Littérature

Par-delà le haut et le bas – sur Là où tout se tait de Jean Hatzfeld et Impossible de Erri De Luca

Critique

Une société peut-elle tolérer l’imprescriptible ? Peut-on pardonner l’impardonnable ? Impossible, selon les derniers récits de Jean Hatzfeld et Erri de Luca, qui portent respectivement sur le génocide des Tutsis au Rwanda et sur une mystérieuse affaire de meurtre. Impossible, c’est peut-être d’ailleurs le propre de l’éthique. Et dire cela n’a rien de pessimiste, bien au contraire : c’est de son impossibilité même que l’éthique tire sa force. Ce qu’il est normal de faire ne mérite pas d’être signalé ; ce qui est contraire doit être fait, une récompense pour une trahison par exemple…

Une société peut-elle tolérer de l’imprescriptible ? À chaque guerre, chaque crise, chaque extermination, le débat est rouvert comme si la notion affirmait sa pertinence des discussions qu’elle engendrait et comme si l’opinion avait besoin de ces discussions. Jankélévitch a montré comment l’imprescriptible était lié à l’inexpiable et l’inexplicable lié à l’atteinte contre l’humain en soi, l’« hominité ». Or, celle-ci n’apparaît jamais en tant que telle mais manifestée dans des conditions historiques spécifiques, un génocide en Afrique ou une lutte politique en Europe par exemple.

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Avec Là où tout se tait, Jean Hatzfeld revient sur le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, le sixième livre qu’il lui consacre. À lui seul, il compose un corpus, de même que Primo Levi ou Elie Wiesel sur la Shoah, à la différence que Hatzfeld n’a pas traversé l’épreuve. Une œuvre exceptionnelle entreprise depuis vingt-et-un ans, exceptionnelle au sens où Shoah de Claude Lanzman l’est : répondre à la nature unique d’un événement par la nature unique de l’œuvre qui en rend compte mais ce faisant, et puisqu’il y a œuvre, inscrire l’événement dans l’espace des savoirs et des discours, une culture partagée, sinon une mémoire commune. Dans chaque volume, Hatzfeld choisit une perspective différente : dans Englebert des collines, il traitait de l’impossible rencontre entre survivants et assassins et il se penche ici sur les Hutus qui n’ont pas participé au génocide et qui ont choisi, à des degrés et pour des motifs divers, de protéger et de sauver des Tutsis.

Le format d’écriture reste similaire à celui qu’il a pratiqué précédemment, une alternance de segments à la première personne dans lesquels Hatzfeld adopte la position d’un observateur conscient de ce que l’impartialité comporte de partialité complice, voire coupable, et de segments constitués de paroles rapportées, celles de témoins, transcrites avec une fidélité non dévote qui parsème leur prose de marqueurs d’oralité ou de régi


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

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