Littérature

Détournement de parole – sur Parle, suivi de Tais-toi de Noémi Lefebvre

Écrivaine

Les deux titres en vis-à-vis ont tout l’air d’un pied de nez : Parle et Tais-toi. Double injonction contradictoire, à travers laquelle Noémi Lefebvre met en scène sa propre parole tout en la mettant en crise, comme elle a pu le faire dans d’autres livres ou dans ses brèves vidéos postées sur YouTube. Car la parole est ainsi, retorse et emportée par des forces en général immaîtrisées : on doit parler, mais on ne veut pas ; on veut parler, mais on se tait ; on veut dire une chose, et on en dit une autre.

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Parle, suivi de Tais-toi. Les deux titres à l’impératif le disent : la parole, intrinsèquement relationnelle, nous impose les intentions d’autrui et ses humeurs capricieuses. Ici, injonction contradictoire, elle demande à l’autre de parler puis de se taire ; ou plutôt de parler et, en même temps, de se taire. Dans ce livre de Noémi Lefebvre, la parole est centrale, comme elle l’était dans le précédent, Poétique de l’emploi (2018), conversation drôle et destructrice avec une figure de père envahissante. Et comme elle l’est, au-delà des livres, dans les vidéos légères, profondes et comiques, que l’autrice réalise depuis plusieurs années, où elle joue elle-même en compagnie de Laurent Grappe. Petits films dialogués de quelques minutes visibles sur Internet, qui sont la continuation de sa parole littéraire, hors du livre.

Dans Parle, un personnage s’apprête à discourir, alors qu’il n’avait encore jamais demandé la parole (« — Je peux commencer ? »). Les autres, surpris et inquiets de cet imminent discours, donnent leur accord, mais tentent de s’en défendre par avance, et de maîtriser cette parole afin qu’elle ne surgisse ni trop véhémente, ni trop agressive (« — Oui. Mais souviens toi que nous sommes fragiles / — C’est pourquoi tu ne peux pas nous parler sur n’importe quel ton / ­— Il faut choisir ton ton / — Ton ton n’est pas toujours de bon ton »). Bref, ils mettent tellement longtemps à expliquer qu’ils sont d’accord, que l’ensemble du dialogue sera constitué de ce préambule à une parole qui n’aura jamais lieu, et dont nous ne saurons rien, sinon en creux. C’est bien un D’accord parle, qui veut dire en fait Ok mais surtout tais-toi.

Marxisme et petites cuillères

Le dialogue de Parle prend place lors d’une réunion de famille où il s’agit de vider pour la vendre une maison en Normandie. La conversation est donc imprégnée de la situation : elle roule sur les petites cuillères et verres à pied qui font partie de l’inventaire, ce qui incite à discuter plus généralement du rapport aux objets, et à s’emballer par conséquent sur le matérialisme et le marxisme. Il y a aussi le jardin de la maison qui rappelle une enfance protégée et heureuse tout en haut des pommiers (« — Sans pommiers la vie est possible, mais est-ce encore une vie ? »), et qui amène le sujet écologique, découlant autant du rapport au jardinage que du rapport à la consommation de petites cuillères et de verres à pied.

Bien sûr dans ce dialogue de famille, adressé à l’un de ses membres à qui l’on cloue le bec, les relations complexes et tordues qui s’y jouent transparaissent, depuis l’amour obligé et clamé à la grosse envie d’envoyer à l’autre une petite tape, voire de lui « foutre un poing ». Et on discute mythologies familiales, thème de prédilection des livres de Noémi Lefebvre : classe sociale, rapport au paraître, au savoir et à la culture, peur du ridicule, ascension ou relégation sociales, où l’usage soutenu du langage, preuve de l’habitus prestigieux revendiqué, se carambole avec le ratage, comme résumé dans cette jolie formule : « — Nous nous démerdâmes surtout comme nous pouvâmes, en fait ».

La saveur de la conversation à la Lefebvre, en plus de son étrangeté agençant familiarité du lexique et rythme flirtant avec l’alexandrin, consiste à entremêler les niveaux, et à amener des théories politiques en portant son attention sur les infimes détails concrets : « — Tu avais un kärcher et un chien très cher » ou « — Tu refumas, d’ailleurs », pouvant aussi ouvrir sur un : « — Le danger principal, en ces temps instables, où les oiseaux manquent et les abeilles aussi, c’est que les classes moyennes plus ou moins supérieures se battent encore et toujours pour des petites cuillères ».

Enfin, puisqu’on est en Normandie, Gustave Flaubert a sa place parmi les pommiers, en voisin qui vécut non loin de là, dans cette région pluvieuse où les protagonistes vécurent, mais qu’ils surent quitter tandis que Flaubert et sa Madame Bovary y restèrent accrochés. Or Flaubert, quoiqu’on le traite en simple voisin, est un peu plus envahissant que cela. Et justement la relation d’amour/haine vécue par l’autrice à l’égard de ce proche encombrant est au cœur du second texte qui constitue la seconde moitié de ce livre : Tais-toi.

Visite guidée dans le hors-champ

Ce second texte du livre, étrangement, fait le pari d’une erreur qu’il annonce d’emblée. Alors que Flaubert a sagement proscrit l’idée de produire un commentaire sur sa propre œuvre, Tais-toi est pourtant une sorte de postface à Parle qui en propose des analyses. Si bien que ce « Tais-toi » résonne en plusieurs sens : à la fois, survenant juste après Parle, il est une injonction au silence juste au moment où on pourrait enfin se mettre à parler ; mais « Tais-toi » s’entend aussi comme conseil de Flaubert à Lefebvre s’apprêtant à commenter son texte, et comme auto-avertissement de l’autrice à elle-même. Cependant la parole est ainsi, retorse et emportée par des forces en général immaîtrisées : on doit parler, mais on ne veut pas ; on veut parler, mais on se tait ; on veut dire une chose, et on en dit une autre. Aussi Noémi Lefebvre, nonobstant les avertissements de Flaubert, fonce telle une ado avalant des stupéfiants avant de s’élancer en scooter sur les routes glissantes de Normandie : « Tu vas le faire quand même. Je sens que tu vas le faire ».

Au-delà de l’autocommentaire, Tais-toi constitue surtout une visite guidée par l’autrice du hors-champ théorique et artistique de ses livres. En premier lieu, on rencontre Flaubert, détesté dans l’adolescence rouennaise (« son travail de forçat m’énervait tout autant que ses façons de parler des femmes qui ne donnaient surtout pas envie d’en devenir une, leurs histoires de bals et d’amour à deux balles étaient super débiles »), mais qui rattrape pourtant l’écrivaine au tournant, dans son rapport à la bêtise sociale, et surtout au travail insatiable de l’écriture des phrases « jusqu’à cette folie de l’exacte fusion du fond et de la forme ». Avec une mention spéciale à Bouvard et Pécuchet, par lesquels on constate que bêtise et intelligence ne sont pas si contraires, dans la manière que les deux personnages ont de brasser les idées, d’ancrer leur pensée dans la vie matérielle, de manifester leurs efforts pour penser et les échecs qu’ils récoltent.

On rencontrera encore dans cette visite les attachements de l’autrice au cinéma de Bergman ou Pialat, à l’Innommable de Becket, au Silence de Sarraute, dont la structure s’apparente à celle de Parle, ainsi qu’une citation de Georges Hyvernaud qui dit déjà, fin des années 40, l’antinomie propre au monde connecté que nous endurons aujourd’hui dans les grandes largeurs : « Les machines s’en sont mêlées. La T.S.F., le cinéma, le téléphone, le phono : toutes les machines inventées pour nous soustraire aux contacts directs, au corps à corps, avec les hommes et la nature. » (Hyvernaud, La peau et les os) À quoi Noémi Lefebvre ajoute les conséquences désastreuses sur notre moral : « Le constat sans cesse réitéré de la presque impuissance est directement lié à l’accumulation d’informations qui renvoie les individus, pourtant libres et égaux, à leur insignifiance. »

Vidéos : Si tu passes à la pratique

Surtout, l’essentiel est que tout ceci se vit in real life : de même que Bouvard et Pécuchet vivent leur quête têtue de savoir en passant à la pratique, jardinant, collectionnant, ou opérant les voisins quand ils s’adonnent à la chirurgie, la parole, elle aussi, a vocation à être incarnée. Et ces fils qui viennent d’être tirés depuis Parle et depuis Tais-toi, on peut en retrouver le prolongement incorporé dans la série de vidéos que Noémi Lefebvre et Laurent Grappe diffusent sur Internet depuis 2015.

Dans ces vidéos de quelques minutes, en duo discrètement comique et pince-sans-rire, ils s’interviewent l’un l’autre (L’environnement de l’écrivain, 2015), dissertent ou mettent les choses au point (Le problème de la dette, 2018), chantent Spinoza pour une émission (Chanson pour tous : Spinoza, 2017), jouent les rôles de Françoise, Bernard, Hubert ou Florence, qui tentent avec gentillesse et bonne volonté de trouver du sens avec les moyens du bord, en recyclant les éléments disponibles : monter une entreprise culturelle (Entreprise culturelle, 2019), comprendre le sens profond d’un discours d’Emmanuel Macron (Néolibéralisme, 2019), choisir des candidats en fonction d’obscurs critères (Délibérations du jury, 2016) ; ou encore, ils font jouer des Playmobils dans des scènes socialement tendues, contrôle de papiers qui dérape ou filtrage de l’entrée de la fac par la police (La belle vie, 2017, Et la fac elle est à qui ?, 2018).

Ils passent là par tout un nuancier de la parole qui complètera parfaitement la lecture de Parle. D’une part, dans son épaisseur relationnelle, leur parole renferme toujours un petit conflit sous-jacent : incompréhension, hésitation, refus de répondre, bêtise, hyper-adaptation, rapports de pouvoir, implicites et non-dits, qui se déploient à travers les strates des mots échangés. D’autre part, leurs dialogues se retrouvent, par la force des choses, à traverser comme ils peuvent le prisme des idéologies d’époque et la novlangue néolibérale qui les informe. Pas étonnant qu’un Playmobil policier armé avec casque et gilet pare-balles se retrouve à danser une valse viennoise sur le livre de Klemperer, LTI, La langue du IIIe Reich, où est décrite la transformation de la langue allemande par le nazisme (Danse tout seul, 2020).

Enfin, en guise d’échos direct à Parle et Tais-toi, il est amusant de constater que la toute première vidéo (L’engagement des intellectuels, 2015) mise en ligne par le duo est justement un dialogue où Laurent Grappe incite à prendre la parole une Noémi Lefebvre s’y refusant, entre évitement et réticence. Les deux personnages, à la manière de marionnettes, n’ouvrent pas la bouche, mais bougent la tête en mimant les expressions adéquates, tandis que leur dialogue défile en voix off :

« — Pourquoi tu dis rien ? — Chais pas. — Tu devrais dire quelque chose non ? T’as rien à dire ? […] Ben vas-y, parle, dis quelque chose ! — Ca sert à quoi ? — Ben ça sert de parler, surtout si on a des choses à dire ! — J’ai rien à dire. — Siii ! »

Noémi Lefebvre, Parle, suivi de Tais-toi, Verticales, février 2021, 138 pages.

Pour voir les vidéos de Noémi Lefebvre et Laurent Grappe, aller sur la chaîne YouTube Studio Doitsu.


Emmanuelle Pireyre

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