic, retirée des affaires et pas forcément bien intentionnée. Philippe Dayan ne l’avait pas revue depuis douze ans. Esther fut pour lui une amie, puis elle ne le fut plus. Dayan lui rend visite afin qu’elle le sorte des ténèbres. Elle bouscule Philippe, il lui résiste. Leur jeu de ping-pong et la sévérité teintée de sadisme d’Esther composent des scènes subtiles dans lesquelles Frédéric Pierrot excelle. Elles rappellent qu’un psychanalyste ne se débrouille pas forcément bien, et que les enfants de psy n’ont pas l’inconscient plus propre que les enfants des autres. Un psy, ça somatise, comme tout le monde. Pour Dayan, ce sera une infection urinaire et un rhume, qui le conduit à prononcer un « Quelle crève », dans lequel Esther entend à juste titre : « Qu’elle crève ». Il était en train de parler de son épouse.
En thérapie est un tressage de chaos.
La sexualité est un autre thème mis sur le tapis, même si un patient ne parle pas que de « ça ». Il arrive néanmoins qu’une séance entière tourne autour de ça, comme lorsqu’Esther observe un jour que Philippe ne cesse d’aligner les métaphores génitales pour parler de ses patients et de sa famille. Ariane est celle qui parle le plus crûment de sexualité. Elle est aguicheuse, habillée de façon à ce qu’on la remarque, épuisée, le visage cerné et souvent couvert de larmes. Dégager une telle fatigue, constante, relève de la prouesse de la part de Mélanie Thierry. Elle est agressive et énervante, elle balance ses pieds chaussés sur le canapé rouge du psy, s’allonge puis se rassoit face à Dayan qui tolère tout ce qu’elle fait. Elle veut quitter l’homme qui la demande en mariage, mais surtout, elle désire coucher avec le bon docteur Dayan et lui assure qu’il en a envie, lui aussi. Il se peut qu’elle ait raison, et c’est là l’un des arcs narratifs de la série.
Si Dayan appelle ses patientes par leur prénom, il appelle le flic le plus souvent par son nom de famille. Adel Chibane est également le seul à payer chaque séance à la fin ; avec les autres, ça va, ça vient, les billets peuvent attendre la semaine suivante. Un psychanalyste ne se comporte pas avec une femme comme avec un homme, la série fait une place à cette évidence. L’inverse est vrai. Une scène nous le prouve, dans laquelle Esther se conduit en femme vengeresse envers Philippe et le trahit.
Le personnage et la comédienne qui illuminent En thérapie, c’est Camille, une adolescente de 16 ans interprétée par Céleste Brunnquell, qui en a 18. Elle était nommée dans la catégorie Meilleur espoir féminin aux César en 2019 pour son rôle dans le film de Sarah Suco, Les Éblouis. L’épisode dans lequel Camille apparaît pour la première fois nous laisse stupéfaits, tellement Céleste Brunnquell y est brillante. Avant de prononcer un mot, elle sourit à Dayan qui lui rend son sourire. L’échange de consentements dure quelques précieuses secondes. Camille dégage une intelligence des choses qui la place sur un plan d’égalité avec le psy, mais elle conserve sur son visage des rondeurs d’enfant.
Nageuse promise à une médaille olympique, elle a eu un grave accident de vélo qui l’a précipitée sous les roues d’une voiture. Selon la psychologue de l’assureur du véhicule, elle aurait tenté de se tuer. Dayan est chargé d’établir une contre-expertise psychologique. Les avant-bras de Camille sont prisonniers de plâtres, et quelques jours plus tard, une radio décèle un déséquilibre de sa nuque, ce qui lui fait dire : « Il suffisait d’une radio pour le voir, mon déséquilibre. » Sans en déborder non plus, En thérapie compte quelques jeux sur les mots de ce type. Camille est le personnage qui a les plus belles réparties, elle est celle qui répond à Dayan, après qu’il lui a demandé « Avez-vous réfléchi à la possibilité de vous allonger ? » : « On dirait un plan cul avec un mec hyper poli. »
C’est à Camille, en retour, que Dayan explique le mieux la façon dont fonctionne la psyché humaine. Par exemple, sur les rêves : « Il arrive que la personne rêvée ne soit pas directement la personne réelle. C’est une sorte de transfuge. Le rêve serait une façon de laisser s’échapper ce qu’à l’état de veille on retient dans les profondeurs. Mais en voyant ces secrets s’échapper et remonter à l’air libre, le gardien du sommeil, affolé, les déguise avec ce qu’il a sous la main. Et si on fait attention, on reconnaît aisément le fugitif sous son déguisement. » Il lui dit encore : « Se conduire de façon dangereuse parce qu’on se sent fragile et se suicider, ce n’est pas la même chose. »
La série met en valeur un quatrième cas, un couple. Leonora, hautaine, rigide, fade (Clémence Poésy), vient accompagnée de son compagnon belliqueux, provocateur et jaloux (Pio Marmaï). Son visage, que dévorent des cheveux et une barbe en bataille, est à l’image de son esprit, usé par l’amertume, l’épuisement, la colère, les disputes. On commence par prendre ce couple en grippe parce qu’il semble n’être fait que d’un bloc, comme s’il n’y avait rien d’intéressant ni de gracieux à découvrir en lui. C’est faux. Au fil des épisodes, la patience et la bienveillance du psychanalyste font éclore une délicatesse. Elle se cachait derrière un discours vindicatif qu’ils tendaient tel une armure.
En thérapie est un tressage de chaos, ceux qui secouent Philippe Dayan et ceux qui secouent ses patients. De nombreuses répliques sont des perles que l’on garde en mémoire une fois la série terminée. La simple mine de Dayan, quand il apprend par Camille ce qu’un homme lui a dit de ravageur alors qu’elle commençait sa vie sexuelle, suffit pour confirmer à Camille que les paroles de cet homme étaient graves, qu’il était dans son tort, et pas elle. Dayan parvient aussi à faire prononcer et comprendre à l’adolescente une vérité universelle : « Ma mère, je ne pourrai jamais m’en débarrasser. »
En thérapie, série d’Eric Toledano et Olivier Nakache, diffusée sur Arte chaque jeudi à partir du 4 février et jusqu’au 25 mars, à 20h55.