Littérature

Les adieux au chagrin – sur De Sable et de neige de Chantal Thomas

écrivain

Deux choses frappent chaque fois qu’on lit Chantal Thomas, la romancière, essayiste, dramaturge et chercheuse. La première, c’est l’élégance du tombé de ses phrases, tantôt lumineuses et claires, tantôt drôles voire féroces. La seconde, c’est la très grande cohérence de son œuvre. De sable et de neige, son dernier livre, est un retour à la plage, et au milieu des évocations des grandes joies de l’enfance se niche le récit d’une tragédie venue violemment stopper l’insouciance.

Arcachon, peut-être. L’après-midi va vers sa fin. L’eau est froide. Les familles ont presque toutes quitté la plage. Mais un enfant « petite boule chevelue, allant et venant au rythme des vagues », « lancé au large, puis ramené au rivage », s’abandonne à l’Océan. Sa mère, s’inquiète, l’appelle. Le vent forcit. Elle l’appelle encore. Mais ses cris angoissés « glissent sur l’enfant », qui crie, lui aussi, ivre d’excitation, dans « le souffle de la vague prête à s’abattre sur lui ». Le petit garçon finira par rentrer, sain et sauf, seulement quand il l’aura décidé. Que peut une mère anxieuse face à l’appel des vagues tempétueuses ?

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Pas grand-chose. Que peut le conformisme des vies imposées, la tiédeur des destins réduits, face à l’écriture, ses vertiges, ses abîmes ? Bien peu. Que pouvons-nous face au Temps qui un jour nous enlève tous ceux que nous aimons ? Moins que rien.

Chantal Thomas, qui observe de loin ce spectacle d’un enfant aux prises avec les vagues, qu’elle restitue au début de son dernier texte, De sable et de neige, tout juste paru dans la collection « Traits et portraits » au Mercure de France, repense, en regardant l’enfant et sa mère, au jeu de la bobine, du Fort-Da, du Loin et du proche, décrit par Freud, mais qu’elle a découvert grâce à Roland Barthes. Soudain, elle se rend compte d’une chose tout à fait inédite : « Curieusement, et c’était nouveau pour moi, je m’associai à l’insouciance de l’enfant sans pour autant me fermer au cauchemar de la mère, qui avait passé cette belle journée d’un dimanche de Pâques à halluciner le corps de son fils emporté par les flots ».

Peut-on s’habituer au fait qu’à partir du moment où naît un lien d’amour, un jour il se brisera ? Comme les vagues ramènent sur le rivage coquillages, parfums d’iode, de résine et d’aiguilles de pins, la vision de l’enfant jouant dans les vagues dépose, intacts dans les pages du nouveau livre de Chantal Thomas, parsemé de photographies de son ami Allen S. Weiss, des ombres heureuses, des voix perdues et chères, et les instantanés d’une enfance, joyeuse, intrépide, solaire, faite d’autres combats héroïques dans d’autres vagues (mais peut-être sont-ce au fond, pour ceux qui jamais ne renoncent à la sauvagerie de l’enfance, toujours les mêmes ?).

Miroirs et correspondances

Souvenirs de la marée basse (Seuil, 2017) était le livre des interminables jeux de plage, et de la mère de l’auteure, secrète, discrètement insoumise, prise par le seul désir de nager, partout où elle le pourrait – elle ira un jour jusqu’à crawler, sous l’œil ahuri des jardiniers, dans le grand canal du parc du Château de Versailles – jusqu’à ce qu’un jour, elle ne perde la mémoire de son goût pour la nage comme des plages tant aimées. De sable et de neige est sans aucun doute celui d’un père immensément aimé, avec qui l’on fait des excursions en bateau au Cap Ferret qui ont le goût de voyages au bout du monde, des pique-niques dans des paysages immenses où le sable et le ciel semblent être pris l’un dans l’autre, ou du ski sur les aiguilles de pin. Que le bassin d’Arcachon et le récit d’une enfance libre mais protégée se retrouvent à certains endroits de ces deux livres n’a rien d’un ressassement, et encore moins d’une paresse.

Deux choses frappent, chaque fois qu’on lit la romancière, essayiste, dramaturge et chercheuse, tout juste élue à l’Académie Française au fauteuil de Jean d’Ormesson. La première, c’est l’élégance du tombé de ses phrases, tantôt lumineuses et claires, tantôt drôles voire féroces. L’esprit du XVIIIe siècle, celui de Madame du Deffand, de Casanova, de Sade, ou de Mozart, ou le mordant d’un Thomas Bernhard comme d’un Fritz Zorn, sur lesquels Chantal Thomas a d’ailleurs tous écrits, ne sont jamais loin.

La seconde, c’est la très grande cohérence de son œuvre, chaque livre répondant à un ou à plusieurs autres de ses travaux par un savant et subtil système de miroirs et de correspondances. Les Adieux à la reine (prix Femina 2002), raconte le début de la Révolution française, les extravagances et le faste de Versailles, la chute de Marie-Antoinette, par la voix d’une jeune lectrice adjointe de la reine, Agathe-Sidonie Laborde, qui lui voue un culte, et qui, des années après sa mort, se souviendra encore, tout émerveillée, des lieux où elle vécut à Versailles. « Ma chambre du Parfait Sommeil. Mon cabinet du Couchant et du Levant. Tout ensemble ma bibliothèque et ma chambre des Bains. Mon boudoir de Conversations. » dit Agathe-Sidonie.

Et ses mots font irrésistiblement penser à Chantal Thomas décrivant dans Comment supporter sa liberté (Payot, 1998), sa toute première chambre de bonne à Paris : « Je m’étais perçue modifiée par les pouvoirs de ce chez-moi : la même d’une certaine façon, mais plus déliée, l’esprit plus rapide et léger, une pure disposition d’être, sans le poids des attitudes soufflées du dehors, ni la limite des volontés imposées par autrui. Dans ma chambre, à nouveau, j’avais tout le temps. Elle était la jouissance même d’un temps sans division. Le goût retrouvé du temps de jouer. » Et, plus loin : « Dans ce Paris étranger, dont j’ignorais encore tout, ma première chambre, tel le rectangle de douceur d’une serviette étendue sur la plage, m’offrait les contours sûrs d’un abri. »

Retour à la plage, toujours et pour toujours, donc. « Je ne suis pas en demande de compagnie. Je ne l’ai jamais été, pouvait-on lire dans Souvenirs de la marée basse. En des temps archaïques, parce que je me suffisais à moi-même (autrement dit, j’étais toujours accompagnée de plusieurs de mes poupées), plus tard parce que la plage rend les rencontres faciles. On partage un monde friable. On joue ensemble une heure, une matinée, tout un été… On ne se pose pas de questions. Si un enfant est appelé par ses parents, s’il nous annonce tout triste que c’est fini, que c’est son dernier jour de vacances, nous sommes tristes avec lui, nous nous interrompons un moment, l’élan n’y est plus. Mais à peine est-il parti qu’il nous arrive de nouveaux compagnons. Alors nous reprenons avec la même ardeur. Nous continuons de bâtir des châteaux pour les voir s’effondrer. »

Tout passe, tout filera, entre les doigts comme le sable, les amitiés de plages, comme les amours. « Se méfier des voyageuses autant que des salonnières, reprend Chantal Thomas, dans De sable et de neige, elles seraient bien capables de traiter les hommes comme elles en agissent avec les chambres d’hôtel, se disent les continuateurs de Michelet. Ils sévissent sur tous les continents. Et ils sont légion, des armées en ordre de combat. » Voilà les fâcheux et les âmes étriquées prévenus.

« Ni ce jour ni un autre »

Si De sable et de neige a ses émerveillements charmants, d’Arcachon à Kyoto, en passant par l’évocation d’une carte postale de Venise, de New York, d’un tableau de Capar David Friedrich ou de la très étrange Fillette à l’oiseau mort peinte par un anonyme hollandais du XVIe siècle (et qui ressemble énormément à l’auteur enfant, si l’on en juge par quelques-unes des photographies qui parsèment le livre !), il a aussi son cœur mélancolique, sableux. Au milieu des évocations des grandes joies de l’enfance, des jeux dans les dunes, des automnes à la campagne au milieu des vaches, et de l’hiver 1956 où soudain tout Arcachon, ses plages, ses jardins, et même le café de la plage, se retrouva sous un « invraisemblable plumetis de blancheur » neigeuse, le récit d’une tragédie venue violemment stopper l’insouciance.

Quand son père meurt, jeune, à quarante-trois ans, à l’aube d’une année nouvelle, « dans la froideur et l’indifférence d’une chambre de clinique », Chantal Thomas, alors âgée de dix-sept ans, refusera d’aller au cimetière. « Ni ce jour ni un autre ».  Depuis que je l’ai lue je ne cesse de penser à cette phrase : « La mort de mon père : une partie de moi, cachée, est devenue pierre, l’autre a fait de justesse un saut de côté et a rejoint le courant de la vie, sa merveilleuse fluidité. Les deux parties étant également vraies. » Quand un parent disparaît, vient parfois la tentation de s’ensabler dans sa mort, à s’en laisser mourir à son tour.

Roland Barthes sous la direction duquel Chantal Thomas fit sa thèse sur Sade, l’a fort bien dit, dans La chambre claire (Gallimard, 1980). On peut aussi s’identifier, de manière solaire et libre, à ce que les défunts nous ont légué de plus beau, ici, assurément, chez Chantal Thomas, une manière d’intrépidité, comme un art de la joie, et ainsi en « sauver la trace », vibrante, même quand une date anniversaire, ou une étrange coïncidence, comme ce fut le cas à Kyoto pour Chantal Thomas, fait revenir, à l’improviste, la douleur du deuil. Et c’est là une des plus belles leçons de ce livre.

Il y a bien longtemps, dans une autre vie, une vie de jeune femme à l’hôtel dont on devine quelques contours dans ce roman que j’ai écrit il y a peu, Saturne, l’essai de Chantal Thomas, Comment supporter sa liberté fut pour moi un compagnon – certains diraient d’errance, je préfère le beau mot de solitude. Une femme dont à l’époque je ne savais absolument rien écrivait sur les journées sans frontière, l’art de dîner parfaitement seule, de revoir un même film sans cesse et les humiliations que l’on fait subir aux femmes pour les persuader que leur solitude, contrairement à celle des hommes, ne peut être que « pure désolation ».

Aujourd’hui, cloitrée pour cause de couvre-feu, tentant tant bien que mal, comme tant d’entre nous, de tenir en laisse ma colère, j’ouvre au hasard une page de De Sable et de Neige. J’y rencontre des mots qui disent la liberté, la pure fluidité des choses, l’émerveillement d’être au monde comme de continuer à aimer ceux qui ne sont plus. Alors me vient, grâce à ce livre, plus brûlante que jamais, l’envie de n’avoir plus aucune sympathie pour la nécessité de souffrir. Il faut tout vouloir de la vie, comme l’enfant veut tout de la plage.

Chantal Thomas, De sable et de neige, Mercure de France, Coll. Traits et Portraits, janvier 2021, 208 pages.


Sarah Chiche

écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste

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